À partir d’un diagnostic du monde mondialisé, Appadurai cherche des moyens de construire une politique du futur.

Nous avions déjà eu à entendre, l’an passé, la position de l’anthropologue Marc Augé sur le monde global (L’anthropologue et le monde global). Voici maintenant celle d’un autre anthropologue. Et, par conséquent, la possibilité d’organiser des confrontations, moins d’ailleurs sur le plan des descriptions mises en avant que sur le plan des ouvertures proposées par chacun. Car, en ce qui regarde le diagnostic, les deux anthropologues s’accordent à parler du capitalisme récent en termes de mondialisation, de postfordisme et de dématérialisation croissante du capital. Ce qui, de toute manière, ne correspond pas à une description particulièrement inédite. Ils la prolongent tous les deux en direction d’une théorie de la culture conçue désormais comme mélange, hétérogénéité, diversité et pluralité. C’est ensuite dans les leçons à en tirer que les divergences sont les plus grandes.

En outre d’un récit concernant l’existence de son père (p. 131 à 139), on retiendra de la carrière d’Arjun Appadurai qu’elle est une carrière de spécialiste des sciences sociales. Il a focalisé, depuis longtemps, son intérêt sur la culture. Il est bien connu pour un livre publié en 1996 (en français en 2005), intitulé : Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation. Mais comme il l’explique dès l’entrée en matière de ce nouvel ouvrage, les critiques ont fondu sur lui, après la publication du premier. À titre de réparation, ainsi qu’il l’indique, il a alors publié, en 2009, Géographie de la colère, un texte portant cette fois sur les mouvements ethnocidaires majeurs des années 1990 et les guerres de civilisation au début du XXIe siècle. Ce troisième opus tente-t-il d’accomplir la synthèse des deux précédents ?

En tout cas, il a pour objet, à partir des engagements de l’auteur (dont son appartenance au réseau mondial de militants pour le droit au logement), les flux globaux du nouvel ordre mondial, vus à travers certains projets (donc ceux conduits par l’auteur), à Mumbai, notamment, et leurs répercussions sur les théories classiques des sciences sociales. Aussi ce livre a-t-il plutôt l’aspect d’un parcours (en trois parties) contribuant à la révision des idées de départ sur la mondialisation, à partir d’une publication de 1986 ; apportant une justification de la théorie de la culture conçue comme contrepoint à l’économie ; ajoutant des réflexions sur une anthropologie de l’avenir à partir des concepts de Max Weber ; le tout suivi par la description de projets conduits autour des bidonvilles de Mumbai.
Le fil conducteur, donc ? Aider à la victoire d’une politique de possibilité sur une politique de probabilité, favoriser l’émergence d’un équilibre entre utopie et désespoir.

La plume d’Appadurai se veut un instrument de diagnostic de la situation mondiale actuelle, simultanément à un diagnostic des apports et impasses des sciences sociales. Elle part du constat selon lequel nos sociétés sont devenues des sociétés du risque (concept élaboré par Ulrich Beck), mais ce risque est trop souvent réduit à des modèles quantifiables, par les chercheurs, au point que la gouvernance mondiale prend le caractère d’une entreprise de gestion du risque. Ce qui n’empêche pas les plus pauvres d’être enveloppés encore plus dans des stratégies de risques, dont peu (de chercheurs) finalement s’occupent. Ce qui définit par conséquent la globalisation/mondialisation, c’est son caractère diacritique, la domination de techniques et de mentalités orientées vers la manipulation ou la résistance au risque, comprises comme la représentation statistique de toutes les incertitudes de la vie.

Afin d’approcher cela, encore faut-il d’abord saisir et comprendre les géographies mouvantes qui se déploient actuellement. Et pour les saisir, l’auteur entreprend un travail anthropologique, qui nous fait revenir sur une perspective largement " oubliée " depuis longtemps, celle de Georg Simmel, et plus précisément sur sa Philosophie de l’argent. Il est vrai que ce dernier souligne que la valeur économique d’une marchandise n’est pas une propriété inhérente de celle-ci, mais un jugement porté sur elle par les sujets. Aussi les objets de valeur sont-ils ceux qui résistent à notre désir de les posséder. C’est donc la demande qui dote l’objet d’une valeur. Mais pourquoi Appadurai estime-t-il nécessaire de procéder par ce biais ? Parce qu’il veut faire remarquer que le monde des choses n’est pas inerte et muet, mais un monde social ; que les choses inscrivent des significations dans leurs formes, dans leurs usages, et dans leurs trajectoires. Aussi éclairent-elles le contexte humain et social. Mais cela ne suffit pas : il veut surtout montrer que les marchandises ne sont pas associées uniquement aux modes capitalistes de production. Il veut poser les bases d’une approche des marchandises plus large que celle de Marx, laquelle prendrait un caractère plus transculturel et historique. La marchandise existe dans de nombreux types de sociétés.
A partir de ce point, plutôt économique, Appadurai développe cinq réflexions : l’une sur l’esprit de la marchandise ; l’autre sur le parcours des marchandises et la médiation de ce processus par le politique ; la troisième porte sur la manière dont la consommation est soumise au contrôle social et à une redéfinition politique ; la suivante porte sur le rapport entre la connaissance et la politique, et la dernière sur la politique en tant que lieu de la médiation entre échange et valeur. Encore convient-il de relever que cette démarche s’organise autour d’une fin : sauver le troc de l’image péjorative dans laquelle il est enfermé, liée à l’exagération et à la réification de l’opposition entre don et marchandise. Cette affaire du troc est prise entre l’ethnocentrisme et la domination. Et pourquoi donc le sauver ? Parce que nous sommes entrés dans une époque où le troc est en augmentation, dans le monde contemporain. " Le troc peut donc être envisagé comme une forme particulière d’échange de marchandises où, pour diverses raisons, l’argent soit ne joue aucun rôle, soit n’a qu’un rôle très indirect (au passage, il faudrait confronter cette pensée aux travaux développés par Alain Caillé). Le troc est bien une affaire sociale à part entière.

L’argumentation d’Appadurai vise à montrer " que les oppositions [habituelles] sont simplificatrices et sans réel fondement ". Ce qui revient par ailleurs à rompre avec le marxisme. Pour exemplifier sa thèse, l’auteur déploie plusieurs exemples : celui des Iles Massim (la Kula), celui des tournois de valeur, la "zone de l’art ", et le commerce des reliques. Ce qui est aussi une manière d’aborder la question des détournements de marchandises d’itinéraires spécifiés, par exemple les objets destinés à un usage esthétique, cérémoniel ou somptuaire, dans telle ou telle communauté.

Si la consommation est éminemment sociale, relationnelle et active, plutôt que privée, atomisée et passive, elle peut rentrer dans le cadre de ce que Jean Baudrillard appelait le " miroir de la production ". Ce que cette perspective nous dit finalement, c’est que l’esprit de l’échange de marchandises n’est pas totalement coupé de l’esprit des autres formes d’échange.
Occasion est ainsi donnée de revenir sur l’objectif de l’ouvrage : définir la condition de l’homme global. Or, en cette étape de l’ouvrage nous pouvons déjà affirmer que cet " homme global ", vu par Appadurai, vit sous la condition de la pluralité des formes sociales, sous leur mélange, sous leurs passages de frontières accélérés, et sous leur dissémination. Les forces de la mondialisation qui structurent la condition globale produisent les conditions d’une montée de l’incertitude sociale à grande échelle. Les corps politiques unifiés se désagrègent. La " condition globale ", c’est la multiplication possible des combinaisons traversées par le profit et le risque. Croissance et volatilité, mais aussi fluidification des échanges, tels sont les qualifications des composantes de cette condition. Enfin, la distorsion entre le légal et l’illégal ne cesse de s’amplifier dans toutes les parties du monde, au point que des réseaux sophistiqués se sont constitués des deux côtés, qui sont désormais incontournables, ne serait-ce que parce qu’ils sont interconnectés. Les systèmes illégaux sont d’ailleurs la source d’alimentation d’un vaste sous-prolétariat urbain constituant une armée de réserve pour les syndicats du crime mondiaux. Et Appadurai de conclure sur ce point que ce qui est décisif pour la compréhension des flux par exemple de cultures : " c’est le rapport entre les formes de circulation et la circulation des formes " (relations, dissensions et porosités). Aussi le XXI° siècle devient-il le théâtre de nouvelles tensions entre les formes culturelles circulant actuellement et les circuits ou réseaux culturels émergents qui façonnent et empruntent ces voies multiples de circulation. La disparité économique croissant, nous voyons des Etats se déclarer en faillite, la corruption se déployer, des politiques économiques multilatérales cyniques prendre toute la place, des dislocations massives, des milices privées remplacer les armées, des seigneurs de la guerre s’imposer, des trafics illégaux alimenter les guerres, mais aussi des trafics de corps, d’organes, de personnes.

Après avoir établi ces points, l’auteur revient sur une question qui traverse bien des discours : le rapport entre le global et le local. Il convient, écrit-il, d’échapper au casse-tête dans lequel beaucoup s’enferment : le global n’est pas le site purement accidentel de la fusion ou de la confusion des éléments globaux en circulation. Il est, écrit l’auteur, le site de la transformation mutuelle de formes circulantes. Au demeurant, le local n’est pas non plus un simple tissu inversé sur lequel s’écrit le global, mais est lui-même le produit d’un effort incessant.

Compte tenu de sa formation culturelle, il n’est pas étonnant qu’Appadurai s’attaque aussi à quelques questions plus spécifiquement liées au contexte indien. Un article ou chapitre de l’ouvrage est effectivement consacré à Gandhi. Il veut contribuer à une étude de l’articulation de la violence et de la non-violence dans sa politique. Appadurai soutient alors que les idées et les pratiques de la non-violence de Gandhi ont une double généalogie. La première (très indienne) s’appuie sur les traditions ascétiques et les pouvoirs particuliers associés à la maitrise des appétits corporels. La seconde s’appuie sur les idées indiennes de royauté, de sacrifice et de prouesses martiales. Ceci doit s’entendre par différence avec les interprétations habituelles qui placent cette non-violence sous l’égide d’une synthèse entre l’Inde et l’Occident. Or, la non-violence est bien une action (au sens de Hannah Arendt), l’abstention de l’action étant en soi une forme d’action, et elle a un lien direct avec l’intérêt de Gandhi pour l’évitement, l’abstention et l’abstinence (à relier au Bhagavad Gita). L’éthique en question se fonde sur une distinction entre les effets, les résultats, les conséquences et les récompenses. De ce point de vue, Gandhi est attaché aux résultats de sa tactique de non-violence, qui se définissent comme volonté d’empêcher les Britanniques d’imposer leur loi. Il fait ainsi appel aux vertus du détachement corporel et de l’abstention, vertus comportant la capacité de résister à la douleur corporelle infligée par l’armée britannique. La douleur, commente Appadurai, dans cette éthique, est un effet de la résistance, mais la victoire morale sur les Anglais en est le résultat. Ceci, enfin, est à relier à la question royale citée ci-dessus, et plus précisément à la trilogie : le brahmane, l’ascète et le roi. Au passage, l’étude fait un détour par les travaux de Louis Dumont, dont on sait qu’elles ont relancé, à leur époque, de nombreuses questions.

Au cœur de cette conception de la condition de l’homme global se trouve évidemment la question de l’Etat et des Etats-nation. Passons sur les rappels devenus banals (la perspective westphalienne), dont le lecteur trouvera un autre récit de la disparition dans le dernier livre de Pierre Nora, adapté à la France : paramètres de la nation mis en question, identités fabriquées fragilisées, effacement des paysans, disparition des Eglises, tout cela provocant un traumatisme intérieur, devant l’instauration d’un nouveau type de civilisation, et une dissolution par le haut (Europe) et par le bas (décentralisation). Insistons sur l’approche d’Appadurai, pointant la place de l’incertitude sociale dans la vie sociale. Incertitude dont on sait qu’elle suscite des projets de " nettoyage ethnique " ou des projets de traques diverses, à l’heure même où les déplacements des groupes ethniques ne se comptent plus, leurs mélanges non plus, et aussi la confrontation des styles culturels. Ces conditions nouvelles déstabilisent évidemment les principes de l’Etat-nation – l’idée d’un territoire souverain, l’idée d’une population contenue et comptable, l’idée d’un recensement fiable et l’idée de catégories stables et transparentes. La mondialisation a exacerbé les incertitudes. Et nous observons le basculement de certains Etats démocratiques dans l’ethnonationalisme, reconstituant des politiques du bouc émissaire et du sacrifice (Appadurai s’inspire ici de René Girard). Mais plus encore, nous observons une montée de la violence sociale qui passe souvent les limites de l’imaginable, qui semble poussée par une rage excédant tout calcul ou toute gestion politique.

La deuxième partie de l’ouvrage est plus poignante. Elle nous conduit d’emblée vers Mumbai, au milieu des pauvres urbains, vivant dans des mégalopoles surpeuplées. L’étude proposée n’est pas une étude des politiques publiques, mais une étude de la pauvreté urbaine, à l’heure de la mondialisation. Mais pour réaliser cette étude, il fallait d’abord redéfinir la pauvreté, puisque la conception qu’on s’en fait ou du moins les mots qu’on utilise pour la parler constituent déjà le symptôme d’une position politique. En général, tout est fait pour rendre la pauvreté invisible, y compris aux yeux de la loi, délestée de quantité de droits et placée dans un statut comparable à celui des réfugiés. Appadurai se lance alors dans l’examen d’une idéologie antipauvre (à partir de l’Inde), qui revient à une idéologie quasi raciste.

Quant à Mumbai même, cette ville qui est devenue l’un des sites du capitalisme prédateur mondial, elle est caractérisée par des histoires et des temporalités disjoints et pourtant adjacentes. La complexité et le chevauchement des catégories de population (riches, pauvres, réfugiés, exilés, déplacés) rendent la compréhension de la population délicate. Les populations urbaines localement dévastées par des campagnes de démolition de bidonvilles (et l’auteur explique fort bien ce qu’une politique municipale de ce type signifie) côtoient les populations déplacées par des projets écologiques, par la guerre civile ou d’autres conflits nationaux, et s’y joignent les réfugiés et immigrants clandestins, si on n’y ajoute pas les victimes de trafics sexuels, de trafics d’êtres humaines, et des nouvelles formes d’esclavage économique. Ayant collaboré longtemps avec le Shack/Slum Dewellers International (ONG ancrée dans les aspirations des femmes des taudis de l’Inde), l’auteur n’est reste pas à ces descriptions. Il montre comment des communautés de taudis fragmentées et désarmées peuvent être conduites à échanger des expériences locales et à créer des stratégies d’apprentissages transnationales. Ainsi des groupes entiers se sont opposés aux démolitions par expulsion des taudis, et ont réussi à encourager la capacité des communautés locales à se financer elles-mêmes et à élargir leurs propres compétences dans la construction et la conception de logements, afin de faire pression contre la montée des prix de l’immobilier urbain. Enfin, ces communautés ont réussi à assurer un droit au logement des pauvres urbains dans des villes de ce type. Réseaux locaux et globaux, issus des communautés locales, dessinent ainsi des stratégies pertinentes pour la politique d’espoir dans les façons dont ces communautés combattent les politiques de catastrophe.

Reprenant l’exemple de Mumbai, Appadurai approfondit son analyse, cette fois, à travers l’histoire de l’Alliance, un groupe d’ONG dont l’objet est, depuis 1987, de gérer les problèmes de la pauvreté à Mumbai : avec une organisation de femmes pauvres qui s’occupe en particulier des schémas d’épargne auto-organisés au niveau local chez les très pauvres. Ce qui l’intéresse, plus particulièrement, dans cet exemple, c’est de saisir les nouvelles géographies de gouvernementalité dans les situations de mondialisation. Ces nouvelles géographies sont perceptibles dans les rapports entre cités et citoyenneté, là où de riches " cités-mondes " opèrent comme des cités-Etats dans une économie globale en réseau, et où les villes les plus pauvres cherchent de nouveaux moyens d’accéder à l’espace et à la parole. Dans ce cadre, nous assistons il est vrai à la privatisation d’éléments de l’Etat, par appropriation des instruments de violence, par exemple, par des groupes non étatiques. Dans d’autres cas, ce sont des agences multilatérales qui montent en puissance dans les économies nationales. Dans d’autres cas encore, ce sont des ONG qui réussissent à imposer leurs vues (il faut absolument lire le passage de l’ouvrage consacré aux " festivals de toilettes " organisés en Inde). Quoi qu’il en soit, nous assistons à une transformation considérable de la nature de la gouvernance globale, à travers la multiplication des ONG de tous types depuis 1945. Tous ces développements ont donné un puissant élan aux revendications démocratiques des acteurs non étatiques partout dans le monde. Sans doute une des formes possibles d’une politique de la reconnaissance (au sens de Charles Taylor, dont la conception de la culture en lien avec le multiculturalisme est reprise et développée au chapitre IX).

Il n’échappe pas que ces considérations reviennent aussi à interroger la culture et à se demander en quoi la culture compte-t-elle dans tout ce qui vient d’être énoncé. Appadurai reprend bien sûr la question : " demandons-nous en quoi la culture compte pour le développement et pour la réduction de la pauvreté ? " Réponse : c’est dans la culture que les idées sur le futur, toute autant que les idées concernant le passé, sont intégrées et nourries. Comment alors renforcer la culture ? La culture, en ce sens, n’est pas orientée vers le passé, elle ne renvoie pas à la recherche d’une quelconque identité. Ce qui intéresse Appadurai dans cette question de la culture, c’est le mode sous lequel elle peut donner des gages d’ouverture vers un futur. Il ne s’intéresse donc pas aux normes, aux valeurs, ou aux croyances dans la culture, mais à la manière dont se modèlent les horizons collectifs et comment ils constituent la base d’aspirations collectives. Cette notion d’aspiration est évidemment centrale dans un livre sur la condition de l’homme global si l’on ne veut pas en rester à des constats. Elle fait d’ailleurs l’objet d’une exemplification, dans le cas de la situation de Mumbai : encouragement à consigner, encouragement à des exercices d’enseignement et d’apprentissage, encouragement à parler et à cultiver la parole...

Le début de la troisième partie de l’ouvrage confronte les penseurs majeurs de la société : Max Weber, Karl Marx, ... Moins d’ailleurs pour le plaisir de les opposer que pour les ramener à un monde qui, sans doute, n’existe plus, à leur situation de fils de leur temps. Autrement dit, il importe désormais de faire un effort théorique pour les dépasser. Tout cela, écrit-il joliment, soulève la question de savoir si c’est le monde qui a raté la théorie ou si c’est la théorie qui a raté le monde. Ceci s’appliquant à nos habitudes acquises concernant la dénomination de " moderne " ou de " modernité ". L’auteur nous propulse dans un parcours rapide des injonctions des Lumières, en montrant comment la théorie du moderne comportait non seulement des failles, mais aussi des contradictions internes. Devenues idéologies dominantes du présent politique de l’Europe, l’idée des Lumières et son cosmopolitisme ne furent rien d’autre qu’un mode de l’ethnocentrisme. Si elles ont eu des mérites, elles ne sont plus fiables. Et la vie sociale qu’elles ont dessinée demeure une vie d’aveugles mesurée à l’aune du monde global contemporain.

Les deux derniers chapitres de l’ouvrage orientent vers une conclusion, qui tente d’être positive. En dehors des diagnostics et constats, il faut entendre dans cet ouvrage un appel à la culture du future et à la connaissance. Il faut désormais que chacun puisse entrer dans le jeu du savoir et de la culture, en se dotant d’une perspective ouverte sur un futur à faire advenir. La recherche et le savoir ne doivent pas demeurer confinés à l’université et aux élites professionnelles. Et Appadurai de raconter les aventures d’une petite organisation (crée avec d’autres personnes, dont son épouse), PUKAR, dotée d’un objectif de ce type : favoriser la recherche action, sur le terrain, et organiser des structures destinées à des jeunes, afin qu’ils puissent s’intéresser à l’avenir de leur ville et à leur avenir dans la ville. Il déploie un propos dans lequel nombre d’organisations en Europe peuvent puiser des idées de mutation des savoirs vers les pauvres.

Pour conclure, laissons la parole à l’auteur : " Nous avons besoin de construire une compréhension du futur par l’étude des interactions entre les trois préoccupations humaines qui modèlent le futur comme un fait culturel : l’imagination, l’anticipation, l’aspiration ". Il en appelle aux sciences sociales pour qu’elles entrent en mutation et ne se contentent plus de sanctionner uniquement ce qui est. L’enjeu : renégocier désormais les parcours des uns et des autres vers la dignité, la reconnaissance et les cartes politiques du futur