Les héros de ce qu’on a coutume d’appeler la Beat Generation sont à présent bien connus en France. Ils sont célébrés tant dans le champ de l’édition que dans celui des musées. Ainsi, Gallimard réédite régulièrement des textes de Jack Kerouac et les éditions Christian Bourgois continuent d’éditer et rééditer des ouvrages de William Burroughs. Quant à Allen Ginsberg, il fait en ce moment l’objet d’une exposition au centre Pompidou (Metz), et la publication de l’intégralité de ses recueils poétiques (si ce n’est Howl et Kaddish, qui font l’objet d’une édition particulière), ont permis au lecteur de découvrir d’autres facettes du poète, plus intimes, même si l’auteur de Howl reste toujours animé par l’esprit de révolte qui marque l’ensemble de son œuvre. Un documentaire a été consacré aux trois hommes sur France 5 en octobre 2013.

Mais, à force de s’attarder sur les trois figures tutélaires du mouvement, on en viendrait presque à oublier que la Beat Generation recoupe une réalité beaucoup plus large, plus complexe et parfois difficile à définir, comme le rappelle Yves Buin dans le second article qui ouvre le dossier “Beat Generation” de cette excellente vingt-cinquième livraison du Cahier critique de poésie. Ainsi, Yves Buin, tout en dressant une histoire de la terminologie Beat, évoque la difficulté à définir véritablement ce qu’est la Beat Generation. Il rappelle ainsi que seuls Kerouac et Ginsberg semblent s’être clairement revendiqués du terme même.

D’autre part, en dehors des trois figures évoquées plus haut, la Beat Generation se développe au sein d’une constellation beaucoup plus large de poètes, d’écrivains, de musiciens et de voyageurs. Un des grands mérites de ce Cahier critique de poésie est d’inscrire le cheminement des trois écrivains dans un réseau bien plus large et de rappeler la dimension éminemment collective de la Beat Generation. Ainsi, on lit avec un intérêt particulier les articles évoquant Brion Gysin, figure discrète du mouvement et co-inventeur du cut-up, ami inséparable de William Burroughs, comme le rappelle Bernard Heidsieck et Gérard-Georges Lemaire. L’article que Jean-François Bory consacre à Lawrence Ferlinghetti rappelle l’importance du poète et éditeur du Howl de Ginsberg.

Le second aspect qui doit retenir notre attention est le soin accordé aux dimensions non littéraires du mouvement : Michel Bulteau évoque ainsi les liens entre le Jazz et Jack Kerouac, centraux dans la genèse d’une nouvelle écriture poétique. L’accent mis sur les voyages et les rencontres amicales sont une part constituante du mouvement qui est largement évoquée dans ce dossier : se dessine ainsi une véritable géographie beat, où l’on suit les écrivains et poètes dans leurs pérégrinations “géopoétiques” (pour reprendre un terme de Kenneth White) qui passent par l’Amérique, le Maroc et Paris, entre autres destinations.

Mais le mérite principal de ce dossier, à notre sens, est de permettre de saisir la réception de la Beat Generation en France, autant du point de vue de l’histoire littéraire que de la création poétique. Il était particulièrement judicieux d’ouvrir ce Cahier par une “Enquête sur le colloque de Tanger”, une des premières manifestations publiques françaises qui regroupa à Genève, en 1975, sous l’impulsion de François Lagarde et Gérard Georges Lemaire, Gysin et Burroughs. Ce colloque marqua une date autant dans l’histoire de la Beat Generation que dans son historiographie. D’autre part, en donnant la parole à Michel Bulteau ou Bernard Heidsieck, ce Cahier permet de saisir ce qu’a été dans les années 1960 et 1970, pour une génération de jeunes poètes français, le choc de la découverte de la Beat Generation, et comment ces lectures ont directement influencé les propres créations poétiques de ses auteurs.

Le seul regret que nous pourrions formuler serait d’ordre quantitatif : on aurait souhaité que le dossier se prolonge encore, et que soient évoquées des figures moins connues tels que Bob Kaufman, Gregory Corso, Gary Snyder, ou encore qu’il fasse une place au Manifeste électrique aux paupières de jupes, où apparaît poétiquement ce qu’a été la découverte, dans un même élan, du rock, de la poésie beat et du surréalisme, pour des poètes français. Mais il s’agirait alors d’un autre travail