Le soleil sur les ruines de Tipasa célébré par Camus ne saurait se confondre avec celui de Platon, allégorie du Bien absolu dans La République, car le culte des abstractions de la pensée politique n’a pas droit de cité dans l’œuvre de l’écrivain consacré, avouant humblement dans ses Carnets en 1959, "que ce n’est pas moi mais la plume qui pense".
En ce sens, soutenir effrontément qu’une pensée politique semble difficile à discerner chez Camus ne saurait constituer une impertinence manifeste, mais le meilleur moyen de rendre hommage et justice "à la plume qui pense".
Notre approche se situe donc d’emblée à rebours des critiques de tous bords qui, de Francis Jeanson à Philippe Muray , et avec une constance remarquable, ont violemment pointé la vacuité ou l’inconsistance de la pensée de Camus dans ce domaine, le reléguant à un vague humanitarisme approprié à la Croix-Rouge ou à Médecins Sans Frontières.
Or à l’aune des idéologies maquillant des meurtres de masse, le minimalisme camusien ne pourrait-il pas changer complètement de sens, comme l’image tenace de "moraliste" associée à sa réflexion et ses écrits sur l’actualité politique, étant plutôt le signe d’une défiance lucide, d’un désir de liberté chevillé au corps, d’amour des vivants et de fidélité aux morts ?
Il est vrai que l’on trouve chez Camus un concentré des "valeurs", notion qu’il propage avec insistance dans sa réflexion sur le totalitarisme de L’Homme révolté (1951) , qui lui vaut de représenter aujourd’hui encore, voire, plus que jamais, le prototype de la "bonne conscience de gauche" la plus répandue. Car c’est une longue liste de valeurs qu’il convient de citer et qui s’agrègent en une nébuleuse cohérente : "liberté", "vérité", "fraternité", "solidarité", "justice sociale", "responsabilité" et "démocratie", auxquelles il faut ajouter la généreuse notion d’un "droit au bonheur", et par-dessus tout, le "droit à la vie" qui, pour Camus, doit représenter la finalité supérieure du politique. Ces deux derniers items pourraient mettre en évidence l’accord de Camus avec l’idée de droits fondamentaux surplombant les constitutions et justifiant des revendications universelles, ce qui inscrirait sa conception dans l’optique de la "révolution des droits de l’homme" sur laquelle les années 80 se sont longuement interrogées et qui a reconfiguré les clivages politiques en France. C’est en partie la raison de sa redécouverte par les intellectuels au cours de cette décennie. Mais, en même temps, il s’agirait d’une interprétation trop formaliste, car le bonheur, la vie requièrent surtout de la "chaleur humaine", note le penseur charnel.
L’axiologie de Camus semble en tous les cas donner à sa pensée politique la tonalité insolite et dérangeante du cri plutôt que de la longue démonstration, le cri étant la version vertueuse du slogan : "sauver des vies" , "sauver l’Algérie de la haine" , "sauver l’Europe" et jusqu’à l’énigmatique : "sauver les corps" dans l’essai Ni victimes, ni bourreaux, publié dans Combat en 1946. Or ces "valeurs" d’encre et de papier paraissent dérisoires et bien chétives contre les "trois fléaux" du vingtième siècle : "servitude, mensonge et terreur", dont Camus retrace avec acuité la genèse idéologique dans L’Homme révolté. Et surtout, suffisent-elles à définir et à articuler une pensée politique ?
Est-ce de la seule générosité du soleil méditerranéen que Camus a tiré sa capacité de résistance et de discernement devant les terrifiantes machines de mort mises au point par les totalitarismes nazi et stalinien ? L’hypothèse confine au mythe personnel et à l’archétype inconscient, mais quelque chose d’un élan vital primordial semble nourrir ses analyses, comme nous avons déjà pu le repérer.
Dans le court vingtième siècle contracté entre deux guerres mondiales, "le siècle de la peur", affirme Camus dans Combat, on assiste à une perversion de la politique en messianismes séculiers, détournant la croyance en un paradis terrestre, programmant la conquête du monde par la race pure, et s’adonnant dans ce but à une mystique du chef, comme l’a montré Ernst Cassirer dans Mythe de l’État à propos du national-socialisme. Une logomachie de la vie et de la mort promues au rang d’idées essentielles envahit les discours de propagande. Dans un texte de Combat, Camus désigne les "idéologies" comme causes univoques de la terreur politique : "Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter, torturer" sans pouvoir arrêter le cycle des mensonges et des violences, "parce qu’on ne persuade pas une abstraction, c’est-à-dire le représentant d’une idéologie."
La "pensée de midi" qui parachève L’Homme révolté, son essai politique le plus abouti, consomme ainsi la grande rupture de Camus avec le marxisme en tant que système d’interprétation et prophétie politique et lui inspire également l’analyse convaincante de la "révolution nihiliste" à laquelle la "religion hitlérienne" est assimilée. On a rarement observé que l’ouvrage développe ainsi une véritable critique de la raison politique – Camus n’aurait pas osé l’intituler ainsi, sous l’angle spécifique des "religions séculières", de l’historicisme révolutionnaire et de la raison d’État triomphante, c’est-à-dire des "ravages de la raison irrationnelle qui est la seule valeur que l’on puisse trouver dans l’histoire" . Une spéculation sur les fondements de la cité idéale n’était donc la priorité du moment dans l’esprit de Camus confronté à l’abyssale question de la "raison irrationnelle". Ne serait-ce que pour ce remarquable oxymore désignant l’essence du totalitarisme, il convient de créditer son auteur d’une "pensée politique" authentique.
Le vingtième siècle est celui de la peur, mais d’une peur panique, car la confiance en l’homme a perdu ses bases : la raison, le dialogue, l’humanité se sont effacés pendant de longues années. Pire encore, les tortionnaires se réclament de l’humanisme et de la civilisation, note Camus : "La terre de l’humanisme est devenue cette Europe, terre inhumaine" . Étayant ces considérations plus philosophiques, Camus met en évidence une "crise de l’homme" notamment à travers des exemples et des dilemmes insoutenables qui figurent dans le texte de conférences données aux États-Unis en 1946 . Il relate le drame suivant, entre autres récits de torture : "En Grèce, un officier allemand se prépare à fusiller trois frères, comme otages. La mère se jette à genoux, supplie l’officier d’épargner ses enfants. L’officier accepte de n’en fusiller que deux à condition que la mère choisisse celui qui ne le sera pas. Celle-ci est paralysée, mais quand ses fils sont mis en joue, hagarde, elle désigne l’aîné (chargé de famille), de ce fait condamnant les deux autres."
Ce n’est pas tant le procès de la raison pratique qu’intente Camus par cet exemple, que la dénaturation de l’être humain et de sa liberté prise au piège d’un choix absurde. Mais la suite du propos retranscrit par Michel Vinaver est plus angoissante encore : "Une jeune fille à qui Camus racontait ces 4 histoires s’écrie, impatientée : "Ecoutez, il y a en a trop de ces histoires, après tout, ils n’ont pas tous été torturés !"" . Dans la même veine, la lucidité de Camus nous glace d’effroi lorsqu’il relate sobrement le fait moral et politique sans doute le plus marquant et le moins audible de l’après-guerre, dans L’Homme révolté : "les victimes viennent d’entrer dans le temps de leur disgrâce : elles ennuient."
Le diagnostic radical de "crise de l’homme" a de quoi faire vaciller même un écrivain qui ne se revendique ni philosophe, ni chrétien, ni marxiste et qui a exploré le domaine de l’absurde de la condition humaine dans ses romans. Mais il est exclu de constater chez Camus ce "refus de penser" dont il fait le ressort du totalitarisme nazi et qu’il impute sans hésiter à l’ensemble du peuple allemand, avant qu’Arendt ne développe le thème de la banalité du mal. Au contraire, l’écrivain s’impose le devoir obstiné de relater "la tragédie collective" que traverse son époque à travers le vif-argent des événements, car la pensée est essentiellement, selon lui, exercice et mise en pratique de la responsabilité morale. De ce point de vue, le meilleur et le plus probant de la réflexion politique de Camus se trouve dans la zone grise constituée des "essais", articles et éditoriaux des années intenses à la tête de Combat, de 1944 à 1949, auxquels nous nous sommes déjà beaucoup référées.
Pour tenter néanmoins d’appréhender le sens éventuel du mot "politique" pour Camus, nous nous réfèrerons d’abord à deux citations éclairantes empruntées à des intellectuels contemporains de l’auteur, embarqués dans le même monde, confrontés aux mêmes problématiques : l’une de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), collaborateur des Temps modernes, phénoménologue marxisant, fustigeant la politique des philosophes "c’est-à-dire celle que personne ne fait", dans la préface de Signes (1960) ; l’autre, d’Emmanuel Mounier (1905-1950), fondateur du personnalisme chrétien et de la revue Esprit en 1932, se donnant pour règle une ambitieuse conception de l’engagement comme seul accès possible à la vérité des faits historiques : "l’événement sera notre maître intérieur" .
Cependant, Camus s’est bien gardé de rivaliser avec les philosophes de plus grande envergure (comme Aron ou Sartre également), maîtres en dialectique dans tous les sens du terme, qui n’auraient pas manqué de le renvoyer à son illégitimité d’écrivain, s’il s’était aventuré sur le territoire du concept. Ce qui se produisit cruellement avec Sartre et son aréopage à l’occasion de la publication de L’Homme révolté annoncé par Camus comme le pendant "idéologique" de La Peste et Des Justes. L’analyse lucide des totalitarismes n’a pas permis de faire éclater le déni de la révélation des camps staliniens soutenu par le co-fondateur des Temps modernes qui a préféré préserver le mythe soviétique. Camus a donc rejoint le sort des interprétations plus élaborées du phénomène totalitaire que l’on trouvait dans les écrits de Mounier et qui n’ont pas recueilli l’écho qu’elles méritaient.
Camus se situe donc à l’intersection d’un rejet certain de l’esprit de système et des logiques d’orthodoxie dont les hommes ont trop souffert selon lui, et d’une énergétique de l’engagement requise pour infléchir les événements fallacieusement présentés en fatalité inexorable. Ainsi, "la démocratie, la vraie, nous avons à la faire" écrit-il avec enthousiasme dans Combat le 2 septembre 1944.
Nous pourrions égrener de nombreux exemples (massacres en Algérie et en Espagne, fin des démocraties européennes, guerre mondiale, révélation des camps nazis et staliniens, bombe atomique, crises des décolonisations, etc.) afin de montrer que les analyses de Camus tendent toujours à réintégrer le tragique des crises historiques dans l’ordre humain de la liberté : telle est d’ailleurs leur dimension spécifiquement politique, car en reconstituant leur intelligibilité, Camus prouve qu’elles ont toujours présenté une prise à l’intervention de la volonté. Ce qui accroît considérablement la responsabilité des politiques et des citoyens le cas échéant. C’est donc une forme d’optimisme tacite et pratique qu’il semble avoir partagé et qu’il a tenté de réaliser à travers la trame significative de ses propres prises de position. Sa "pensée politique" indiscernable se tient certainement à la fine pointe de ses engagements d’écrivain et de journaliste, et l’inscription historique foncière de toute politique et de tout événement retentit donc nécessairement dans les analyses de Combat, mais sans jamais les réduire à un commentaire stérile, puisque Camus recherche toujours la vérité des faits, comme l’éthique du journaliste le lui impose. Telle est la raison pour laquelle les articles et éditoriaux de Combat restent passionnants à lire.
Dans une époque tragique et troublée, Camus a "cru" en la politique au moins à deux intenses et brefs moments, dans sa jeunesse en Algérie en 1935, où il s’affilie au parti communiste algérien pour le quitter deux ans plus tard, et après la Seconde guerre, où la perspective d’une Europe socialiste et d’une organisation internationale en faveur de la paix parviennent à l’exalter. La justice internationale est aussi à l’ordre du jour. L’idée d’une citoyenneté mondiale semble également le convaincre et l’attirer.
Pour ne nous référer qu’à la dernière période, celle de la Libération et de l’immédiat après-guerre, l’optimisme se conjugue néanmoins à une peur encore plus grande que la terreur précédemment évoquée, et qui déchire l’esprit de Camus. En effet, confronté au bilan des meurtres de masse de la modernité, Camus relie l’histoire européenne qui vient de s’achever par des millions de victimes à l’histoire mondiale qui se dessine sous l’angle inédit de l’apocalypse atomique. La nouvelle menace de destruction totale de l’humanité par la bombe atomique l’étreint à tel point qu’il croit une troisième guerre imminente. Camus s’évertue donc à appeler les nouveaux dirigeants à leur responsabilité afin de recréer la paix et l’espoir. Une Europe socialiste représente pour lui et d’autres intellectuels, la perspective la plus solide à l’époque de la guerre froide. Tel est le sens du manifeste marquant auquel il participe et qui paraît dans la revue Esprit en 1947.
Faut-il alors scruter le rapport de Camus à la politique afin de trouver la clé de ce qui nous est d’abord apparu comme une sorte de rejet des abstractions et des idéaux de la raison pure ? Plusieurs arguments peuvent être alors avancés pour comprendre la complexion camusienne. D’une part, Camus semble n’avoir jamais guéri de la méfiance radicale nourrie de l’observation des animaux politiques enragés qui ont entraîné les peuples dans la catastrophe de la guerre. De façon très explicite, les éditoriaux de Combat révèlent à quel point la politique a pu être pour lui l’objet d’un grand dégoût. Il dénonce ainsi le retour des hommes de la Troisième République, ceux-là mêmes qui ont démissionné devant Hitler et qui tentent néanmoins de refaire surface sur la scène publique nationale. En règle générale, Camus ne tenait pas la classe politique en grande estime, n’hésitant pas à l’accuser de trahison avec des accents proches de Charles Péguy. Enfin, il tient définitivement en abomination le réalisme politique qui est la doctrine certainement le mieux partagée de ce milieu.
Pourtant, Camus se déclare socialiste, mais socialiste exigeant, à une époque, l’après-guerre, "où tout le monde en France est socialiste" , comme on le lit dans une presse ironique. Il milite en effet en faveur de la justice sociale, condition primordiale de l’émancipation des ouvriers à laquelle il attache la plus grande importance, et de la liberté individuelle qu’il entend faire prévaloir comme la finalité même du politique. C’est un socialiste libéral défini comme le fruit "d’une tradition collectiviste française qui a toujours laissé sa place à la liberté de la personne et qui n’a rien emprunté au matérialisme philosophique" . Socialiste en économie, libéral en politique, pourrait-on résumer. Si l’on cite souvent pour confirmer ce beau programme, le propos de 1946 dans Ni victimes, ni bourreaux qui aborde le problème de l’utopie et la ré-axe vers la réalité incarnée des êtres humains : "il s’agit, en somme, de définir les conditions d’une pensée politique modeste, c’est-à-dire délivrée de tout messianisme, et débarrassée de la nostalgie du paradis terrestre" , nous lui préférons une définition plus concise, proche de la fulgurance : la politique "est l’adresse directe de l’homme à d’autres hommes. Elle est un accent"