Cette étude s’attache à définir la poésie à travers sa volonté à “changer la vie” et “transformer le monde”.

Alors qu’il a jeté au bûcher la plupart des romans de chevalerie, le curé de Don Quichotte s’apprête à épargner les livres de poésie. “Ah, monsieur le curé, s’exclama la nièce, vous feriez bien mieux de les condamner au feu comme les autres ! Imaginez que mon oncle, une fois guéri de sa maladie chevaleresque, se mette à les lire, et qu’il lui prenne l’envie de devenir berger, et de passer son temps dans les prés et les bois à chanter et à jouer du luth ; ou pis encore, qu’il décide de devenir poète, ce qui, paraît-il, est un mal incurable et contagieux”   .

S’il moque évidemment une partie de la création poétique de son temps comme la répétition des mêmes clichés de la poésie pastorale, Cervantès décrit plus encore ici, et avec humour, comment la littérature “habite”, à la manière d’un virus, le pauvre fou qui voudrait la lire ou “pis encore” la faire. Ironiquement, le romancier inventait un homme pour qui les mots écrits recouvraient le monde et, de fait, pour qui les mots constituaient de véritables actes – des gestes précisément. Il semblait toucher ainsi un des rêves de l’écriture et plus particulièrement de la poésie : celui de la performativité ; c’est-à-dire de la capacité du genre à vivre hors du livre, à rejoindre la vie et d’offrir la possibilité non pas à l’auteur de faire vivre la fiction, mais à la fiction d’informer la vie.

C’est bien de cette capacité de la poésie à “esquisser les contours de formes de vie alternatives”   dont il est question dans Poéthique. Une autothéorie. “L’engagement poétique dont il est ici question, écrit Jean-Claude Pinson, ne saurait être seulement littéraire. L’affaire n’est pas esthétique, elle d’abord existentielle, éthique, poéthique  .

S’il n’est pas évident de définir le principe premier d’une “éthique” – le sens du mot changeant selon les traditions –, le poète ne s’embarrasse pas ici d’une méthodologie visant à définir précisément ou à problématiser ce qu’il entend par “éthique”   . S’appuyant sur les recherches du dernier Foucault, celui de L’Herméneutique du sujet ou du Courage de la vérité   , il s’attache à définir l’éthique à partir de son étymologie (êthos) qui désigne, en grec, la “manière d’être”. L’auteur invite donc à penser la poésie comme une manière d’“habiter” le monde ; “elle a une vertu ‘éthopoiétique’”, écrit Pinson, c’est-à-dire “une capacité à former l’ethos, le séjour, d’un sujet”   . La “poéthique” n’est donc pas (seulement) la tentative de penser une éthique de l’écriture mais de relever en quoi la poésie consiste en une pratique singulière : celle de l’élaboration de soi-même.

Cette idée n’est pas nouvelle pour Jean-Claude Pinson qui poursuit ici une réflexion entamée depuis les années 1990 – notamment à travers des essais comme Habiter en poète (1995), Sentimentale et Naïve (2002) et À Piatigorsk (2008). Poéthique. Une autothéorie recueille ainsi de nombreux articles parus durant ces dix dernières années sans constituer pour autant une synthèse de la question. En effet, c’est comme “pot-pourri” obéissant à la logique de la “variation”   que se présente l’ouvrage. Il ne s’agit donc pas pour l’auteur de constituer un “programme” ou une “théorie d’ensemble” mais de faire appel à des exemples. Exemples multiples qu’il tire de sa lecture de poètes qui lui sont déjà familiers : on retrouve ainsi des études entre autres sur Yves Bonnefoy, Michel Deguy, Dominique Fourcade, James Sacré ou encore Jude Stéfan. Mais exemples, également, tirés de sa propre pratique – en livrant des récits dans la troisième partie de l’ouvrage intitulé “J’habite ici”   . Enfin, les études qu’il livre sur la question de la poésie et de ses rapports au mensonge, à la vérité, à la modernité, à la pensée, au roman ou à la musique participent d’un effort théorique commencé il y a donc une vingtaine d’années.

Nous nous attarderons par ailleurs peu sur celles-ci qui reprennent à leur compte une critique (ou une rengaine) bien connue aujourd’hui contre les avant-gardes. Toutefois, bien moins polémique que les précédents, cet ouvrage tente un rapprochement prudent avec les divers aspects du contemporain. Mais la richesse de ce livre, comme de la pensée de Jean-Claude de Pinson, n’est pas dans ses panoramas de la création poétique mais dans sa volonté de définir la poésie à partir de la multiplicité de ses usages.

S’il s’agit de dégager la poésie d’une approche strictement littéraire – c’est-à-dire à la considérer uniquement comme un genre des belles-lettres –, pour la penser dans son inquiétude existentielle et philosophique, il ne s’agit pas pour autant de la dégager totalement du livre et donc de l’acte de création. “L’ambition est aussi de penser et d’expérimenter, quelque incertaine qu’elle soit, l’éventuelle vertu ‘pratique’ de la poésie : à quoi peut-elle encore être bonne, au-delà du plaisir esthétique que le poème peut procurer ? Quelle est sa façon singulière, spécifique, de suggérer des formes de vie expérimentables hic et nunc et capables de donner une autre qualité (une autre intensité, une autre vitesse) à l’existence ?”   De fait, “changer la vie” consiste d’abord pour le poète à “trouver sa langue” dans la méfiance des langages préconstitués. Le “poèthe” ne profère donc pas une parole dont le message est porteur d’une “vérité”, mais rend présent une parole dans sa sincérité. “Cherchant la justesse de la voix, le poète cherche à ajuster la vie, à lui transmettre aussi la ‘gaieté’ de son chant sa gaya scienza 

Jean-Claude Pinson s’attache donc à décrire une vie avec la poésie dans laquelle la poésie participe à l’appréhension du monde, quand la philosophie s’attacherait davantage à sa compréhension. Le lyrisme que défend Pinson n’est donc pas, bien entendu, celui de l’exacerbation de soi, il est celui d’une “poéthique” écrite au “Neutre” – à condition d’entendre ce que Roland Barthes pouvait en dire : le Neutre n’est pas un “vouloir-saisir”, mais un “vouloir-vivre”   .

Plus intéressant peut-être est le symptôme que constitue un tel ouvrage quant à la conception de la “modernité” en poésie. L’auteur semble lui-même en être conscient lorsqu’il écrit : “Changeant d’époque, nous sommes passés de l’âge du prolétariat à l’âge de ce que j’appelle le ‘poétariat’ – du moderne de l’un au postmoderne de l’autre”   Depuis le début des années 1980, le domaine de l’esthétique – et notamment dans la question de son rapport au politique –, semble être passé en effet d’un paradigme à l’autre : de la posture révolutionnaire et théorique des avant-gardes à son rejet et au réinvestissement de la notion d’éthique. En effet, les rapports entre éthique, esthétique et politique se sont resserrés à partir de ces années au point que Jacques Rancière note un “tournant éthique de l’esthétique et de la politique” – dont on peut noter qu’il constitue un contre-pied au regard des avant-gardes politisées littéraires et artistiques des années 1960-1970 telles que Change, Tel Quel ou TXT dont parle Jean-Claude Pinson. En d’autres termes, c’est la question de la relation entre arts et émancipation qui se voit rejoué “par-delà les avant-gardes”.

Mai 68 marque ainsi un tournant : ce passage “de l’âge du prolétariat vers celui du ‘poétaria’”   participe d’une confusion de la “hiérarchie” des gestes artistiques. Il renverse, nous dit Pinson, une vision totalisante de la dynamique du groupe d’avant-garde (suivant un “modèle aristocratique”) pour une tendre vers une prise de conscience individuelle de la possibilité d’aspirer à “devenir pleinement acteur de soi-même et du monde commun, à faire entendre sa voix et à suivre sa propre voie”   . Cette prise de conscience fait ainsi émerger un “poétariat”, version plus spécifique à la création verbale de ce qu’Antonio Negri appelait le “cognitariat”. “Dans la dernière décennie du XXe siècle, écrit dans Traversées de l’Empire Antonio Negri, le travail industriel a perdu son hégémonie, et c’est le travail ‘immatériel’ qui a émergé à sa place, c’est-à-dire un travail qui crée des produits immatériels : le savoir, l’information, la communication, les relations linguistiques ou émotives”   Se saisissant de ce concept pour le reformuler, Jean-Claude Pinson souligne la précarisation, voire la paupérisation, d’une classe de travailleurs qui participent de la création verbale et, par-là, à la résistance à un “populisme culturel”. “S’il n’y a pas de peuple pour l’art sous l’angle de la réception, écrit-il, il y a du moins une multitude croissante d’artistes sous l’angle de la production”   . Le poète ne déplore donc pas la démultiplication des pratiques poétiques puisqu’il dessine en creux quelque chose comme la possibilité d’une conscience de classe et, pourquoi pas, d’un élan politique.

Toutefois, l’éclectisme de Jean-Claude Pinson reste assez superficiel, voire consensuel : s’il reconnaît de l’inventivité aux “poésies scéniques”, le propos comme le ton de l’ouvrage ou les exemples choisis tendent vers une conception où le “lyrisme”   , qui semble recouvrir l’ensemble de la poésie écrite, apparaît comme la seule poésie pouvant être prise au sérieux – dans son désir de s’inscrire dans la durée. Par exemple, l’équation qu’il pose “Moderne = littéral”   témoigne d’une certaine condescendance pour tout un pan de la création contemporaine.

“La conversion de l’engagement politique en engagement littéraire, écrit-il, a encore un sens politique”   Or, il esquive les pratiques poétiques non-militantes se réclamant malgré tout ouvertement “politiques”. C’est bien ce type d’“engagement” que nous soulignions comme symptôme d’un changement de paradigme. En effet, la “poéthique” telle que la présente Jean-Claude Pinson pourrait passer pour une forme d’attitude politique en puissance – quand elle n’est pas parfois une manière d’éviter la confrontation de la pensée éthique et esthétique aux questions morales et politiques.

C’est peut-être s’attarder sur des détails puisque la portée du texte de Jean-Claude Pinson consiste dans ce dynamisme à penser la poésie comme une éthique – qu’il faudrait dire “minimale”. Ou plutôt, une éthique “Neutre” où la poésie n’est “ni un terme de synthèse, ni un terme de milieu”   mais force de dégagement. Dans son optique “cynique” et sa volonté de “prendre la tangente”, le poète pourrait ainsi reprendre à son compte ce qu’écrit le “poèthe” Paul Celan dans Le Méridien : “Élargir l’art ? Non. Prends plutôt l’art avec toi pour aller dans la voie qui est le plus étroitement la tienne. Et dégage-toi.”