Saverio Ansaldi propose d’explorer les dimensions philosophiques, théologiques, sociales ou techniques de l’image à l'âge de la Renaissance, dans une pensée qui transite avec l'époque moderne.

Chacun a entraperçu dans les librairies le retour de la querelle des images. Régis Debray part à nouveau à l’assaut. Entre les dangers de l’image imaginés par certains et les images en danger que provoquent les autres, il est clair que nous avons encore des difficultés à appréhender les images. Du coup, on approche avec bienveillance une collection  d’ouvrages – L’Ymagier, aux Belles Lettres (le "y " étant un souvenir d’une revue conduite par Rémy de Gourmont et Alfred Jarry ) – qui se propose d’explorer les dimensions philosophiques, théologiques, sociales ou techniques de l’image ; qui souhaite nous extraire de l’idéologie pour nous renvoyer à des connaissances. La collection se divise déjà en deux sections : les couvertures violettes pour les essais inédits, et les couvertures bleues pour des textes déjà publiés mais méconnus.
   
Cette quatrième livraison à couverture violette interroge, avec précision, "la" pensée de la Renaissance, dans le domaine de l’image. Les textes de référence sont choisis, par le commentateur, en fonction des points nodaux où l’image pose problème, c’est-à-dire des points de tension et d’ouverture, d’écart et d’invention (tantôt comme débord ou excès, tantôt comme butée ou retrait). Ils contribuent à dessiner une cartographie des pensées de l’image à partir d’un corpus d’auteurs précis : Nicolas de Cues, Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, le Tasse, Giordano Bruno. On reconnaît ici aussitôt une liste fort brillante d’auteurs incontournables, lesquels doivent être écoutés pour ce qu’ils ont à nous dire sur l’image. Constituent-ils pour autant un corpus homogène autour de l’image ? C’est à voir ou à éprouver au fil de la lecture. Néanmoins, l’auteur le précise, il n’est pas de statut univoque de l’image chez ces auteurs. Ils composent pourtant un tissu de références ou un dispositif qui permet de comprendre l’articulation de l’image et de l’idée, l’ombre et le miroir, le modèle et le simulacre, dans la pensée de la Renaissance. Et plus précisément dans la pensée d’une Renaissance qui commence à tendre vers la modernité.

Il demeure en outre certain que les auteurs commentés préfèrent ne pas se saisir de l’image, mais se laisser saisir par elle. Pour appréhender l’image comme pratique – consistant à donner forme au visible –, il faut la laisser imposer sa propre dimension de visibilité. Tel est le parti pris de l’auteur, faisant ainsi droit aux travaux de Georges Didi-Huberman ou de Louis Marin, avant de référer à ceux de Pierre Legendre. C’est ainsi que l’idée d’une puissance événementielle de l’image vient en avant. Elle produit une ouverture de sens à partir de son institution.
   
Le sommaire de cet ouvrage rédigé par Ansaldi, philosophe, ancien chargé de conférences à l’EHESS (2004-2005), se répartit selon la logique suivante : c’est Nicolas de Cues qui ouvre le volume. Il fixe le point de départ de la discussion, dans le De Icona (1453). Il tente encore une synthèse originale entre la tradition latine et la tradition gréco-orthodoxe. Mais comme en contrepoint viennent alors Ficin et Pic de la Mirandole qui sont les représentants majeurs du noépolatonisme florentin. Suivis alors de le Tasse et Giordano Bruno qui appartiennent à une autre veine. Il faut rappeler que l’époque est ceinturée par Luther et Calvin d’un côté, défendant de porter aucun honneur aux images, et le concile de Trente, de l’autre (1562) dont un décret statue sur l’usage "légitime des images ".
   
C’est à Nicolas de Cues que revient l’honneur d’ouvrir les réflexions. En 1453, il publie De visione Dei. Les questions : Comment Dieu peut-il être vu ? Dans quelle mesure le fini peut-il accéder à une vision de l’infini ? C’est bien là la question de l’image, mais aussi celle d’une rupture avec les Grecs pour lesquels il n’y a pas de rapport entre le fini et l’infini. Cette question s’installe à la charnière de la théorie de la connaissance et de l’analyse de la fonction de l’image dans la constitution du savoir humain. Paradoxe, le cardinal réfléchit aux images à partir d’une image et veut élever ses congénères à la théologie mystique (jouant sur "theos" et la notion de vision) en rappelant ce que signifie la vérité visible du principe invisible. La vision divine présuppose une puissance de voir qui dépasse de loin la force de compréhension de la raison humaine. L’accès à la visibilité de la part de l’homme, fini, s’effectue alors par le fait que tout regard singulier est l’image réduite du regard absolu de Dieu. Ce qui importe ici, c’est la manière dont le Cusain fixe un régime de visibilité de l’invisible. La contemplation humaine n’a de sens que dans l’acuité du regard de Dieu, posant son regard sur ses créatures. Encore n’est-ce pas avec les yeux de la chair qu’on regarde le tableau qui peint l’image de la face de Dieu de manière sensible – et dans l’ombre réduite de son essence -, mais avec "les yeux de la pensée et de l’intelligence". Il y a donc toujours deux images : l’image matérielle et l’image mentale, et seule l’image mentale est à même de produire une vision véritable de Dieu, mais dans sa complémentarité avec l’image matérielle. C’est qu’il s’agit surtout de voir le reflet de notre propre vérité dans le regard de la vérité divine. Il y a bien là un jeu de miroir, que l’auteur reconstruit en prenant en main toute la théologie du Cusain. L’image résulte d’un rapport (à Dieu) et ce rapport est nécessairement lié à l’amour de Dieu pour ses créatures. La connaissance humaine ne peut se réaliser que dans la force de conversion de l’amour de Dieu, puisque l’homme est crée à l’image de Dieu.
   
Cette première conception (dans l’ouvrage) de l’image, repose entièrement sur une anthropogenèse. Mais toutes les recherches de la Renaissance n’abondent pas en ce sens. De surcroît, il en est de plus difficile à saisir que d’autres. Par exemple, Marcile Ficin semble, à première vue, soumettre toujours l’image à l’opposition avec la puissance éclairante de l’intelligence. Mais l’analyse conduite par Ansaldi montre très vite que l’affaire est plus complexe. Le but de Ficin est de fournir une synthèse entre la pensée des Pères de l’Eglise et celle de Platon. Le statut de l’âme, entre les réalités divines et les réalités corporelles, lui permet d’être le vrai lien entre les images et les vérités. L’âme est le lien de tous les êtres, car elle constitue l’image-miroir dans laquelle se reflète la vie de l’univers créé par Dieu. La conséquence en est que l’art humain de l’image trouve sa limite dans la matière qui résiste à l’action humaine et donne lieu au décalage entre la conception et la réalisation. Les oeuvres humaines sont imparfaites. En matière conceptuelle, l’âme peut très bien affirmer sa puissance intellectuelle sans l’aide des corps ou des images. Propos qu’il renforce en posant quatre degrés de connaissance : le sens, l’imagination, la fantaisie, l’intelligence. Si ces degrés peuvent collaborer, ce qu’Ansaldi développe longuement, ils n’en restent pas moins distincts.
   
Le point de départ est identique chez Pic de la Mirandole. Il s’agit toujours de donner un statut à une créature dotée d’une nature multiple et variable, face à la divinité. Le thème de l’image demeure donc central. Mais le philosophe déplace la réponse. L’optique est plus nettement de radicaliser la définition de la nature humaine (la question de la dignité est devenue prégnante). Il désire donc mettre en lumière le rapport qui lie l’homme à Dieu, mais sans négliger toutes les facettes de la puissance humaine. La problématique de l’image devient ainsi celle de l’image de l’homme, doublant la théorie propre de l’image mentale ou de l’image picturale. Image de l’homme ? Sans aucun doute, celle d’une nature supérieure aux autres créatures, celle d’une dignité spécifique par rapport aux autres êtres animés. Mais à quel type d’image fait référence la nature de l’homme ? C’est l’exercice du libre arbitre qui vient ainsi en avant, ou plus précisément l’idée selon laquelle l’homme est une image indéfinie qui a toujours besoin de se donner une forme (par différence avec Dieu qui n’a pas besoin de forme et avec les êtres inférieurs qui n’ont qu’une seule forme). Homme caméléon, homme Protée ? On voit surtout, aux travers des explications d’Ansaldi, que le génie de Pic de la Mirandole est de donner un statut à l’homme qui ne se réduit plus tout à fait à la créature. Si l’homme possède une image indistincte, c’est surtout parce que, même s’il est l’image de Dieu, il doit se constituer par l’affirmation de son libre-arbitre.
   
Il ne faudra pas longtemps pour le débat prenne une autre tournure. Bien avant qu’il ne soit arrêté par l’Inquisition, Giordano Bruno rédige des ouvrages portant sur les arts de la mémoire, dans lesquels le statut de l’image est réfléchi. Cette fois, pourtant, la question de départ diffère des précédentes : quelles sont les conditions mentales qui président à la formation du raisonnement et de la connaissance ? Ce qui revient à se demander quels sont les matériaux propres de la pensée humaine. L’analyse se veut immanente à la puissance de penser. Réponse de Bruno : Ces matériaux sont constitués principalement par des images. Penser, c’est créer des images. Encore faut-il comprendre par là que cette redéfinition participe d’une stratégie générale par laquelle il prétend redécouvrir de nombreuses facultés en se dispensant de référer à Dieu. Il faut même donner raison à la multiplicité et aux vicissitudes de la nature. L’expérience des images dans la pensée de l’homme révèle sans doute la vanité constitutive de la créature, mais lui permet cependant, par un effort intense, d’accéder à la vérité. L’approche n’est plus théologique, elle n’est plus mystique non plus. Il y a bien une puissance humaine de création et de production dans le substrat matériel. Il y a une puissance des oeuvres sans la grâce. Ainsi comprend-on bien pourquoi Bruno s’intéresse davantage aux puissances intérieures de l’homme qu’à autre chose.
   
Comment ne pas saisir dans cet ouvrage de synthèse de quelques problématiques de la Renaissance une pièce importante dans le jeu des commentaires autour de l’image. Loin des imprécations et de l’idéologie, l’ouvrage fait barrage aux propos à l’emporte-pièce. Parler de l’image requiert de nombreuses précautions.
   
D’ailleurs, le problème se complexifie dès lors qu’on fait entrer en jeu la question de la poésie, ici introduite par l’œuvre du Tasse. La question maintenant est celle de la puissance des images. Si le lecteur suit bien la logique de l’ouvrage, il saisit alors fort bien l’enchaînement qui conduit l’auteur à agencer les unes derrière les autres des problématiques apparemment très différentes. Elles convergent cependant toutes vers une perspective moderne : celle de la spécificité de l’homme, dans le rapport à Dieu et à la nature. C’est là que se loge la question de l’image. Encore peut-on faire varier l’analyse en préférant suivre le fil conducteur qui va de l’homme à Dieu ou en préférant suivre celui qui va de l’homme à la nature. Entre les deux, de toute manière, il faut faire aussi une place à l’image qui relie l’action et la réflexion, comme à l’image qui prolifère d’elle-même. Giordano Bruno ouvre la voie en élaborant sa philosophie héroïque. Le poète le Tasse approfondit un autre trait : la poésie héroïque. Mais les deux se rejoignent, dans la double nécessité de définir à la fois une image de la philosophie et de la poésie et une image qui peut entrer en "fureur ".
   
Ce passage s’opère par la relecture d’Aristote. Notamment de la Poétique, dont on retraduit le texte, qu’on reprend d’ailleurs au latin plutôt qu’au grec. Or cet ouvrage du Grand Maître a aussi pour thème l’invention et la création poétiques à partir de l’imitation et de l’image. N’oublions pas que dans la Poétique, le poète est définit comme eikonopoios, producteur d’images à partir d’un processus d’imitation (qui lui même renvoie à la nature). Suite à cette reprise, il est possible d’affirmer que le poète est l’homme capable d’inventer une langue qui défait sans cesse les règles et les codes de l’usage commun. Les conditions de possibilité du poème héroïque sont là. Comment le poète nouveau peut-il produire une imitation artistique nécessaire à l’institution de règles de vie ? Ansaldi parcourt à cette occasion l’ensemble des ouvrages du Tasse. Il montre comment s’élabore l’idée d’une matière poétique plastique (l’image) à la faveur de ce raisonnement. Les mots sont à la fois des images des pensées et la matière de la poésie. L’invention poétique relève de la création langagière. Il s’agit même, montre-t-il, d’une véritable "fabrication " de mots. Dans la création poétique, le "faire " s’identifie à l’invention de mots et implique un travail de transformation et de déformation de la matière-langage. Il est donc question maintenant de poème héroïque, de licence poétique, de fantaisie, d’excès et de démesure, en un mot du jeu contradictoire mais fructueux entre l’invention et la règle, en matière d’art, ici, poétique.
   
La dernière section entière de l’ouvrage est alors consacrée à nouveau à Giordano Bruno. C’est à lui qu’a été réservé le soin, finalement, d’analyser, avec une rare envergure, précise l’auteur, la puissance de l’imagination humaine. Bruno radicalise les acquis précédents. Il réaffirme l’ingenium de l’homme. Par ce dernier, l’homme tend à égaler les opérations de la nature, et puisque la nature se rapporte dans ses opérations à l’action infinie de Dieu, alors l’homme pourrait bien inventer un art humain devenant œuvre de la puissance de l’ingenium, qui simultanément coopère et dépasse les formes de la production naturelle. Il y a donc désormais une puissance de création propre à l’homme.
   
Les développements proposés par l’auteur autour de ces figures de la Renaissance sont fort précis. Il faut les prendre un à un et les étudier dans toute leur ampleur (idée, mémoire, image, miroir de la nature, ...). La lecture attentive porte alors à deux conclusions. La première est historique : il est absolument nécessaire de prêter attention à ces efforts historiques qui ouvrent la Renaissance sur la modernité. La seconde est structurelle : les débats autour de l’image doivent se défaire des présupposés un peu lourds que l’on utilise habituellement, pour mieux trouver des cadrages qui libèrent l’image de tout ostracisme