Protéger et rendre capable est le résultat d'un long travail tant ethnographique que théorique visant à rendre compte de la manière dont sont socialement gérées les personnes soumises à un régime de protection (tutelle, curatelle, etc.). Son auteur, Benoît Eyraud, maître de conférence à l’Université Lyon 2 offre à cette question plusieurs perspectives, de l'histoire du droit français des (in)capacités à l'expérience des personnes concernées en passant par les enjeux de philosophie morale posés par la notion de "capacité". Nous proposons ici un retour avec l'auteur sur quelques prises de position défendues au cours de l'ouvrage, tant au sujet de la façon de présenter les résultats que de certaines questions plus conceptuelles... bref, un aperçu des "coulisses intellectuelles" du livre, spécialement pour les lecteurs de nonfiction !
Nonfiction : Le livre débute sur votre récit de la relation que vous avez établie avec l’un de vos enquêtés, M. Penol. On y lit en détails les évolutions sur le long terme de la situation de ce M. Penol ainsi que vos propres hésitations dans la relation d’enquête. En effet, ce passage a le mérite de soulever le fait que sur le terrain, le chercheur est amené à hésiter, à ne pas oser faire certaines choses – je pense à ce soir de Noël où vous aviez acheté un petit sapin pour votre enquêté et que finalement vous n’y êtes pas allé –, à avoir peur de passer un coup de téléphone, et plus généralement à ressentir du stress. Comment avez-vous réfléchi à la manière de présenter votre terrain ?
Benoît Eyraud : Cet enjeu de terrain est une préoccupation centrale sur laquelle on est très interpellé en tant que scientifique ou chercheur en sciences humaines. C’est à partir du terrain qu’on doit trouver nos arguments, apporter des preuves. C’est notre terrain qui révèle la réalité sociale qu’on entend éclairer, non pas uniquement selon des modèles théoriques mais en étant pris comme personne et comme chercheur dans cette réalité sociale.
Mon parti pris initial est de considérer que le chercheur sur son terrain n’est pas dans une position immédiate de neutralité axiologique, que ce principe est dès lors est insuffisant pour rendre intelligible les enjeux normatifs présents dans la réalité sociale. L’enquête peut éclairer cette réalité à condition que l’enquêteur la partage, qu’il soit, comme le dit Jeanne Favret-Saada, " affecté ", par son terrain, et plus largement par la place qu’il lui donne dans sa propre réalité sociale. Être affecté par le terrain prend du sens scientifiquement et éclaire l’épaisseur de la vie sociale à la condition de restituer méthodologiquement cette manière d’être affecté, à savoir en rendant compte des doutes et des incertitudes qui nous traversent quand on est impliqué sur le terrain.
Dire ses doutes c’est, dans le fond, rendre possible ce que Cottereau appelait la prise en compte de la contre-factualité de l’action, c'est-à-dire montrer en quoi une action aurait pu se dérouler autrement. Rendre compte de cette incertitude-là, c’est éclairer aussi bien la limitation que l’ouverture des possibles corrélatif à sa présence dans l’action. Autrement dit, l’explicitation du doute est l’une des manières de rendre compte de la dimension " négative " de la réalité sociale : les sciences humaines ne peuvent pas être des sciences uniquement positives. Et on peut contrôler nos interprétations en partie en montrant leur part de négativité, dans la mesure où des choses ne sont pas advenues, ne sont pas devenues visibles, et pourtant elles sont structurantes de la réalité sociale qu’on observe.
D’un point de vue pratique, dire ses doutes passent par entrer dans les détails de ce qu’on voit et ce qu’on ressent sur le terrain, c’est-à-dire donner une dimension ethnographique forte à l’enquête, quels que soient les autres outils méthodologiques utilisés, sans concéder à la nécessité d’éclairer analytiquement la réalité sociale observé. Si les allers-retours entre l’observation et l’analyse sont la dynamique commune du travail de recherche, comme l’ont souligné notamment les approches de type grounded theory, toutes les implications n’en ont pas été tirées en terme de présentation des résultats de recherche.
La volonté de résoudre la position épistémologique duale du chercheur, qui prend des mesures en même temps qu’il évalue la pertinence des instruments de mesure, conduit en effet soit à séparer complètement ce qui relève du matériau et de l’analyse et de ne présenter que cette dernière dans les publications ; soit à unifier la présentation du matériau et des résultats de son traitement dans un même mouvement d’écriture qui serait indissociablement descriptif et analytique.
La présentation que j’ai proposé est de produire ce que j’ai appelé des “reprises narratives” de l’enquête. Au point de départ et au point d’arrivée de la restitution de l’enquête par le livre, elles sont un récit unifié dans lesquelles les différentes strates de recueil du matériau et d’analyse restent visibles, donnant ainsi à voir les en-cours de l’enquête, les incertitudes, les doutes, les tâtonnements, qui à la fois stimulent la réflexion et parfois l’inhibent, et la manière dont ils ont été résolus. Je crois que me confronter à ces tâtonnements, les exhiber, cela a été ma manière d’élaborer une position méthodologique et épistémologique me permettant d’éviter les apories de la neutralité axiologique sans tomber dans les écueils subjectivistes de l’interprétation.
Pour introduire la deuxième partie de votre ouvrage, vous interrogez « l’augmentation considérable du nombre de personnes soumises à un régime sociocivil d’incapacités-protection dont la charge est dévolue à l’Etat et que celui-ci délègue à un service professionnalisé . Vous dites qu’il serait possible d’interpréter cette hausse par une approche macrosociologique, interactionniste ou bien en termes de domination, mais que ces approches ne sont pas suffisantes pour restituer la complexité de ce qu’il se passe lors d’une mise en tutelle. C’est ce que vous faites, mais donc, comment caractériseriez-vous votre propre sociologie ?
On connaît la sociologie critique, l’interactionnisme, le constructivisme… on connaît ces différentes écoles. Le fil que je suis allé tirer, même si j’ai encore du mal à le positionner théoriquement, est à l’articulation de l’idée bourdieusienne, selon laquelle la réalité sociale est structurée par l’opposition entre officieux et officiel, et de l’idée pragmatique de la sociologie des " épreuves ", qui met l’opposition entre le en-cours et l’institué au cœur de l’enquête sociologique. La chose qui me guide, c’est d’éclairer ce qui est maintenu dans le discret et ce qui est rendu visible. Qu’est ce qui est catégorisé ? Qu’est-ce qui est qualifié ? Qu’est-ce qui reste dans l’opacité des vécus ?
Mon positionnement n’est donc pas tout à fait constructiviste : je crois que quand Bourdieu nous parle de ce qui est officieux, cela revient à un moment donné à accepter qu’il y ait du résidu de réalité qui n’est pas absorbé par les discours sur la construction sociale ; de même, faire place à l’en-cours de la vie sociale, c’est se situer en amont du construit Ma position théorique est là, de ne pas être complètement constructiviste, de chercher à allier un individualisme du vécu, un holisme de la signification, et une éthique de l’interpellation.
Cette position théorique sert un questionnement centré sur la manière dont les individus peuvent saisir de règles, de repères, pour se guider dans leur action et dans leur vie. Ce n’est pas un questionnement spécifiquement sociologique ; il se nourrit de questions de philosophie du droit et de philosophie morale. Cette position n’appréhende pas la pratique de la sociologie comme pratique d’une discipline autonome. Je m’inscris dans une pratique des sciences humaines et sociales qui s’ancre dans une discussion continue avec les questionnements et théories philosophiques, juridiques et morales. Je crois qu’on ne peut pas faire l’économie, en tant que chercheur en science humaine, d’avoir des ancrages normatifs de discussion qui sont propres au questionnement philosophique, et à ses déclinaisons sociales dans le droit et la morale.
C’est peut-être justement dans cette orientation que vous avez construit le concept central de votre ouvrage, celui de " personne à demi-capable ". Pouvez-vous présenter le cheminement qui a mené à choisir ces mots plus que d’autres ?
Mon orientation épistémologique m’a conduit à utiliser de manière évidente le terme de personne plutôt que celui d’individu, d’agent ou autre, pour qualifier les enquêtés. C’est celui qu’utilise le droit pour qualifier les individus en tant qu’ils existent sur la scène juridique, civile et sociale. Dans le sens commun et dans des traditions philosophiques morales, le terme renvoie aussi la personne en chair et en os, du vécu – on parle du vécu d’une personne plus que du vécu d’un individu ou d’un agent. Il était donc parfaitement approprié pour traiter le problème de l’articulation de ces deux dimensions, concrètes et juridiques, de la transformation sociale de la réalité concrète en qualification sur la scène juridique et morale. Le même argument vaut pour l’adjectif " capable ". En enquêtant sur des personnes en tant qu’elles sont saisies par le droit des (in)capacités, la référence juridique est évidente. Réciproquement, le terme renvoie immédiatement sur le problème de l’évaluation de compétences, de capacités concrètes des êtres humaines, et sur l’aspiration politique et éthique à l’accomplissement des capacités des êtres humains.
Le choix plus difficile est celui du " à demi ". Les personnes à qui j’en ai parlé m’ont toutes déconseillé ce " à demi " au motif qu’il était stigmatisant, discriminant, qu’il désignait des personnes par une limitation. Mais il me semblait décisif de l’assumer, puisque précisément l’un des enjeux fort de la question de la reconnaissance en droit de l’autonomie des individus est cette confrontation aux inégalités, aux différences de capacité. Dans le cas de la protection des (in)capacités, le droit prévoit de réduire le " droit à l’exercice de ses droits " parce que les personnes ne seraient pas capables de pourvoir à leur intérêt ; il retire l’outil support de l’autonomie personnelle au nom même de cette autonomie. Les personnes auprès de qui j’ai enquêtées vivent cette réduction, en droit, mais aussi dans leur vie concrète. Il faut rendre compte de cette réduction.
La sociologie peut, par la fabrication de catégories nouvelles, performatives, participer à un progrès social dans la reconnaissance des droits des individus la diminution de la stigmatisation. Mais ce mouvement ne doit pas nous empêcher de voir les problèmes de terrain, les problèmes sociaux que le droit cherche à réguler. Il faut pouvoir nommer ces problèmes sociaux en même temps que le geste complexe que le droit a pour les réguler. Avant, on appelait les personnes concernées par les mesures de protection des " interdits " puis des " incapables ". Ces mots sont durs, excsessifs, stigmatisants ; ils parlent d’un temps où le droit des (in)capacités n’avait pas la même ambition régulatrice ; il ne s’agissait donc pas de reprendre ces mots. L’alternative était d’utiliser la catégorie de " vulnérabilité ". Mais celle-ci est très générale et complètement euphémisante et elle ne permettait pas de rendre compte du problème en jeu. " À demi-capable " est évocateur et acceptable. D’une part, cette expression décrit le geste de réduction du droit. D’autre part, j’aime l’idée que le droit des (in)capacités exprime une anthropologie capacitaire qui n’oppose pas les capables et les incapables, mais considère que toutes les personnes humaines sont confrontées à des capacités incertaines, dans une dynamique d’autonomie et de vulnérabilité. Donc, on peut tous revendiquer ce terme de " à demi capable ". C’est aussi parce que ce terme est universalisable que je m’autorise à l’utiliser pour décrire les personnes soumises au droit des (in)capacités.
Pour finir, il est important pour moi que ce terme reste une catégorie analytique et non performative ; elle ne vise pas à être reprise dans les usages sociaux. J’ai conscience de sa part potentiellement stigmatisante… Je ne voudrais pas qu’on utilise ce terme de " personne à demi capable " pour désigner les personnes soumises à des mesures judiciaires de protection, par exemple à la place de " majeurs protégés ". Par contre, si ce terme servait à décrire la situation des justiciables de droit commun par rapport aux enjeux posés par le droit des capacités et des incapacités, là je serai d’accord pour défendre un usage performatif de cette notion.
Une dernière question : cette recherche que vous présentez est tirée de votre thèse de doctorat. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’en faire un livre ? Vous semblez avoir voulu « rendre justice » à vos enquêtés, à ce qu’ils vivent. Qu’attendez-vous de la réception de votre ouvrage ?
Rendre justice, le mot est ambitieux, mais l’intention est là. Au-delà des décisions judiciaires, au-delà des diagnostics médicaux, au-delà des catégorisations utilisées par différents types d’acteurs, l’enquête décrit des vies particulièrement dures, plus dures que d’autres vies, marquées par des inégalités qu’il est complexe d’analyser. En tout cas, il y a une inégalité, j’ai presque envie de dire, de vécu, auquel le livre " rend justice " en témoignant de la manière dont les personnes font face à leurs difficultés. L’intention de rendre justice est là. Oui, ces vies nous apprennent sur : c’est quoi vivre ensemble ? Alors que ces personnes sont peu visibles dans la vie publique, rendre justice, c’est dire ce qu’elles donnent à la vie sociale dans leur manière de faire face, c’est de montrer qu’elles sont aussi des exemples à suivre, c’est aussi interroger de manière critique notre droit dans sa fonction d’exprimer collectivement ce qui est juste.
En ce qui concerne la réception, je souhaiterais qu’elle soit multiple, des personnes enquêtées aux acteurs de l’action publique. J’aimerais par exemple que le livre aide à prendre conscience que la réflexion est trop souvent catégorielle. Il y a un champ du handicap très constitué, un champ de l’action sociale très constitué, un champ de la psychiatrie très constitué, des personnes âgées… Le droit tutélaire – que j’appelle droit des (in)capacités –, entre aussi dans une spécialisation entre la réforme de 1968 et celle de 2007, qui est dommageable. Tous les acteurs se préoccupent des mesures judiciaires de protection, c’est-à-dire de ce public spécifique que sont les majeurs protégés, alors que le questionnement que nous offre le droit civil est beaucoup plus général que celui des mesures de protection. Il est de savoir comment on prend en compte les capacités et les incapacités des êtres humains. Socialement, civilement, ce droit offre un lieu politique de réflexion sur les inégalités de capacité à agir. Cette réflexion, il faut la porter. Il me semble donc important que concrètement, on s’intéresse aux articles 414 et 415 du code civil, avant de s’intéresser à l’ensemble des autres articles du livre 11 qui concerne les populations majeures protégées, une fois que le juge a promulgué une décision.
Dans les traditions plus anglo-saxonnes, cette réflexion sur la capacité juridique, la capacité civile, et son lien avec les capacités psychiques, sociales, fonctionnelles, morales, etc., est un peu plus avancée. Par exemple, le Mental capacity Act 2005 en Angleterre donne des critères élaborés de graduation de la capacité civile et pense un cadre commun à l’intervention sur autrui quel que soit le consentement de la personne, ou quand son consentement n’est pas accessible. Le droit anglo-saxon a aujourd’hui un niveau de réflexion plus avancé sur ces enjeux socio-civils de la régulation des (in)capacités.
Mon livre souligne cet enjeu sociétal de la considération par le droit et par les acteurs sociaux des capacités inégales des personnes concrètes. Il en fait une préoccupation importante pour penser aujourd’hui les inégalités de capacités dans les sociétés démocratiques. Le droit des (in)capacités est, il me semble, un dénominateur commun à beaucoup d’autres champs de la vie sociale qui s’intéressent même indirectement à ces inégalités. Je pense par exemple aux compétences ou aux monopoles qu’ont certains acteurs sociaux (travailleurs sociaux, médecins, notaires, gestionnaires…) sur le fait de pouvoir intervenir sur autrui. Ces spécialisations sont évidemment importantes, mais je crois qu’il ne faut pas qu’elles prennent le dessus sur un questionnement commun, à savoir comment on prend en compte ces inégalités de capacité dans un espace démocratique qui présume une égale capacité en droit