Le séminaire Le désir et son interprétation vient de paraître (juin 2013) aux éditions de la Martinière, Le champ freudien éditeur. À l’instar des séminaires de Lacan déjà publiés, le texte est établi par Jacques-Alain Miller. On sait qu’il est décisif de lire les séminaires de Lacan dans l’ordre de l’enseignement dispensé, qui s’étend de 1950 à 1980. Dans le foisonnement des six-cents pages que constitue l’ouvrage, Lacan produit une réflexion sur le statut du désir, son rapport à la demande, à l’autre (imaginaire), à l’Autre (symbolique), au fantasme. C’est dans le symptôme du névrosé que peut se lire le désir qui s’y tient caché comme dans le comportement du pervers (exhibitionnisme ou voyeurisme) se décrypte le fantasme qui soutient le désir.

Désir et langage

C’est sous la rubrique du désir que les symptômes névrotiques sont abordés, tout autant que les "défenses" qui tendent à conjurer son surgissement. Mais de désir il n’y a, nous dit Lacan, que dans sa relation au langage, dont dépend la subjectivité tout entière. La rencontre avec le désir se joue d’emblée dans le rapport à autre que soi : comment le désir en vient-il à "dépasser" l’expérience traumatique liée au besoin ? Du besoin à la demande et de la demande au désir, l’appel à l’Autre est omniprésent, mais c’est la parole naissante – le "défilé des signifiants" - corrélée à la demande et soutenue par le potentiel imaginaire du sujet, qui signe l’avènement du désir. Désir et intersubjectivité se constituent du même mouvement sachant que Lacan, ultérieurement,  se délestera de ce dernier concept. Mais, dans le Désir et son interprétation, sa lecture du désir doit encore quelque chose à Hegel. Désirer, c’est désirer le désir de l’Autre.  D’un point de vue clinique, c’est bien parce que certains sujets privilégient la demande aux dépens du désir que la névrose s’installe. S’imaginer que l’Autre dispose des signifiants qui nous font défaut, n’est-ce pas s’aliéner fondamentalement à un Idéal extérieur à soi ? Et La mère ne peut-elle apparaître comme le premier dépositaire de signifiants potentiellement aliénants ?

Que le discours ne soit pas ce qu’il semble être, voici ce que nous dit Lacan. Freud nous avait déjà indiqué que le sujet parlant ne sait pas forcément ce qu’il veut, voire ce qu’il fait ou ce qu’il dit. Un signifiant au moins est en effet toujours absent, ajoute Lacan, le Phallus, signifiant dont l’absence "troue" précisément la chaine signifiante et inscrit le sujet dans le manque. Rencontrer l’Autre, c’est ainsi toujours chercher à combler le vide constitutif du discours, articuler une demande impossible à satisfaire, en bref exiger d’être reconnu par l’Autre, dans une relation marquée originairement par la prégnance du fantasme. Dans la cure analytique, d’ailleurs, le sujet est confronté à la structure de sa demande : orale, anale etc. Et s’extraire de la demande pour réaliser son désir est la tâche proprement conduite par l’analysant, sous l’égide de l’analyste.


Du désir au rêve

Mais du désir il en est aussi question dans le rêve. Dans le rêve affirme Freud c’est un Wunsch   qui se satisfait. Cette satisfaction est auto-suffisante, si l’on peut dire : le Wunsch se satisfait de l’être, satisfait … Lacan s’empare de l’article de Freud intitulé Formulierungen ("Formulations à propos des deux principes de régulation de la vie psychique")  pour travailler sur le désir inconscient dans le rêve. Son insistance, quand il s’agit de rendre compte du concept de Vorstellungsrepräsentanz (représentant de la représentation) -  si difficile à saisir - est éloquente : le surgissement du processus primaire dans le rêve, sous forme hallucinatoire, concerne non seulement une image mais un signifiant. Ces formations (cf. supra) demeurent dans le système ICS après le refoulement, alors que les affects constituent une décharge dont le sujet est conscient même s’il en méconnaît le sens exact. Lacan attribue ainsi un rôle "secondaire" aux affects, sensations, sentiments, qui, stricto sensu, ne sont pas inconscients, mais éprouvés tout autant que méconnus.

C’est donc en traitant le rêve comme un ensemble de signifiants que Freud nous signale le statut de l’interprétation. Le rêveur a toujours su ce qu’il croit découvrir dans son rêve (cf. le rêve du père mort, par exemple, longuement explicité par Lacan), mais c’est une opération de "soustraction" qui en soutient la manifestation : le rêve dérobe au sujet un désir conscient. Or c’est parce que les signifiants du rêve se combinent entre eux qu’il est possible d’en repérer l’ "effet métaphorique", la dimension structurale ou encore "topologique". Le concept de structure permet donc de comprendre ce qui est réellement refoulé et de distinguer la forclusion (Verwerfung) de la dénégation (Verneinung) qui émigre précisément de l’énonciation vers l’énoncé. La réalisation d’un désir arrimé originellement au fond hallucinatoire du psychisme prend sens de l’intervention des "processus secondaires", chargés de mettre à l’épreuve la régression topique propre au rêve : plus spécifiquement, c’est dans la mesure où une représentation a accompagné un premier "frayage" qu’une interprétation signifiante est possible. L’ordre du discours est, aux yeux de Lacan, l’horizon de toute interprétation.


De l’objet du désir

Pourquoi le sujet aliène-t-il son désir dans des promesses incertaines, dans une anticipation faite d’espoir jubilatoire et de crainte, sachant qu’il redoute de satisfaire son désir tout autant que de le perdre ?  Ce que le sujet appréhende par-dessus tout,  nous dit Lacan, c’est son propre évanouissement face à cet "obscur objet du désir", témoin de  sa propre abolition, de sa perte de maîtrise, de la disparition de son vouloir, de  sa volonté. En bref, c’est un sujet barré qui fait face à ce "supposé" objet du désir, un sujet scindé par son propre discours, incompris de lui-même.  Comment, en présence de l’objet a -  cet objet qui cause" le désir sans représenter la moindre causalité "objective" -  s’y reconnaître  encore ? Que le rapport à l’objet insaisissable du désir soit l’expression d’une dialectique subtile voire aliénante  pour le sujet, c’est bien ce que Lacan suggère : c’est même au prix d’un maintien de l’objet, sous des déplacements indéfinis, que la satisfaction (pour le névrosé) se révèle impossible, produisant par là même une autre forme de jouissance, celle du symptôme. Que la voie de réalisation du désir soit labyrinthique, enserrée dans le voile de la demande et de l’imaginaire, tel est à ce niveau du texte l’enseignement de Lacan. Il y développe d’ailleurs la médiatisation opérée par le Phallus dans la constitution du désir. Imaginaire, le Phallus se présente comme un objet possible d’identification (pour l’enfant, pour une femme réputée "phallique", pour un homme qui s’illusionne sur le "pouvoir" de son propre Phallus). Le ressort de toute névrose, c’est finalement vouloir que l’Autre ne soit pas châtré". Du côté du symbolique, on l’a vu, le Phallus est le signifiant manquant, qui, par l’intermédiaire de la castration,  ordonne le désir à la loi : le sujet entre ainsi en rapport avec le monde en proportion d’un certain renoncement au phallus.

Dans le chapitre Sept leçon sur Hamlet, Lacan rappelle que l’histoire d’Hamlet - dans la Traumdeutung de Freud, en 1909 - a les mêmes racines que celle d’Œdipe. Mais la rivalité oedipienne se "résout" selon des modalités hétérogènes puisque Œdipe ignore qu’il est le meurtrier de son père, la signification de son geste "castrateur" lui étant ainsi refusée. Hamlet est au contraire frappé d’inhibition lorsque le fantôme de son père réclame de lui vengeance. Ce dont il est question, affirme Lacan, c’est du désir "piégé" d’Hamlet : "Hamlet est celui  qui ne sait pas ce qu’il veut" (p. 329). Pourquoi suspend-il son will ?  Le héros ne peut accomplir l’action commandée parce que son souhait de mort (du père) est déjà déposé, pris en charge par le nouvel amant de sa mère, meurtrier de son père. Assassiner Claudius, réaffirme Lacan, c’est  - pour Hamlet - s’attaquer à soi-même. Dans un article du Monde daté du 6 juin 2013, Elisabeth Roudinesco suggère que le Hamlet lacanien ne veut pas seulement mettre à mort son ennemi, mais le soumettre en puissance à une torture éternelle. Il incarne ainsi un "ne pas vouloir", mieux un "être ou ne pas être", partagé entre la possibilité de faire mourir effectivement le rival de son père et la perspective de le condamner à une souffrance infinie. Cet "entre-deux-morts" incarnerait un désir sans objet, un effondrement de l’Idéal. Et telle serait, comme le confirme Jacques-Alain Miller dans la présentation du séminaire, la position de l’homme contemporain, malmené par un désir vacillant.  Mais Lacan soutient pour sa part qu’Hamlet est plus près du désir de l’hystérique que de l’obsessionnel, dans sa tentative de "se créer un désir insatisfait" plus que de le supporter de l’impossible. De surcroît, la vérité d’Hamlet est pathétique : c’est une vérité sans vérité, celle de l’inconscient, soutenue du constat que dans l’Autre n’existe aucun signifiant qui "puisse dans l’occasion répondre de ce que je suis". En bref,  il n’y a pas d’Autre de l’Autre.

Lacan reprend à point nommé, au début de chaque séance, ce qu’il avait laissé en suspens dans ses interventions précédentes, procédé qui lui est familier, il est vrai,  mais dont le Désir et son interprétation porte éminemment la trace. Comme à l’accoutumé, il  glisse des graphes destinés ici à situer le rapport du sujet à son désir, au fantasme, à la partition de l’énoncé et de l’énonciation, au grand Autre, au A barré etc. Cette formalisation vise également l’objet a, ce petit a compris comme désir de l’Autre, dans la névrose comme dans la perversion, à travers le fil du fantasme. La réflexion de Lacan nous fait entrevoir les destinées d’un désir dont les variations sont autant de figures de la rencontre du sujet avec les autres, ses semblables, et avec l’Autre, au prix d’une oscillation qui peut parfois aboutir à la mort même du désir.