André Green, psychiatre et psychanalyste mort en 2012, est une figure reconnue de la psychanalyse contemporaine. Ce livre présente des entretiens entre lui et plusieurs analystes.
Certains des ouvrages d'André Green sont devenus des classiques de la littérature psychanalytique : Narcissisme de vie, narcissisme de mort (1983), La Folie privée (1990) ou Le travail du négatif (1993). Dialoguer avec André Green reprend, sous la forme dialoguée, les points théoriques qui ont fait l'intérêt de ces ouvrages de référence. La plus grande partie des questions posées à Green ont été formulées par Fernando Urribarri, qui apparaît ici comme un ami et un admirateur de Green. Les questions qu'il lui pose semblent issues d'une parfaite connaissance de son oeuvre, Green reconnaissant lui-même leur pertinence.
Le thème greenien le plus développé dans l'ouvrage est probablement celui des cas-limites, qu'il a parfois désignés du nom de structures non névrotiques, ce dont il n'est "pas très fier" . Quelle que soit la manière dont il les appelle, ce qu'il dit de ces cas qui se situent à la limite de l'analysabilité révèle la longue expérience qu'il en a. Utilisant la notion de "travail du négatif", autre point essentiel de son oeuvre, il explique ceci :
"Il faut dire "non" à l'objet pour pouvoir dire "oui" à soi-même, pour devenir un sujet. Or la subversion du travail du négatif, que l'on rencontre dans les cas-limites, consiste à se dire non à soi-même. Mais ce n'est pas un "non" au sens du refoulement ou du renoncement à l'objet incestueux en réponse à l'exigence du Surmoi. Le mouvement est plus extrême : il consiste à négativer le désir en attaquant les liens à l'objet jusqu'aux fondements de l'Eros dans le Moi."
Il décrit le mode de fonctionnement des états-limites, qui suit une "logique du désespoir", voire une "logique de l'indifférence", et conclut en disant qu'il s'agit, par l'analyse, de le rapprocher de celui de la névrose : "Le but est de transformer le délire en jeu, la mort en absence". .
Il illustre son propos par quelques vignettes cliniques qui ne sont pas dénuées d'intérêt. Ainsi, à une patiente qui s'angoisse de ce qu'ils font là, analyste et analysant, qui se demande pourquoi des gens comme lui s'intéressent à des gens comme elle, il propose ceci :
"Je pouvais faire une interprétation transférentielle de sa demande mais je savais bien que parfois l'interprétation ne suffit pas. Avec certains analysants, nous sommes obligés d'accompagner l'interprétation d'une réponse plus ou moins directe. A cette patiente-là, je me souviens avoir dit que notre travail portait sur la vérité. Elle était restée silencieuse un instant, puis avait répondu : "C'est vrai." Doucement, son angoisse est partie..." .
Une belle rencontre, entre un Green précisément amoureux de la vérité et une patiente qui se trouve touchée par cette vérité qui s'interpose comme "tiercéité" entre elle et son analyste.
La cure ne peut cependant pas tout, rappelle-t-il. Les motions pulsionnelles, notamment, mettent le langage, et partant la cure, en échec. N'étant pas représentables, elles tendent à rendre l'interprétation inutile. En ce sens, Green précise que "le langage ne peut couvrir toute l'activité psychique" Dans les "cas difficiles" (qui sont à rapprocher des états-limites), tout se passe "comme si les représentations ne pouvaient pas lier la force des pulsions" , ce qui induit des passages à l'acte, des somatisations...
"On constate donc que si le langage est réduit au signifiant, comme un système fermé sur lui-même, ce qui en est exclu est d'une importance cruciale. Lacan le savait bien, qui avait essayé de résoudre la difficulté avec sa théorie de "Lalangue". Sauf qu'en ce temps là l'hypothèse du modèle langagier et du mathème était telle qu'il n'avait plus de pirouette capable de le sortir de son propre labyrinthe." .
Green, dans ces entretiens, réfère souvent de cette manière à Lacan : en soulignant l'importance de son apport, ici, au sujet de sa formulation de ce qui échappe au langage, tout en s'en écartant vivement. Il mentionne même qu'à peu de choses près, seuls les auteurs qui, comme lui, se sont détachés de Lacan, ont proposé des contributions intéressantes.
"Aujourd'hui, l'époque est post-structuraliste. Peu de gens continuent de croire à la formalisation, aux mathèmes [lacaniens]... Ceux-ci semblent n'avoir qu'une fonction narcissique. Ils donnent l'illusion d'un calcul ou d'une combinatoire possibles : on arriverait à une analyse formelle intégrale, voire "scientifique" - et (sous-entendu jamais formulé à voix haute), celui qui aurait vécu une analyse de ce genre aurait un ascendant sur les autres !" .
C'est dire l'écart qu'il entend maintenir entre lui et Lacan, entre lui et les lacaniens. Un écart qui lui a sans doute été nécessaire pour construire une pensée personnelle, mais qui a parfois quelque chose de factice. Car l'opposition entre ses théories et celles de Lacan ne paraît finalement pas si grande. Dans la citation qui précède, il ne conteste par exemple pas fondamentalement la pertinence des mathèmes; il en conteste un certain usage extrémiste.
Mais il s'explique à ce propos, nous offrant un témoignage de ce qu'a été la période Lacan :
"Lacan traitait méchamment ses disciples. Je n'ai pas voulu me laisser maltraiter par lui." (...)
Au sujet de son livre Le discours vivant (1973), qui s'opposait à ce qu'il voyait comme un refus de l'affect chez Lacan, il dit ceci : "Lorsque Lacan a eu le livre entre les mains, il est devenu furieux. Il le nomma (...) L'abject. J'ai compris : j'avais pris la décision de le critiquer, cela n'avait pas plu. Tant pis."
Précédemment dans l'ouvrage, prenant nettement le contre-pied de Lacan, il explique : "Ma perspective visait surtout à examiner les théories psychanalytiques qui, tout en prétendant à une formalisation, ne relevaient que d'une sorte d'escroquerie, d'une mystification pure et simple." .
Clôturant le chapitre, il mentionne qu'un pays comme la France, qui a été influencé par Lacan, "continue à souffrir des désastre de la technique lacanienne"...bien que les échecs de la psychanalyse ne puissent pas tous être attribués à cette "désastreuse technique" en particulier, souligne-t-il en référant à son ouvrage de 2010 : Illusions et désillusions du travail psychanalytique. Il considère en effet qu'il est indispensable de revenir positivement sur les échecs de la psychanalyse, comme s'il faisait sien cet objectif qu'il formule pour la cure des patients : il s'agit pour eux d' "appartenir à une tradition, et rompre avec elle pour en inventer une autre." Ce faisant, il s'inscrit dans une psychanalyse contemporaine, que Fernando Urribarri juge orientée par les limites de l'analysabilité et partant l'étude, très heuristique, des cas-limites.
Cette psychanalyse contemporaine qui se passe parfois du divan, il l'envisage comme post-freudienne et post-lacanienne, ce qui semble correspondre au créneau de la collection Psychanalyse des éditions d'Ithaque qui publie ce livre.
Evoquant une rencontre internationale avec Green, qui eut lieu à la Société Psychanalytique de Paris, Claudio L. Eizirik mentionne dans la préface :
"Le grand nombre de personnes présentes, l'écoute attentive et respectueuse, le désir manifeste de participer à ce qui fut une véritable célébration du travail créatif d'André Green, ne pouvaient manquer d'émouvoir tous les participants." .
Alors une psychanalyse post-freudienne, post-lacanienne et même plus que "post lacanienne", c'est à dire contemporaine, comme l'envisage Fernando Urribarri, pourquoi pas ? Mais une fois passées les poignantes douceurs des célébrations, il reste encore un peu de travail critique à effectuer sur l'oeuvre des "grands auteurs" qui pourraient la porter. Par exemple à l'aide d'une petite dose d'irrespect... dont le livre, par son aspect quelque peu commémoratif, manque un peu.
Dans l'éloge funèbre de Green, éloge prononcé par Urribarri et mis en annexe du livre, il dit ceci : "André Green est probablement le premier grand maître à penser dans l'histoire de la psychanalyse qui milite explicitement contre la création d'un courant militant de plus, d'un énième discours dogmatique identifié à son nom." .
Il était bon de le préciser