Malgré des problèmes de méthode, cette monographie fait connaître un cinéaste sénégalais important, et comprendre les enjeux du cinéma documentaire contemporain.

C’est le premier portrait du cinéaste sénégalais dont tous ceux qui en ont approché l’œuvre reconnaissent l’importance capitale. Henri-François Imbert, est lui-même documentariste. Son ouvrage est adapté de sa thèse. En dépit d’approximations gênantes et d’une méthodologie surprenante, ce livre atteint son but : faire connaître Samba Félix Ndiaye, ainsi que son éthique de cinéaste, et apporter une réflexion originale sur les enjeux contemporains du cinéma documentaire.

La première partie porte sur "les premiers cinémas documentaires en Afrique Noire". Elle analyse d’abord "le cinéma ethnographique de l’époque coloniale". Imbert différencie trois démarches : celle anticolonialiste, de Vautier, Resnais, Marker, qui vient après celle de Rouch. Il scinde en deux le cinéma ethnographique ; celui des scientifiques et celui de divertissement des explorateurs. Puis il parle des "premières formes du cinéma documentaire africain" avec Paulin Soumanou Vieyra (Sénégal), Mustapha Alassane (Niger) et Richard de Medeiros (Bénin).

La seconde partie traite de l’œuvre de Samba Félix Ndiaye. La première sous-partie présente rapidement l’homme, né en 1945, puis les quatre autres analysent chronologiquement ses films par thèmes : "Filmer pour témoigner du réel" (Perantal, 1974 ; Geti Tey, 1978 ; Trésors des poubelles, 1989), "Le film comme acte de création" (Dakar-Bamako, 1992 ; Amadou Diallo, un peintre sous verre, 1993 ; Lettre à l’œil, 1993), "Le cinéaste et son éthique" (N’Gor, l’esprit des lieux, 1995 ; Lettre à Senghor, 1998), "Le cinéaste et la construction d’un collectif" (Un fleuve dans la tête, 1998 ; Nataal, 2002 ; Rwanda pour mémoire, 2003).

Les annexes offrent un entretien de Samba Félix Ndiaye, et sa filmographie complète, puis un tableau des films sénégalais (de 1957 à 2004) cités dans l’ouvrage, pour finir avec des "Résultats d’exploitation des films d’Afrique Noire francophone en France de 1968 à 2003".


Schoendoerffer, de Beauregard, Laval…

L’accent est mis sur le contexte colonial ; Imbert propose là un travail précieux. Les études sur le cinéma colonial français ont surtout privilégié le Maghreb. L’auteur révèle le détournement des premiers films de Marcel Griaule avec une bande-son paternaliste de son producteur. Au pays des mages noirs (1947), premier film de Jean Rouch, subit le même sort. Les ethnologues auraient une timidité à l’égard de l’institution cinématographique, selon le mot de Piault   . Ces ethnologues deviendront véritablement cinéastes. Si Imbert rappelle la célèbre phrase de Sembène en 1965, qui disait à Jean Rouch que ce cinéma regarde les Africains comme des insectes, il présente les films rouchiens avec trop de bienveillance. Rappelons que Les Maîtres fous (1962) avait subi l’ire de Griaule et Paulin Vieyra qui demandaient de détruire le film.

Outre ce cinéma scientifique, il y en avait un exotique dont les auteurs étaient amateurs (simples colons) ou professionnels (Jacques Dupont, Serge Ricci, Pierre Schoendoerffer, le producteur Georges de Beauregard, ou Raoul Coutard). Selon Imbert, il porte comme stigmates : racisme, déni culturel et manipulation.

Afrique 50 (René Vautier, 1950) ainsi que Les Statues meurent aussi (Chris Marker et Alain Resnais, 1953) sont les deux seuls films vertement anticolonialistes. Imbert ne mentionne pas la Société Africaine de Culture (Dakar/Paris), producteur de Resnais et Marker. Vautier reçut le soutien du RDA   . Il y a donc très tôt une conscience africaine des enjeux du cinéma. Le décret Laval de mars 1934, veillant aux tournages en Afrique, fut une entrave majeure pour l’accès à la caméra.

Afrique sur Seine (Vieyra, Sarr et Kane, 1955) est tenu pour être le premier film négro-africain. Il y a eu avant Mouramani (Mamadou Touré, 1953, Guinée), La Leçon de cinéma (Albert Mongita, Zaïre, 1950), et La Mort de Rasalama (Raberono, Madagascar, 1937). Ne pouvant tourner en Afrique, faute d’autorisation (décret Laval), les trois réalisateurs d’Afrique sur Seine prendront des images à Vautier. Les premiers films arrivent difficilement à se défaire du parrainage de l’occupant européen et de son idéologie qu’ils perpétuent ; c’est l’une des parties les plus maîtrisées du livre.


Flottement méthodologique

Ici le champ francophone n’inclut pas l’aire belge. L’auteur glisse de l’analyse vers la critique, même s’il revendique une démarche analytique et prétend s’éloigner de la critique. Il n’a pas une maîtrise de l’aire culturelle choisie. Il ne peut dire si dans Un fleuve dans la tête (1998) le personnage parle à Félix Ndiaye en wolof ou pas. Dans l’imaginaire sénégalais, la ville de Koulikoro (Mali) est l’équivalent de "Perpète-les-Oies" en France ; l’analyse faite de ce terminus de train dans Dakar-Bamako (1992) peut donc paraître forcée pour un lecteur sénégalais. Notons la grande curiosité de l’étude : Imbert a la chance de travailler sur un auteur vivant (et peu étudié) ; au lieu d’interroger directement le réalisateur, il préfère d’abord faire une analyse des films puis réaliser à la fin des entretiens filmés. Ce qui crée beaucoup de subjectivité puisque Imbert ne dispose pas de toutes les clés de lecture. Il donne au cinéaste sénégalais Mambéty un rôle exagéré de guide dans le film Lettre à Senghor (1998). Il ne voit pas que ce film est consensuel, car prisonnier de la mythification dont le président Senghor est encore l’objet. Félix Ndiaye va même contredire (par son commentaire) Abdou Anta Kâ – ami et conseiller culturel de Senghor – qui dit que ce dernier n’était pas proche des Sénégalais.

Imbert est dans le tout contexte, sans réellement l’appréhender. Ainsi les difficultés de diffusion ne sont pas assez mises en perspective. D’abord Félix Ndiaye est documentariste, or le documentaire est un parent pauvre au cinéma. Il n’a fait son premier long métrage (Ngor l’esprit des lieux) qu’en 1995. Ce film n’a pas été distribué en salles : il a été produit pour la chaîne Arte, pour une soirée sur l’Afrique. Le second long-métrage (tourné lui aussi en super 16 mm), Rwanda pour mémoire (2003), relève d’une autre complexité car en France, principal marché de distribution des films africains, ce génocide est l’objet de débats houleux. Les autorités politiques et militaires hexagonales, impliquées dans le génocide Hutu (visant Tutsis et Hutus démocrates), sont accusées de négationnisme par des associations citoyennes et personnalités françaises ; une amnésie/relecture qui se fait avec le soutien de médias importants et réputés indépendants dont Libération et Le Monde   .

Il y a aussi un manque de structures d’exportation, de volonté de distribution autour de ces cinémas africains. L’Afrique est toujours réduite aux strapontins. Au festival de Cannes 2007, il n’y avait aucun film africain dans les sélections officielles   . Si elle est célébrée par certains festivals, l’œuvre de Samba Félix Ndiaye n’a pas encore eu de vie probante en salles ni en VHS-DVD. De plus, il n’a pas de long-métrage entre 1996 et 2003 (année de son second long métrage), période où le documentaire fait une forte percée en salles. Ce revirement explique que le documentariste camerounais Jean-Marie Teno sorte à nouveau en 2002 Afrique, je te plumerai (1992), profitant ainsi de cette vague.  

Imbert n’inclue pas totalement Teno dans le cercle des documentaristes car il a fait de la fiction dont Clando (1996, long métrage). Cependant, Félix Ndiaye n’établit pas lui une partition étanche entre documentaire et fiction ; sa sœur joue une passagère ordinaire du train dans Dakar-Bamako (1992). Dans son projet d’école de cinéma à Dakar, il préfère parler de "cinéma du réel".

Dernier problème de rigueur : les conclusions sur la fréquentation sont faussées par l’absence de films essentiels. L’auteur français arrête le bilan total de la décennie 1991-2000 à 365 774 entrées. Il occulte ainsi Le Ballon d'or (1993, Guinée) de Cheik Doukouré qui signe le plus gros succès africain en France avec 450.000 entrées. Son analyse est donc à prendre avec précaution ; la constitution de son corpus est insuffisamment argumentée.


Un Africain n’est pas forcément Sénégalais

La notion de "cinéaste africain" est problématique. Chez les écrivains aussi, la question est entière, surtout ceux de la diaspora qui veulent se définir comme écrivain tout simplement, pour échapper à l’amalgame qui représente l’Afrique comme un pays. Un Sénégalais est forcément Africain, le contraire ne l’est pas. Une nationalité continentale donne un miroir grossissant gommant les spécificités. Jean-Michel Frodon   saute témérairement le pas en affirmant qu’il n’y a pas de cinémas nationaux en Afrique, mais un seul et unique cinéma, africain, nègre. Michèle Lagny est plus nuancée   . Le Burkinabé Idrissa Ouédraogo estimait amèrement que "cinéaste africain on naît, cinéaste africain on reste"   . Que cet aspect très sensible échappe totalement à Imbert – qui en fait le titre de son ouvrage – est très gênant. À aucun moment, il ne fait écho à cette polémique. Sa seule justification réside dans la nationalité et la sensibilité de S.F. Ndiaye à l’Afrique. Pourtant son analyse va dans le sens contraire en posant Dakar (ou Paris) comme base du réalisateur : presque tous ses films débuteraient à Dakar. La filmographie générale en annexe est sénégalaise et pas africaine. Questions à la terre natale, dernier film du cinéaste, vient donner une réponse plus ferme sur sa position africaine. Les réponses à ces questions le réalisateur va les chercher au hors du Sénégal, ce qui veut dire que sa terre natale est plus large que le pays de la Teranga ("hospitalité", en wolof). Il confie volontiers qu’il est un "cinéaste africain".


Un regard occidental

Revendiquant un regard d’Occidental sur un cinéaste africain, Imbert en porte les tares. Par moments il fait de curieuses lectures : il considère ainsi la présence sanitaire (dans Geti Tey, 1978) comme un apport occidental   . Cela va lui servir à asseoir son analyse qui fait contraster la présence dans le village de Kayar d’un seul infirmier pour trois mille habitants et de plusieurs stations services qui vendent du carburant (occidental). Or quand Samba Félix Ndiaye note qu’il n’y a qu’un dispensaire et un infirmier – pour plusieurs marques de pétrole – sa critique retentit dans un Sénégal sorti du joug colonial depuis quinze ans. Le documentariste sénégalais souligne plutôt une absence d’État (on retrouve cette critique politique en filigrane dans nombre de films, où l’État n’est présent que comme force de prédation) qui laisse les populations à la merci d’un capitalisme forcené.

Sans l’identifier à Ryszard Kapuściński qui s’abandonne à des simplifications extrêmement graves sur les Africains   , l’auteur de ce portrait de Félix Ndiaye ne garde pas toute la distance critique nécessaire sur ce terrain sahélien. Parfois, il reste trop sous la dictée de Nar Sène dont l’ouvrage sur le cinéaste sénégalais Mambéty   est du même ressort que le sien : la lecture finit par prendre le pas sur le matériau filmique et la personnalité du cinéaste. On entend plus la voix d’Imbert que celle de Félix Ndiaye. Il y a deux paradoxes : il cite davantage l’interview du cinéaste avec Jean-Pierre Garcia que ses entretiens et n’évoque presque pas son propre travail de documentariste ("africain") avec Doulaye   .

Une certaine activité éditoriale et scientifique vient prolonger et questionner les cinémas africains. Cet ouvrage paraît au moment où le centre de gravité de la recherche n’est plus en France et en Belgique, mais aux Etats-Unis, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités. Au même moment, un universitaire sénégalais publie à Paris la biographie   du cinéaste-écrivain Sembène. Cette étude de Samba Félix n’est pas encore la meilleure qu’on puisse espérer ; l’auteur lui-même se veut modeste : il souhaite d’autres regards. Il a le grand mérite de s’être intéressé à un cinéaste important et peu connu. La patience notoire d’avoir retrouvé des films perdus par le cinéaste lui-même est à saluer avec vigueur.


> Du 17 janvier au 17 mars 2008, programmation Africamania à la Cinémathèque française, 51 rue de Bercy, 75012 Paris. Une soixantaine de films depuis la décolonisation dont Questions à la terre natale (2006) le 21 février à 21h30. Félix Ndiaye participe à la Table-ronde du 15 février.


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