Sonya Florey réfléchit sur les modalités actuelles d’une écriture engagée, en questionnant les formes de représentation du sujet dans le jeu économique néolibéral.

Qu’est-ce que l’engagement littéraire aujourd’hui ? On célèbre cette année Albert Camus qui fut journaliste, écrivain engagé contre les totalitarismes, fasciste comme communiste, et le colonialisme. On mesure le chemin parcouru depuis cette période de l’histoire où l’écrivain se connaissait une responsabilité politique, un rôle d’éclaireur des consciences, avec l’écriture comme arme pour faire reculer l’ennemi.

Le monde littéraire se montre de nos jours bien aphone, peu empressé à revendiquer les héritages de Gide, Malraux ou Sartre. Est-ce que toute forme d’engagement a été confisquée depuis la chute du communisme ? Notre monde contemporain n’est-il pas riche de faux-semblants, de représentations et de discours fallacieux à déjouer, déconstruire, contrer ? Quelles réponses apportent actuellement certains écrivains face à l’insoutenable ?

Dans L’Engagement littéraire à l’ère néolibérale, Sonya Florey entreprend l’exercice difficile d’analyser comment s’articulent littérature et économie néolibérale sur la période 1980-2010. À partir d’un large corpus d’œuvres, plus de quarante romans ou récits en langue française, elle réfléchit à la place de l’écrivain et aux nouvelles formes d’écriture pour traduire un réel déjà saturé de discours de communication et traversé par l’idéologie néolibérale.


L’engagement

Sonya Florey revient d’abord sur le texte fondateur de Jean-Paul Sartre, Que peut la littérature ? Selon Sartre, l’écrivain est comme tout homme “en situation”, il fait pleinement partie d’une société, d’une époque, d’une classe, d’une famille, etc. L’engagement est indissociable du sentiment d’une responsabilité. Ne pas tenter, par l’écriture, arme de l’intellectuel, de se dresser contre l’injustice, le despotisme, c’est une manière de le cautionner. Benoît Denis, dans Littérature et Engagement, résume : “Un écrivain engagé, ce serait somme toute un auteur qui ‘fait de la politique’ dans ses livres.”

Encore faudrait-il croire encore dans la politique, dans un programme politique qui offrirait l’espérance d’un mieux vivre pour tous. Aussi, l’engagement des écrivains du corpus (citons François Bon, Jean-Charles Massera, Lydie Salvayre ou encore Jean-Marc Ligny) est-il devenu, selon Sonya Florey, “même minimalement une implication vis-à-vis de la société, une inquiétude par rapport au monde contemporain ou forme de responsabilité envers son entourage, social ou humain”.

François Bon ou Didier Daeninckx ont travaillé comme ouvrier avant de devenir écrivain. Leur engagement tient à la responsabilité du transfuge, celui qui a quitté sa classe d’origine pour entrer dans une catégorie sociale davantage valorisée. Ils endossent la responsabilité de devenir le porte-parole des sans-voix, en déplaçant le regard sur les territoires et populations relégués dans l’obscurité par les médias et leurs courses au spectaculaire ou au sensationnel.

Ou encore, il s’agit de décrire les conséquences de l’économie libérale à hauteur d’hommes et de femmes frappés par les délocalisations, les reclassements des entreprises du tertiaire en mutation, comme dans le roman Résolution de Pierre Mari. Ainsi que le malaise grandissant causé par les sélections, les exclusions, qui viennent contaminer la vie privée, comme le décrit Michel Houellebecq dans Extension du domaine de la lutte.


Comment définir le néolibéralisme

Sonya Florey reprend entre autres la définition de Pierre Dardot et Christian Laval : le néolibéralisme se définit comme “l’ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs qui déterminent un nouveau mode de gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence”. Le néolibéralisme est une idéologie qui a prospéré grâce à la caractéristique post-moderne telle que Jean-François Lyotard la déconstruit dans La Condition postmoderne en 1979. La disparition d’un métarécit qui constitue une histoire commune, globale, acceptée, répétée, fédératrice a fait place à de nombreux récits locaux, c’est-à-dire relatifs, limités, réinterprétables. L’histoire, la société ne se disent plus selon le même canon. Représentées comme atomisées elles offrent prise à l’expression de la concurrence des parties, à l’individualisme.

Sonya Florey souligne que le langage prend une part très importante dans la transformation sociale et économique. Donc, d’une certaine façon, l’écrivain n’est-il pas, en tant que travailleur de la langue, celui qui se révèle le plus à même d’opposer une résistance. “L’élément toxique se niche dans une langue qui soutient la maximisation de la rentabilité : celle de l’entreprise, certes, mais également celle du travailleur, de ses compétences, de notre temps dédié aux loisirs et, in fine, de sa vie, de sa société.”

L’auteur rappelle avec pertinence la proposition de Christian Salmon selon laquelle nous serions à l’ère du storytelling, que tous les discours contemporains se construisent comme des récits : dans l’entreprise, la politique, la recherche, en présentant une origine, des épreuves, du suspens, des perspectives pour créer de l’émotion. Le terrain du discours occupé de part en part, des esprits saturés d’injonctions contradictoires semblent exclure toute nouvelle expression, toute expression inscrite contre.


L’engagement du résiduel

Sonya Florey introduit la notion d’engagement du résiduel : “Or cette idée de ‘ce qui demeure actuellement possible’ a été une source d’inspiration pour qualifier l’engagement qui s’inscrit contre le récit néolibéral, la forme de l’engagement littéraire encore possible à la fin du XXe siècle : un engagement du résiduel. Le terme résiduel désigne ici de manière neutre ‘ce qui reste’ après une opération de transformation, ce qui a été préservé de la destruction – ce qui reste envisageable en matière d’action littéraire ou ce qui reste possiblement rassembleur dans les récits.”

Il s’agit alors de dire l’indicible, la vie dans l’usine, comme dans L’Établi de Robert Linhart, qui considère l’homme comme une machine, reproduisant sans fin les mêmes gestes, le travail morcelé en unité de production, les regards vides et les corps abîmés et usés. Dire la dilution des responsabilités, les tâches dénuées de sens, l’obligation de résultat, de performance pour les cadres du tertiaire. Retourner la langue de l’entreprise pour montrer la malignité du système : changement des vocables ; ouvrier devenu opérateur ; gestion du personnel devenu ressources humaines, la contamination de l’anglais dans le français (challenger ses équipes), les procédures de management détournées.

Les associations inédites, le déplacement du discours économique dans l’espace du roman, l’importance donnée aux hommes et aux femmes, et non plus à la production, aux marges, aux bénéfices ou à l’image apportent un nouvel éclairage sur le réel. Sonya Florey propose : “L’engagement littéraire contemporain procéderait à ce qu’on pourrait nommer une “humanisation de l’idéologie”, là où d’autres domaines laissent entrevoir une “idéologie déshumanisante”. Elle réinfirme ainsi la nécessité de l’engagement des écrivains, leur mission à être présent sur le terrain du social, à se documenter, enquêter et à relater ce que deviennent tant de vies piégées, traversées par ce discours idéologique néolibéral, admis si communément comme le seul envisageable.

On peut tout de même se demander pourquoi le corpus de Sony Florey ne s’attache qu’à la réalité de l’entreprise. Il nous semble que l’idéologie néolibérale frappe de façon plus large, qu’elle conditionne le sort des migrants (sélectionnés ou exclus en fonction du marché), des personnes âgées, des malades, des jeunes, etc. Dans sa recherche de maximisation des profits, elle atteint et épuise les ressources naturelles, menace la santé et s’oriente vers la commercialisation du vivant (trafic d’organes, de bébés). L’auteur rappelle qu’en effet l’idéologie néolibérale n’a que faire de considérations morales ou éthiques.

Par ailleurs, les écrivains et écrivaines du corpus, hommes et femmes “en situation”, sont traversés par les contradictions ou la complexité du monde moderne. Il est intéressant de savoir comment ils négocient avec les contraintes économiques ou quels ont été leurs éventuels engagements politiques, d’où ils parlent. En somme, situer les auteurs dans la société contemporaine. Daeninckx, dans Écrire contre, explique, à propos de son personnage, par exemple : “L’inspecteur Cadin est un pur produit des questionnements d’après 68. Il résulte de cette idée qu’il était possible de changer l’état du monde, à quelque place qu’on se situe.” Il revient, dans cette compilation d’entretiens, sur l’absolue nécessité de parler, d’écrire, de rétablir à travers l’écriture, l’histoire des gens parmi lesquels il avait vécu, ceux adhérents du parti communiste, celle morte à Charonne pendant la manifestation contre l’OAS, en juillet 1962, pour l’Algérie indépendante, celui déserteur : des vies vécues en contradiction avec les discours dominants.

De même, Robert Linhart n’écrit pas L’Établi à l’issue d’une étude sur le monde ouvrier. Investi dans le mouvement maoïste dans les années 1960, il prône à ses sympathisants d’aller vivre la vie des ouvriers pour se “libérer” de l’identité bourgeoise qu’ils abhorrent, croyant que la vérité et l’authenticité sont à apprendre des prolétaires, et naturellement pour prêter main-forte aux syndicats et soutenir les revendications des travailleurs. Robert Linhart écrit L’Établi pour dire en creux combien lui, le chef de file, s’est trouvé “dégradé” dans le monde ouvrier, incapable d’accomplir les tâches manuelles, relégué. Ce récit est autant le témoignage des transformations du travail à l’usine, de la déshumanisation que celui de la perte des illusions quant au rôle de l’intellectuel désirant changer la condition prolétaire.

Jacques Dubois, dans Les Romanciers du réel, écrit : “Les romanciers du réel ne peuvent s’empêcher de porter sur le monde le regard mélancolique de ceux qui ont perdu leurs illusions. Mais ce n’est jamais là que, réfléchie, la vision du groupe que la fiction met en scène, soit celle d’une classe élue qui agonise lentement, soit celle d’une classe promue qui voit trop tôt son horizon se fermer, soit encore celle d’une classe exclue qui ne réussit pas à s’extraire de sa déréliction. Quant à l’écrivain lui-même, il serait tenté de ne se sentir d’aucune classe, en éternel déclassé qui, coupé de plus en plus de l’expérience concrète, emploie détours et artifices pour renouer avec une socialité vivante. S’il réussit dans son entreprise et ne s’abandonne pas à la névrose qui le guette, c’est que, à l’instar de ceux dont nous parlons ici [Balzac, Flaubert, Maupassant, Proust, Céline, Simenon], il a trouvé dans son activité d’écriture une énergie créatrice qui compense les constats désabusés qu’il fait.”

De la mélancolie engendrée par la fin des illusions à l’énergie créatrice qui vient combler et réconcilier l’écrivain entamé, érodé par un monde sans âme : l’acte littéraire, engagé dans le réel, ne serait-il pas devenu la seule position tenable pour les écrivains distingués dans le corpus de notre étude ?