Il est rare qu'un livre sur l' Allemagne sache concilier une connaissance assurée de ce pays et de sa culture avec une vision critique, au sens positif de ce terme,  du rôle de l' Allemagne  dans  le contexte économique européen.  La prééminence de la relation franco-allemande semble trop souvent confondue avec une inhibition de toute discussion de la politique de Berlin. A contrario, certaines attaques semblent en effet empreintes d'une méconnaissance et de préjugés envers notre voisin rhénan.

Dans Made in Germany, Guillaume Duval a réussi à éviter ces divers écueils dans un ouvrage où, sans renier le moins du monde son engagement européen, il interroge à la fois les présupposés économiques  théoriques régnant à Francfort et le mésusage de la question allemande qui donne lieu, dans notre débat public, à de nombreux contresens.
Réalisé avant les élections allemandes, cet entretien nous amenait à constater froidement que l'on ne pouvait attendre de grand renversement de cette échéance.

La grande coalition qui s'annonce confirme le diagnostic parfois pessimiste du rédacteur en chef d’Alternatives économiques mais ouvre aussi de sérieuses pistes de réflexion pour sortir de l'alternative néfaste entre suivisme et conflit diplomatique.


FMA : Lorsque votre livre est paru, le premier réflexe des lecteurs que nous sommes a été de penser que vous écriviez d'abord en tant que rédacteur en chef d’Alternatives économiques,  désireux d’intervenir dans le débat public sur une question devenue essentielle : celle de la place de l’Allemagne en Europe  après et pendant la crise.
Si l’on se penche de plus près sur votre parcours, on s’aperçoit que vous écrivez aussi comme ancien cadre ayant travaillé de longues années en Allemagne. Votre expérience autant que votre réflexion théorique nourrit le livre. Quelle était votre perception du modèle allemand à cette époque en tant que praticien?



J'ai en effet été  ingénieur pendant 15 ans avant de rentrer à Alternatives économiques par le biais du courrier des lecteurs.
J'ai démarré pendant une dizaine d'années dans l'industrie automobile, puis j’ai passé 5 ans dans les domaines des biens d'équipement. Je m'occupais de la mise en place des chaînes de montage à travers le monde pour le groupe qui m’employait, localisé dans le sud de l'Allemagne. Ma vision du modèle allemand s’est construite à ce moment-là sur une analyse des stratégies d’entreprise et des fonctionnements internes des sociétés. Je n'ai pas été spécialement  frappé par la qualité des ingénieurs allemands qui me semblaient d’un niveau équivalent aux nôtres. Ce n’est pas tant la compétence technique et industrielle qui fonde la force des entreprises allemandes que la qualité de leur approche commerciale.

Par exemple, j’ai perçu à cette époque un phénomène méconnu en France : les entreprises allemandes gagnent des marchés grâce à des  commerciaux de grande qualité qui peuvent s’appuyer sur des relais issus de la diaspora allemande émigrée de longue date à travers le monde. C’est un avantage indéniable assez rarement évoqué. Autre différence majeure : les ouvriers allemands sont également bien plus valorisés dans la société allemande qu’en France. Ils sont plus impliqués dans la démarche qualité des processus des entreprises allemandes et montrent un engagement proportionné à cette forme de considération.

La gouvernance des entreprises allemandes est de longue date celle qui est le moins déterminée par les actionnaires. Le rôle des salariés et de leurs représentants y est central à travers le mécanisme dit de " codétermination ". Un comité d'entreprise allemand, par exemple, est consulté sur à peu près tout ce qui concerne la gouvernance de l'entreprise. Le patron allemand passe son temps à négocier avec les représentants des salariés. De plus, dans les conseils d'administration des entreprises, la moitié des membres sont des représentants des salariés. Enfin, la direction des entreprises allemandes ne ressemble en rien à celle d'une entreprise française. Outre-Rhin, vous n'avez pas de patron de droit divin. Il y a, d'une part, un conseil de surveillance et, d’autre part, un directoire dont les dirigeants doivent tous deux s’accorder.

L’entreprise allemande est donc un ensemble d’équilibres et de contre-pouvoirs très efficaces. En Allemagne, un Jean-Marie Messier n'aurait jamais pu être possible, par exemple. On n’imagine pas le patron d’une entreprise de distribution d’eau allemande investir dans le cinéma par passion personnelle. Certes, le processus de décision est moins rapide mais plus consensuel et réfléchi. Toutes ces particularités étaient, et demeurent à mes yeux, autant d’avantages de ce modèle sur le nôtre. Vous constaterez qu’on est assez loin de ce qui fait aujourd’hui l’apologie des vertus de l’économie allemande dans le débat public français.


FMA : Justement, Ce livre aurait pu s'appeler "le malentendu allemand ". Quand on vous lit on comprend que le débat français sur notre voisin est faussé par des représentations et des usages rhétoriques le plus souvent biaisés par une volonté politique de considérer le modèle allemand sous un angle plutôt libéral.  On se rappelle très bien que Nicolas  Sarkozy avait commencé sa campagne de 2012 par une apologie des réformes Schröder avant de faire marche arrière. Ce que vous montrez, c'est ce ne sont pas ces réformes récentes qui expliquent l’actuel succès de l’économie allemande mais les structures de long terme qui ont résisté au démantèlement des années " Neue Mitte ".


Oui, le modèle allemand sert à beaucoup de choses dans le débat public français, des choses souvent très éloignées de la réalité et très idéologiquement orientées. Il a servi à une époque à appuyer les politiques de désinflation compétitive en particulier sous l’ère Bérégovoy. A contrario, par le passé, il a permis de contrarier le modèle du capitalisme anglo-saxon en lui opposant " le modèle rhénan ". Le fameux livre de Michel Albert " capitalisme contre capitalisme " en est l’illustration.

Or, aujourd'hui c'est vraiment tout le contraire : on nous vend les éléments du modèle anglo-saxon sous couvert d'un habillage germanique. Schröder avait en fait adopté les principaux traits des grands acquis de la révolution conservatrice- libérale des années 80: baisse de la dépense publique, politique de contrainte à l'égard des chômeurs, baisse du coût du travail.
Il avait en son temps remporté la primaire du SPD contre la ligne plus traditionnellement keynésienne de Lafontaine, qui a fini par quitter le SPD pour créer Die Linke.

Schröder a en fait mis en place une politique qui a eu des effets immédiats assez négatifs en Allemagne. Pour illustrer mon propos, rappelons que le salarié allemand rattrape le pouvoir d'achat qu'il détenait en l’an 2000 seulement maintenant, et que Schröder a quitté le pouvoir avec un bilan de  5 millions de chômeurs, ce qui a d'ailleurs entraîné sa défaite.
Il a certes développé des petits boulots très mal payés pour lesquels on ne paye pas de cotisations sociales et qui ne donnent donc pas de droits à la retraite introduisant aussi l'intérim. Ces mesures dites " Hartz " ont d’une certaine manière fluidifié le marché du travail  mais aussi considérablement paupérisé les travailleurs les plus précaires. Si on retire ces boulots pour se concentrer sur ceux  qui génèrent des cotisations sociales, les Allemands, depuis 1990, ont créé deux fois moins d'emplois que les français.

Le SPD, pour respecter la rigueur budgétaire, n'a pas fait une partie de son programme qui comportait la mise en place d’infrastructures sociales. L’Allemagne souffre d’un faible nombre de places de crèches. L’un des résultats de cette politique est que le taux d'activité féminin est particulièrement bas. Les femmes sont souvent obligées d'arbitrer entre travail et maternité. C'est un autre ressort caché et pas très reluisant des chiffres flatteurs de l'emploi en Allemagne. Le désinvestissement public depuis dix ans est continu. L'Allemagne investit moins vite que ne le nécessiterait l'usure des structures immobilières.

Le coût des retraites est élevé. La réforme des retraites allemande très poussée que l’on vante tant en France va amener les Allemands à devoir se contenter de peu. Un rapport récent du ministère des affaires sociales allemand montre qu’un salarié qui touche 2500 euros par mois aura droit à une retraite de 688 euros, soit la minimum vieillesse actuelle.
On ne peut parler de grande réussite quant au passage aux affaires de l’ancien chancelier social-démocrate alors qu’il était devenu la coqueluche des droites européennes et des représentants du patronat. On a donc entendu une petite musique médiatique louangeuse assez loin de la réalité chiffrée.

FMA : Vous montrez aussi qu'il faut changer nos idées reçues sur les questions liées à la compétitivité comparée entre nos deux pays. La problématique des dépenses contraintes en France est par exemple très oubliée des discours politiques. Vous rappelez aussi qu'à plus long terme les dynamiques démographiques vont conduire les problématiques à s'inverser.


Les Allemands ont eux aussi compris que leur démographie était déclinante, en partie pour les raisons que j'ai évoquées, l'accès des femmes à l'emploi, en particulier. Dans l'immédiat, notre démographie nous pèse car les jeunes sont inactifs et que le rapport actif/inactif en France nous est par conséquent bien plus défavorable.
Bien entendu dans l'avenir ce taux va s'inverser et les actifs français seront mieux lotis que les allemands mais nous devons faire avec la situation actuelle. Notre taux de natalité actuel a eu aussi des conséquences sur le marché de l'immobilier bien qu'une forme de spéculation soit loin d'être sans impact.

Les prix de l'immobilier ont été  multipliés par 2 et demi alors que l'augmentation en Allemagne est restée très faible, en quasi-stagnation et ce en raison de règles de propriété foncière très différentes des nôtres. Aujourd'hui les prix d'une ville comme Francfort sont dans un rapport de 1 à 3 avec les prix parisiens. Avec ces données particulièrement peu favorables à la demande intérieure et à l'évolution du pouvoir d'achat, il est quelque peu vain de s'engager sur des politiques de modération salariale aussi drastiques qu'en Allemagne. Les Allemands bénéficient de ce point de vue d'une marge de manœuvre considérable, tant les prix immobiliers ou des loyers sont traditionnellement rigides à la baisse et nous contraignent.

Les Allemands pleurent aussi beaucoup sur la chute du mur mais l'argent dépensé à l'est revient à l'ouest par l'achat de biens de consommation et d'équipement et crée des opportunités de carrière pour les cadres de l'Ouest. Le coût a été réparti par les politiques non coopératives de la Bundesbank qui ont amené les pays voisins à payer indirectement leur écot à la réunification. C'est donc un faux problème. On constate que la problématique de la compétitivité abordée sous cet angle est fondamentalement biaisée et que tenter de rivaliser par le coût du travail est assez dénué de sens.


FMA : La France peut-elle réellement rivaliser avec la stratégie commerciale allemande qui s'appuie sur une meilleure spécialisation dans le marché mondial et une intégration structurelle des PECO aux processus de production ? N'est-ce pas un avantage décisif et insurmontable ?


L'ouverture de nouveaux marchés et de nouveaux partenaires à l'est a en effet marqué un tournant dans les relations commerciales franco-allemandes. Les Allemands ont pu délocaliser assez facilement une partie de leur production à moindre coût ce qui a aussi renforcé leur compétitivité. Ces décisions ont été avalisées par les comités d'entreprise et ont permis une délocalisation à moindre coût social.

Il n'y pas eu de Serge Tchuruk pour décréter l'avènement de groupes sans usines. Cette politique a permis d'intégrer les PECO au processus productif. Mais on comprend bien que ces pays ont supplanté la France en tant que fournisseurs de produits à moindre valeur ajoutée. Cela explique aussi la détérioration structurelle de la balance commerciale française qui était tirée par son plus gros client allemand.

Ensuite, comme vous le soulignez justement, la spécialisation de l'Allemagne est bien meilleure. Notre voisin produit par exemple des machines en grand nombre et d'excellente qualité. Les Allemands représentent 33% de l'emploi dans le secteur machines biens d'équipement  pour 18 % de l'emploi en Europe. la France 12 % de l'emploi européen et 8 % de l'emploi dans ce domaine de la fabrication des machines.

Les entreprises allemandes exportent les biens d'équipement et de production à l'échelle mondiale ce qui est bien plus facile que des biens de consommation en raison de l'existence de niches spécifiques. Elles ont profité de la croissance des pays émergents pour les doter massivement et bénéficier d'une large partie de l'investissement productif des entreprises de ces pays à forte croissance.

Deuxième spécificité du commerce extérieur allemand : les voitures haut de gamme. Les Chinois achètent des BMW et pas des Renault. Ce secteur a su profiter de la même manière de la croissance mondiale hors Europe.
Le résultat de tout cela est que la crise nous a fait perdre 350 000 emplois industriels alors que l'emploi allemand est resté stable malgré une récession plus importante et ce grâce aussi au chômage partiel, aux accords d'entreprise de réduction du temps de travail. Autres éléments peu vantés par les thuriféraires de la politique économique allemande.

La demande intérieure allemande a ainsi bien tenu parce que l'appareil productif a été préservé et qu'il n'a pas été nécessaire de réembaucher du personnel de former de nouveaux salariés mais simplement de moduler le niveau de production.
La différence est assez insurmontable à court terme mais se doter d'outils de chômage partiel, s'intéresser davantage aux marchés émergents et mieux saisir leur demande et l'anticiper pourrait nous permettre de rendre notre marché du travail moins sensible aux variations de croissance.


FMA : Vous montrez aussi que les orientations macro-économiques à l'échelle européenne ont été très favorables à la politique économique allemande alors qu'elles ont pu avoir des effets beaucoup plus néfastes pour beaucoup de pays européens. La crise a-t-elle été une bonne affaire pour l’Allemagne ?


Le  troisième facteur de la bonne santé allemande, outre la spécialisation et la politique d'emploi, réside dans les taux d'intérêt extrêmement bas dont Berlin jouit depuis le milieu de la crise. La crise leur a permis d'emprunter à des taux qui ont favorisé une  économie de  70 milliards d'euros sur la dette. Au regard de tout ça, l'aide de l'Allemagne à la Grèce pour un montant de 55 milliards qui sera remboursé sur un taux de 4% n'est pas une mauvaise affaire. Les perdants, ce sont plutôt les Italiens, qui doivent emprunter à 6% pour prêter à 4%. C'est aussi une bonne affaire pour les ménages allemands qui peuvent emprunter facilement.

Je crois néanmoins que l'effet le plus désastreux, ce qui a aussi nettoyé l'industrie européenne dans le mauvais sens du terme, c'est le doublement de l'Euro au regard du dollar du fait de politiques trop restrictives. Les Allemands ont bénéficié au premier chef du seul bon effet de la crise, c'est à dire la baisse de l'euro au regard du dollar. En 2000 l'heure de travail d'un Français coûtait 17% de moins que celle d'un américain. En 2O10 elle en valait 14% de plus. La politique néfaste de hausse ininterrompue de l'Euro se traduit dans ces chiffres.

Cette politique a été tolérée parce que ce qu'on importe n'est pas cher. Tout le monde a laissé faire et cela s'est traduit par ces destructions massives d'emploi auxquelles l'Allemagne a échappé pour les raisons que j'ai mentionnées. Maintenant l'Euro vaut 20% de moins qu'à son apex et il faudrait sans doute aller jusqu'à la parité avec le dollar. Les Allemands ont ajouté la compétitivité prix à la compétitivité structurelle grâce à cette baisse. L'excédent commercial allemand est désormais fait aux 3/4 hors de la zone euro. Ce qui doit aussi nous amener à nuancer le constat : le déficit des uns ne fait pas nécessairement l'excédent des autres dans une vision un peu simpliste.


Pour autant, Les Allemands continuent à croire aux politiques restrictives alors qu'ils sont les grands gagnants de cet assouplissement. Ils ont beaucoup souffert des réformes Schröder mais ne peuvent accepter d'aider les autres pays s'ils ne se mettent à une purge semblable à celle qu'ils ont subie. Si on se met tous à faire ça en même temps nous allons dans le mur sur le plan des dettes publiques puisque on ne peut se désendetter en récession. Joschka Fischer parlant de la politique de Mme Merkel disait : " Il serait ironique que l'Allemagne provoque pour la 3eme fois la destruction de l'ordre européen par des moyens pacifiques tout en étant dotée des meilleures intentions du monde ".

FMA : On a de quoi être pessimiste en vous lisant car on a l'impression que la doxa économique allemande reste solide et immuable et, au vu de l'importance prise par les autorités allemandes dans le concert européen, on ne voit pas de réorientation possible sans évolution de Berlin.


Je suis en effet un peu pessimiste. Les Allemands ont hérité d'un statut de leader européen  et sont comme une poule qui a trouvé un couteau. Le poids de l'histoire les amène à rejeter l'idée de peser politiquement sur la scène internationale.
C'est aussi la clef d'un sentiment d'isolationnisme grandissant. Beaucoup d'économistes et de patrons en viennent à penser que l'Allemagne se débrouillerait mieux seule. Les autres pays européens sont perçus comme les wagons qui ralentissent la locomotive allemande.

C'est oublier un peu vite cependant que l'Allemagne demeure fragile et que l'avenir s'annonce moins florissant. Les effets stabilisateurs de la solidarité européenne pourraient un jour bénéficier à l'Allemagne. Il y a aussi un blocage idéologique qui réside dans les malentendus entre nos deux cultures politiques : différence de conception du rôle de l'Etat, perçu comme fondamentalement dangereux du fait des expériences totalitaires en Allemagne tandis que la tradition colberto-bonapartiste française réunit droite et gauche dans une commune croyance aux bienfaits de l'action publique centralisée. L'Allemagne s'est reconstruite économiquement autour de l'ordo-libéralisme, c'est-à-dire l'idée que l'Etat devait édicter des règles de non-intervention pour lui-même et ainsi s'autolimiter.

Il est donc très difficile de trouver une gouvernance européenne commune sur laquelle ces deux traditions pourraient s'accorder. On crée ainsi une commission de Bruxelles qui établit les règles mais l'Union européenne  ne possède pas de budget. Les Français y étaient  favorables car cela reste un moyen comme un autre de ne pas trop transférer à Bruxelles d'éléments décisifs de souveraineté. Ceci dit, quand les Allemands nous reprochent de refuser plus d'Europe, ils oublient de préciser que leur conception demeure fondamentalement ordo-libérale. Ils pensent que l'on n'utilise pas assez de sanctions, de règles de fonctionnement ou de contraintes.

Mais je pense que cette conception est aussi une impasse. Ce que la crise a montré c'est qu'il fallait régler ces questions de manière discrétionnaire avec un mécanisme de prise de décision et non fixer des règles immuables. Il n'y a pas d'institution commune pour décider cela. Sarkozy avait décidé de faire une réunion des chefs d'Etat européens mais la plupart des pays ont des règles de consultation complexes de leurs parlements respectifs qui rend ce mécanisme caduque.
On est resté dans la logique ordo-libérale de respecter des règles et non de prendre des décisions.


FMA : Je voudrais revenir sur l'idée de compétitivité entre les différents pays, on est là aussi très pessimiste en vous lisant. Il semble que pour la France aussi, il n'y ait pas de solution. Comment nous en sortir alors que vous décrivez un marché mondial saturé et les nombreux domaines où nous avons perdu pied ?


Il ne faut pas faire la course à l'échalote avec les Allemands dans les domaines qu'ils dominent pour longtemps. Il est assez risible d'expliquer que nos problèmes résident dans un coût du travail trop élevé alors que nos déficiences sont bien plus structurelles.

Nous sommes en matière industrielle très mal engagés, nous avons 48 milliards d'euros de déficit sur les produits manufacturés par exemple contre  8 milliards d'excédent pour le tourisme. Vous pouvez constater que nous ne parviendrons pas à l'équilibre économique en devenant uniquement une société tertiaire orientée sur les services contrairement aux rêves des années 90 qui tournent aux cauchemars. Il faut certainement réunir les conditions pour que nos domaines d'industries fortes puissent repartir. Nous demeurons performants dans les domaines tels que santé, agro-alimentaire par exemple.

Mais une partie de notre sort n'est plus entre nos mains, il serait excellent pour les Européens dans leur ensemble que les Allemands se décident à se faire du bien, à hausser leurs salaires, à rétablir un peu de dépense publique...Le problème de la compétitivité française, il réside aussi dans des choix non-coopératifs de l'Allemagne dans certains domaines.

FMA : Dernière question sur le positionnement du livre : je pense que vous avez écrit un livre sans concession sur la politique allemande de Schröder à Merkel, mais c'est un livre qui demeure très européen. Est-ce que c'est un souci  qui vous a animé dans votre travail d'écriture, garder un ton juste et équilibré, ne pas sombrer dans une rhétorique anti-allemande ?


Pour être honnête, je n'ai pas eu de réflexion sur ce sujet parce que je regarde l' Allemagne de façon très équilibrée assez naturellement, c'est donc un livre de bonne foi où je me sens suffisamment peu suspect de germanophobie pour pouvoir dire des vérités pas toujours amènes. Je pense que sur les domaines du dialogue social, de l'environnement, nous avons raison d'admirer les Allemands et de prendre les leçons chez eux.

Je voulais simplement rappeler que les mesures Schröder ne sont pas la clef du succès allemand et qu'il est vain de vouloir imiter un moment de la vie politique allemande qui demeure plutôt à contre-courant de ce que l'Allemagne doit signifier dans l'imaginaire progressiste. J'aimerais également vous dire qu'Il faut savoir parler aux Allemands et leur dire aussi que nous pouvons avoir des  désaccords. C'est une erreur assez massive des élites françaises et des gouvernants que de croire que la seule manière de dialoguer avec l'Allemagne est de se montrer consensuel.

Il faut faire en somme tout le contraire de ce qu'a fait Sarkozy qui a perpétuellement joué la deuxième place européenne comme on dit en matière sportive et donné l'impression d'être dans le suivisme le plus total. Le terme de "Merkozy " pouvait donner l'impression que c'est un tandem qui dirigeait l'Europe mais nul observateur ne s'y trompait. La France a décroché littéralement au cours de cette période.

Je souhaite pour l'avenir des relations plus équilibrées et le résultat des élections législatives allemandes devrait nous permettre d'espérer pour le moins que Mme Merkel n'ait plus les coudées aussi franches