Un état des lieux des connaissances acquises, des différentes questions soulevées et des approches théoriques choisies par la sociologie de la santé mentale

Comment aborde-t-on le domaine des troubles psychiques en sociologie ? C’est dans un exercice de regroupement synthétique des diverses approches et questions soulevées par la sociologie dans le champ de la santé psychique que Lise Demailly se propose d’y répondre. Avec la contrainte qui lui est impartie (un format pédagogique d’une centaine de pages), l’auteure saisit l’occasion de faire un état des lieux des connaissances existantes dans un champ de recherche de plus en plus investi par les sciences sociales : l’étude des troubles mentaux en tant que phénomène social. Loin de chercher à postuler un continuum entre différentes positions, l’ouvrage prend avant tout la forme d’une exposition successive d’approches possédant des points d’ancrages, des méthodologies et des enjeux très distincts, au regard des divers ordres de réalités auxquels le dénominateur commun "troubles mentaux" peut fait référence. En rassemblant derrière cette expression des recherches et réflexions aux contours variés, ce petit livre se donne pour défi d’effectuer un travail de mise en ordre et de typologisation d’un espace intellectuel riche et hétérogène, composé de problématiques parfois éloignées.
 
Le livre est donc organisé en différents blocs marqués chacun par une problématisation constitutive des recherches en sciences sociales sur l’existence des troubles psychiques. En choisissant comme point de départ l’augmentation en France des troubles mentaux comme une évidence croissante en santé publique, l’entame du livre met en exergue la récente multiplication des enquêtes épidémiologiques sur les pathologies du psychisme, en pointant les doutes entourant les catégories nécessaires à la production de ces données quantitatives. La définition de ce qu’est un trouble mental, condition nécessaire à son appréhension statistique, révèle en creux l’épaisseur d’une réalité à la fois politique, économique, culturelle qu’il est complexe de délimiter : ces "souffrances invalidantes" (p.4) semblent aussi bien appartenir au domaine du handicap, de la maladie mentale que de la souffrance et du malheur psychique.
 
N’oubliant pas de rappeler que des incertitudes résistent à l’identification précise de l’altération psychique d’une personne (quant à ses causes ou sa durée), la sociologue affirme néanmoins qu’en matière de santé mentale "il existe une corrélation inverse entre l’état de santé d’un individu et divers indicateurs de position sociale" (p.18). Le cas des troubles mentaux en prison, cités en guise d'illustration, est particulièrement éclairant à cet égard : on considère que 20 % des hommes et 30 % des femmes détenus sont sujet à des troubles mentaux (p.17). Or cet exemple permet de rendre visible la corrélation entre position sociale et risque de développer des troubles, même s'il faut prendre garde ensuite aux explications trop simplistes (cette forte prévalence des troubles mentaux en prison pouvant s'expliquer par les conditions d'incarcération, par la réticence de la psychiatrie publique à accueillir certains individus ou encore par la surpénalisation des personnes sujettes à des troubles mentaux, du fait de leur difficulté à plaider leur cause durant les procès). En écartant les raisonnements de la poule et de l’œuf et leurs limites concernant le vrai lieu d’apparition des troubles (où sont tour à tour revendiqué l’organogénèse, la sociogenèse ou encore la psychogénèse), Lise Demailly invite à poser le regard sur les mécanismes socialement orientés de désignation de ce type de mal-être. Les vulnérabilités économiques, familiales, psychiques qui touchent différemment les personnes vivant en société, déterminent d’importantes séries d’inégalités face à l’étiquette d’un trouble psychique, telle que la possibilité d’accéder à des soins adaptés ou de se prémunir économiquement de ses effets sociaux.
 
Au-delà de ces réalités soulignant la distribution inégale des ressources permettant de faire face à ce genre d’évènement, le trouble psychique en tant qu’objet de recherche peut également être envisagé comme un construit social. Les approches présentées dans le second chapitre se déclinent autour du trouble mental en tant que nœud complexe de pratiques et d’idées qui s’échelonnent à différentes strates de la société : conception du normal/pathologique, répartition des structures de prise en charge, nouvelles politiques de santé publique, cultures et techniques thérapeutiques, légitimités professionnelles. Les malheurs psychiques sont au cœur d’un ensemble d’actions et d’acteurs variés au sein de l’espace social qui selon les époques rentrent en conflit, convergent, donnent lieu à des controverses (e.g. le renouvellement des classifications diagnostiques au travers de l’histoire qui vient modifier la frontière des comportements déviants avec l’apparition de nouveaux symptômes).
 
Quant à l’interrogation première du livre, une question demeure : notre société se soucie-t-elle davantage qu’auparavant des problèmes psychiques ou sommes-nous plus enclins aux "étrangetés d’âme" (p.32) ? À cela répondent diverses postures théoriques postulant notamment une psychologisation/psychiatrisation de situations sociales, pour d’autres, l’émergence d’une nouvelle économie psychique justifiant l’apparition historique de nouveaux symptômes. Contre l’hypothèse d’une disparition des institutions et valeurs motrices de notre société moderne, l’auteure plaide pour une mutation du symbolique et des conditions du mal-être psychique qui l’accompagne, avec la montée en puissance des règles mercantiles, des notions d’efficacité et d’évaluation, et le contrôle de plus en plus serré de nos conduites dont la santé publique et la psychiatrie se font les arbitres.
 
Le passage en revue des principaux travaux sociologiques concernant les troubles mentaux offre au lecteur une vision croisée de raisonnements dans l’éclairage des causes sociales de la souffrance psychique telles que la misère de situation, la misère de position, la violence des rapports sociaux et l’effritement des réseaux sociaux. À ce titre, la sociologue récuse l’idée de la souffrance psychique comme simple résultante d’un psychologisation des problèmes sociaux. Elle y voit avant tout un appel à "la transformation des conditions sociales productrices d’injustice et de souffrance" (p.52).
 
Le chapitre ultérieur ouvre sur le constat d’une complexité des modes de prises en charge du mal-être psychique. Du fait de l’hétérogénéité de l’offre de soins qu’incarne la variété des structures d’accueil (secteur psychiatrique, médico-social, psychiatres libéraux, etc.) et des dispositifs thérapeutiques non moins nombreux qui y posent leur empreinte (approche psychodynamique, cognitiviste, systémique, etc.), les conditions disparates du soin psychique rétrécissent considérablement les possibilités d’une coordination d’ensemble où l’éventail des usagers de santé mentale bénéficieraient d’interventions plus adaptées à leur souffrances. Outre cet aspect singulier de la prise en charge des troubles mentaux, les acteurs de ce domaine renouvellent depuis plusieurs décennies une critique tenace vis-à-vis du caractère coercitif de l’institution psychiatrique. À l’heure actuelle, des collectifs organisés de patients dénoncent les abus liés aux techniques et lieux d’enfermement au service de la régulation sociale des populations, de même que les psychiatres s’insurgent sur le tournant sécuritaire que l’État impose à leur mandat.
 
Ce paysage s’achève par la description des trajectoires de soins qui mobilisent soignants, usagers, travailleurs sociaux dans des interactions durables où le diagnostic d’une maladie parfois lourde devient un enjeu collectif pour sa reconnaissance, son acceptation ou son rejet par la personne ciblée. Devoir s’accommoder de son état psychique peut entraîner la volonté de l’euphémiser, d’en faire une composante majeure de son identité sociale ou symboliser son mal-être, renvoyant sans cesse aux tensions entre combat contre la stigmatisation et lutte pour l’autonomie.
 
Si l’on peut apercevoir des changements dans la gestion collective des troubles mentaux, c’est en partie dans l’évolution du mode d’organisation du secteur psychiatrique vers le territoire de santé annoncé par la dernière loi de santé publique. La diffusion du new public management dans les pratiques mêmes des soignants en psychiatrie modifie leurs appréhensions cliniques, de même que la visibilité croissante des associations d’usagers et de leurs familles dans l’espace social pèse progressivement dans les orientations des politiques de santé mentale en France.
 
Dans ce livre, l'auteure choisit une position qu'elle définit comme "médiane", entre "le nominalisme et le relativisme radicaux" et "le positivisme scientiste" (p.22). Si l'on comprend bien la logique de l'auteure, on peine à comprendre, au vu du plan de l'ouvrage, ce que signifie réellement cette position. Cependant, cela a le mérite de rappeler autour de quelles options théoriques se situent les recherches en sociologie de la santé mentale.
 
Au terme de l'ouvrage, on peut regretter, même si le format excuse tout à fait cette absence, le peu d'historicisation du champ : la sociologie de la santé mentale est héritière d'un grand nombre de travaux, de Durkheim à l'École de Chicago, jusqu’aux différents débats autour du DSM (manuel diagnostic des troubles mentaux) outre-Atlantique. On trouve toutefois un schéma très éclairant concernant "l'évolution en Occident du régime de désignation et de traitement de l'étrangeté d'âme" (p.38-39), et on aurait apprécié un plus grand développement de cette mise en perspective historique.
 
Une autre limite du livre se trouve dans la manière dont est traitée la question des mobilisations d'usagers. En effet, l'auteure inscrit ces mobilisations comme l'une des tendances actuelles du champ psychiatrique. Elle parle à ce sujet de "résistances" aux "rationalisations instrumentales de soin" que provoquerait l'institution (rationalisation des coûts, des définitions des troubles mentaux, du recours au soin). Or, en l'absence d'une parole forte des usagers, le fait d'analyser leurs mobilisations de manière unilatérale comme résistance aux transformations de la psychiatrie peut paraître réducteur. Il conviendrait de rendre plus visible ces paroles minoritaires avant de les mettre en scène dans une synthèse qui leur laisse finalement peu de place. On pourrait adresser à ce type de réflexion le reproche foucaldien de La Volonté de savoir   : en faisant parler des minorités qui ne s'expriment pas directement, on produit un contrôle sur un savoir toujours déjà disqualifié par l'institution, et la sociologie incarne alors un relai de cette disqualification.
 
Il n'en demeure pas moins que la synthèse de Lise Demailly fournit quelques clés de compréhension très utiles pour une sociologie de la santé mentale à travers des analyses qui permettent de mieux situer l'interaction entre certaines variables, notamment celle entre santé mentale et précarité, qu'on retrouve à plusieurs endroits du livre. De plus, le fait que plusieurs types d'approches sociologiques soient représentés dans l'ouvrage permet de clarifier les travaux menés dans ce champ, et d'en éclairer les multiples facettes