L'ouvrage de Raphaël Lefèvre offre un regard neuf sur Une Chambre en ville, un des films les plus dés-enchantés de Jacques Demy.

La ressortie en salle le 9 octobre d’Une chambre en ville ne fait que prolonger l’extraordinaire actualité de Jacques Demy depuis sa mise à l’honneur par la Cinémathèque française au printemps dernier – honneur auquel se sont adjointes les preuves d’une popularité retrouvée (bon état des ventes DVD, flash mob sur l’air des Demoiselles de Rochefort à Paris, pages consacrées sur Facebook, etc.) et d’une reconnaissance universitaire jamais démentie (livres et catalogues en pagaille, un séminaire récent d’Alain Bergala à La Rochelle, mémoires de Master en préparation, etc.). Si la sortie du film à l’automne 1982 avait fait l’objet (resté fameux) d’un encart publicitaire publié dans Le Monde à l’initiative, entre autres, de Gérard Vaugeois, le cinéaste a aujourd’hui atteint une respectabilité trans-générationnelle presque touchante : les enfants découvrent toujours Peau d’Ane et les Parapluies quand les parents misent plutôt sur Lola ou la Baie des anges. De fait, on admettra que la filmographie de Jacques Demy est entrée dans la sphère sélect’ des films iconisés, et le nantais se voit réhabiliter par la cinéphilie populaire comme un cinéaste majeur du cinéma français (toutes périodes et tendances confondues).

Mais il existe une part nettement moins mise en lumière (et en chansons, d’ailleurs) dans l’œuvre de Demy : Le Bel indifférent, Model Shop, le Joueur de flûte, Lady Oscar, la Naissance du jour… et Une chambre en ville dont le livre de Raphaël Lefèvre, judicieusement sous-titrée "accords et accrocs", vient combler la lacune éditoriale. Publié dans la collection "côté films" de l’éditeur belge Yellow Now, l’ouvrage, dense et concis, complète une ambitieuse série d’essais esthétiques, la seule aujourd’hui à prendre ce risque avec un véritable éclectisme. Cette collection a depuis longtemps séduit par la singularité des titres choisis – œuvres phares, magnifiques, démesurées telles Hitler, un film d’Allemagne, la Région centrale, Il était une fois en Amérique, Rio Bravo, Mulholland Drive, Le Miroir, etc. – autant que par sa modestie ciselée sans les crans du pédantisme. Retrouver Une chambre en ville dans ce sillage manifeste la haute estime acquise par le film dans le paysage intellectuel et rejoint des films à la gageure formelle et politique déjà traités dans la collection   .

Celle-ci était le parfait écrin pour valoriser le travail des auteurs (du film et du livre). D’abord par la présence de deux porte-folios de photogrammes qui enrobent le texte de filiations et d’échos entre les films, mettant en valeur autant l’œuvre principale que La Grève d’Eisenstein, Le Dernier des hommes de Murnau, Loulou de Pabst, Les Parents terribles de Cocteau par exemple   . Mis à part ces classiques, l’esthétique – a priori si lointaine – des cinéastes Paul Vecchiali et Jean-Claude Guiguet est également appelée à des "accords sans accrocs" prouvant, au contraire, l’étendue de l’influence du film de Demy dans les marges plus confidentielles du cinéma français   . Autant de références rarement convoquées pour parler d’Une chambre en ville et qui, par la bande, débarrassent l’œuvre des allusions systématiques à la comédie musicale hollywoodienne   . Les films appelés en miroir tranchent par leur désenchantement, leur noirceur, et le livre vaut également pour l’écart que ces collusions filmiques suscitent face à d’autres discours peut-être plus consensuels sur l’œuvre de Demy.

Ce jeu d’équilibre et de pagination efficace, l’auteur le doit également à une parfaite connaissance de cette œuvre qu’il a déjà sondée par un mémoire universitaire (Le lyrisme prosaïque dans les films entièrement chantés de Jacques Demy, dont le présent ouvrage est tiré) ou des articles (dont "Le Puritain malicieux"). Dans ce dernier, il mettait en évidence la présence d’un "Demy-monde" "tout en tensions, ruptures, passages, hybridités, ambiguïtés". Il faut comprendre alors, n’en déplaise à Agnès Varda, que l’Univers du cinéaste ne peut être Un et indivisible (intouchable ?) puisqu’il ne cesse d’être marqué par la cicatrice et le désir de suture. Pourtant, cet effort d’aimantation des contraires ne sera jamais concrétisé. L’un des enjeux fondamentaux du cinéma si particulier de Demy est justement la mise à l’épreuve (en ce qu’elle n’est jamais accomplie) de cette aimantation et l’inconfort du spectateur face à cette hybridité. L’auteur l’affirme dès l’introduction de l’opuscule à propos du chant permanent : "L’enjeu ne semble même pas d’accepter que tout le monde chante, partout, tout le temps : dans le détail, on ne s’y fait jamais vraiment." Bref, il y a tout de même des accrocs dans les accords.

Ainsi, Une chambre en ville suspend le procédé d’alternance entre dialogues parlés et moments chantés traditionnellement usité par la comédie musicale par le recours systématique au chant, brouillant les cartes sur son statut ("ni diégétiquement justifié ni complètement arbitraire, nécessité absolue et pourtant déconcertante") et sur son emploi : dans cette histoire d’amours contrariées sur fond de lutte des classes (à moins que ce soit l’inverse…), tout le monde chante. De fait, le chant, si souvent conservé, réservé à une élite héroïque (cf. les comédies musicales hollywoodiennes), trouve ici un accomplissement démocratique extrêmement puissant puisque, dès les premiers plans, Demy fait chanter le peuple. Loin d’être anecdotique, cet aspect se veut profondément fédérateur dans la mesure où le cinéaste inscrit le populaire du film "en s’adressant à tout le monde en faisant chanter tout le monde" au point de constituer, selon l’auteur, une "République du chant".

Le film associe donc d’un côté une dichotomie entre le réalisme et l’artifice, la mettant en jeu, et de l’autre un désir d’unicité selon des variations musicales des plus riches (la musique de Michel Colombier, moins aimable peut-être que celle de Legrand, contribue à la complexité du film). Lefèvre consacre justement, dans le chapitre intitulé "Débordements", une place aux passerelles entre les deux pôles par leur inclusion l’un dans l’autre qui concrétise un espace merveilleux (cela serait un des aspects du "Demy-monde") dans lequel les à-plats de couleur artificiels accentuent le caractère réaliste des lieux de tournage, lustrant le décrépi, et un espace où la nudité des corps se dévoile loin des vêtements bariolés. S’y ajoute l’artifice des voix des comédiens, doublés pour la plupart, qui altère la croyance immédiate en la fiction et nous laisse perpétuellement en présence de "créatures hybrides", "incandescentes, condamnées au surplace".

La seconde partie de l’ouvrage interroge plus frontalement ce principe de dévoilement, de mise à distance naïve. Partant d’un spectateur non-dupe, comprenant la transgression amoureuse des codes teintée d’autodérision, le film s’expose, chancelant, autant à l’adhésion, à l’immersion dans la fiction, qu’à sa mise en doute. Le chapitre "Croyance et distance" renvoie de façon transparente à la fameuse expression d’Octave Mannoni, reformulée à maintes reprises à l’égard du spectacle cinématographique : "Je sais bien [que c’est faux] mais quand même [j’y crois]", et insiste, en forme de conclusion prématurée, sur l’ambiguïté du métrage dont nous n’avons pas suffisamment loué l’aspect fougueux et passionnel. Car l’instabilité dans laquelle nous plonge Demy n’est pas synonyme d’hésitation et de questionnement, même si Lefèvre – dans un texte gourmand en considérations, ce qui en fait le prix – nous en fait suivre les méandres. Fidèle à sa généalogie musicale (l’opéra), Une chambre en ville est, selon l’ouvrage, d’abord et avant tout "un film désespérément en quête de lien, d’unités, mais sur le mode d’une urgence violente qui en compromet l’aboutissement" ; un film fataliste, où les personnages – comme le film, culte pour certains, maudit pour les autres – "semblent craindre de luire et de se laisser voir   "