Déconstruction de l’évidence de la différence sexuelle et de ses alibis scientifiques : traduction d’un incontournable de la pensée féministe.

Sexe, science et vérité ?

Au nombre des mythes derrière lesquels abriter nos certitudes, il en est un dont on arrive difficilement à se libérer aujourd’hui. En des temps de doutes et de confusions, pour nous repérer dans un monde où les mirages de l’ordre symbolique vacillent les uns après les autres, une fois arrivés à bout d’arguments, l’appel à La Vérité Scientifique, à l’étude et à la description objective de la nature, semblerait bel et bien rester la seule boussole pour s’assurer de ce que sont vraiment les hommes... et les femmes. Pour contrecarrer les errances de la morale, rien de tel qu’un grand coup d’évidences scientifiques. Si vous souhaitez clouer le bec aux tergiversations constructivistes, pas de remède meilleur qu’une confiance aveugle en l’origine biologique de la différence des sexes. Triomphe du discours de la science, foi absolue dans la Nature, objectivité du Savoir contre affabulations et délires idéologico-militants !  
La traduction, si longuement attendue, du texte de la biologiste et historienne des idées Anne Fausto-Sterling vient cependant lourdement grever de si belles convictions. Avec précision et rigueur, mais jamais sans humour,  le livre rappelle à quel point la science, loin de révéler d’inébranlables vérités, s’inscrit toujours dans une histoire dont on peut faire le récit. Et cela vaut tout particulièrement pour l’indémontable différence sexuelle.

Décortiquant un nombre considérable de textes scientifiques (la bibliographie est si fournie qu’elle ne figure pas dans le livre mais en annexe, sur le site des Editions de La Découverte), Corps en tous genres opère une traversée féministe au sein des travaux biologiques sur la différence des sexes. Au cours des ans, les efforts scientifiques se sont succédés sans relâche pour démontrer de manière définitive et irrévocable ce qui distingue un homme d’une femme. Depuis la naissance (relativement récente) de la biologie, tantôt en se penchant sur les hormones, tantôt en comptant les chromosomes, tantôt en manipulant les gènes, tantôt en observant les cerveaux, tantôt en jouant avec des rats et des souris, les chercheurs se sont attelés, en toute objectivité, à comprendre où se situerait la différence entre le féminin et le masculin. Articles, publications, découvertes et déclarations ont proliféré en quête d’une indubitable authenticité sexuelle mais ont sans cesse été remis sur le métier, témoignant de la difficulté à trouver raison en la matière.   

D’une expérience de laboratoire à l’autre, le livre montre à quel point les découvertes scientifiques s’avèrent irrémédiablement situées dans un temps et un lieu déterminé et pèchent toujours, par conséquent, d’un certain manque de neutralité malgré leur seul intérêt pour les faits. Autrement dit, quels que soient les efforts dont fait preuve la recherche pour atteindre l’objectivité, le  savoir s’avère toujours partiellement et partialement localisé. Pour Anne Fausto-Sterling, les expériences et leurs résultats ne se succèdent pas dans la rigueur froide des laboratoires selon un enchainement progressif, mais sont le reflet d’enjeux et de combats politiques. Cela revient à affirmer que les découvertes de la science s’avèrent toujours orientées (consciemment ou inconsciemment) par les préjugés propres à leur époque. Et, plus grave, si elles ne les renforcent pas, elles servent très souvent à justifier les préjugés qui nous habitent. Soyons clair : le travail érudit de Sterling ne vise pas à évincer la biologie mais à recalibrer les prétentions de ses résultats notamment quand ceux-ci se mettent au service de la domination masculine.



Politique du sexe
 

Mais s’interrogera-t-on stupéfait : " la fameuse différence entre l’un et l’autre ne saute-t-elle pas aux yeux ? ". Force est de constater que la trop imposante différence anatomique ne suffit pas à définir ce qu’est un homme et ce qu’est une femme. Et Fausto-Sterling de regarder du côté de ce que l’on cache, de se tourner du côté des corps hérétiques, rétifs.

Elle s’inquiète : à partir de combien de centimètres un pénis est-il encore un pénis ? Et pourquoi la médecine s’échine-t-elle à éliminer les corps ambigus ? Est-il obligatoire de redessiner et de réduire un clitoris anormalement long ? Et dans ces cas pas si extraordinaires (1,7% des naissances), où un enfant naît " intersexe ", soit avec des organes à mi-chemin entre la fille et le garçon, pour quelle raison doit-on immédiatement ré-assigner une identité claire et définitive au moyen de la chirurgie?  Pourquoi les médecins cherchent-ils à tout prix à imposer aux nouveaux nés un vrai sexe alors qu’ "en réalité, [ils] ne savent pas ce qui définit un pénis normal" ?   . Et à ceux qui se réjouissent d’entonner le chant de la sacrosainte maternité pour épingler l’éternel féminin, il nous faudra demander dans quelle case ils comptent ranger celles qui ne peuvent pas ou ne peuvent plus enfanter, celles qui ne le souhaitent pas, voire même ceux qui ont tous les aspects de la virilité mais qui s’avèrent tout à fait capables d’enfanter   ?

En fouillant les conflits des différentes théories élaborées à propos de la différence sexuelle et dans les incohérences qui les animent, Sterling montre comment le sexe, avant même d’être une donnée biologique ou anatomique, a toujours une détermination politique. L’auteure ne mâche pas ses mots : "Apposer sur quelqu’un l’étiquette homme ou femme est une décision sociale. Le savoir scientifique peut nous aider à prendre cette décision, mais seules nos croyances sur le genre – et non la science – définissent le sexe"   .  
 

Le renversement des dualismes

Au fur et à mesure de son travail, Fausto-Sterling nous fait clairement comprendre que non seulement la biologie n’est pas une discipline neutre mais que le corps lui-même n’est pas neutre. Plus l’on s’intéresse à la médecine et à ses développements, plus l’on s’aperçoit que le corps correspond moins à un être naturel qu’à une matière sempiternellement redessinée, designée faudrait-il dire, par les progrès scientifiques (qu’on pense simplement à la pilule contraceptive, aux implants de toutes sortes, aux compléments alimentaires…) et sociaux (vêtement, sport, mode,…). Il ne s’agit donc pas de perpétuer la traditionnelle opposition entre nature et culture, entre un sexe biologique et une construction sociale du genre mais d’appréhender la matière corporelle comme une réalité construite à travers des significations sociales. À l’instar de la bande de Moebius, où l’intérieur et l’extérieur ne s’opposent plus mais appartiennent à une même surface en torsion perpétuelle, le social et le biologique sont les deux aspects d’un même chemin qui se dessine au fur et à mesure des progressions que l’on y parcourt. Le trajet proposé par Fausto-Sterling va donc de l’extérieur du corps vers son intérieur et retour : c’est le binarisme des genres qui est venu informer les études visant à répartir les sexes en deux catégories étanches.

D’ailleurs, le texte finit par pointer l’impasse fondamentale des dualismes si caractéristique de la pensée occidentale. Impossible d’opposer strictement biologie et politique, nature et culture tout comme il s’avère très difficile de départir précisément les hommes des femmes. À la place d’un binarisme des sexes, l'auteure invite à considérer un continuum des sexes aussi étendu que les couleurs du prisme. Il ne faut pas lire pour autant l'ouvrage de Fausto-Sterling comme un plaidoyer en faveur d’un relativisme où tout et m’importe quoi pourrait être dit sur nos corps mais, bien plutôt, comme un éloge de la complexité. Complexité de nos corps et de nos êtres, complexité du réel et de ses approches qui ne doivent avoir d’autre but que la déstabilisation perpétuelle de ce qui est considéré comme "normal". Pour Fausto-Sterling, les vérités éthérées capables de justifier indéfiniment tel ou tel comportement, telle ou telle valeur, tel ou tel jugement n’ont pas de raison d’être. Son livre rappelle de manière jubilatoire qu’en science tout comme en matière de sexualité, il n’est pas d’immuabilité mais d’infinies nuances toujours prêtes à se (dé)construire comme autant de différences en tous genres

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