Il est sans cesse nécessaire de rajuster notre discours sur la violence et la guerre, si nous voulons pouvoir agir contre elles. Des chercheurs en sciences sociales nous le prouvent.

La problématique de la guerre léguée par le XVIIIe siècle a plusieurs composantes : la guerre, retient-on, n'est plus une fatalité ou un ordre divin ; elle pourrait même être évitée, soit dans la réalisation de (nombreux) projets de paix perpétuelle, soit par le commerce (les vertus pacificatrices des échanges dans des civilisations qui accèdent au luxe (Voltaire vs Rousseau), soit en remettant entre les mains des peuples le pouvoir de décision (où l'on reconnaît Bernardin de Saint-Pierre (1713), réédité par Jean-Jacques Rousseau, Voltaire, et le Kant qui du point de vue de la téléologie fait de la guerre le moyen de la paix, ...) ; elle suscite une réflexion sur l'unité de l'humanité (seul intérêt à prendre en compte) ; elle ne devrait résulter que d'une décision des opinions publiques, or ces dernières ne lui étant guère favorables, on pourrait l'éviter. En un mot, elle fait l'objet d'un rejet, ou plus précisément d'une canalisation dans le cadre des Etats. En cela, on parle à juste titre, d'une problématique moderne de type westphalienne.

Mais nous ne pouvons plus nous contenter de ces réflexions. Déjà, ces dernières années de nombreux intellectuels avaient proposé de dépasser ce cadre (Pierre Hassner, Frédéric Gros). Mais, leurs propositions sont-elles suffisantes au regard de notre actualité ? Ce n'est pas certain. C'est là le point de départ de cet ouvrage collectif. Penser la violence ? Soit, mais au prix de quelle conceptualisation ? Penser la guerre ? Soit, mais en quels termes ? Car devant les réalités qui se présentent à nous, il n'est pas certain que l'ancien concept de guerre ait encore une signification ou présente du moins une capacité d'analyse assez grande. De nos jours, le terme même fait l'objet d'une euphémisation (on parle "d'interventions", "d'opérations" militaires), simultanément, il fait l'objet d'un usage extensif (guerre entre les entreprises, guerre contre la maladie ou la misère), enfin, il n'est plus certain qu'il convienne à de nouvelles formes de violences : ghettos, émeutes, violences symboliques, répression des régimes autoritaires, tortures et enlèvements, violences confessionnelles, "droit d'ingérence", querelles portant sur la justice internationale, ...

Devant ces énoncés, on comprend aisément que les coordinateurs aient pris le parti de relancer la discussion, en réunissant plusieurs auteurs, spécialisés dans des champs différents. Il s'agirait donc, plutôt que la guerre, de penser la violence collective, dans sa dimension collective, et dans ses effets sur le collectif. Issus d'un atelier de travail organisé par l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM), organisé en 2012, les textes réunis tentent de parcourir les dimensions historiques, sociologiques, philosophiques, politiques et juridiques du problème. Trois regroupements des textes ont été opérés : comprendre la violence, justifier la violence, canaliser la violence. Le plan d'ensemble se décrit par conséquent ainsi : les ressorts de la violence étant établis, peut-on conserver la distinction entre guerre et violence, quelles sont les limites de cette distinction ? C'est le sens de la première partie de l'ouvrage. La deuxième partie vise à interroger le processus de légitimation de la violence, la manière dont elle est rendue acceptable, sa légitimité. La troisième partie se concentre sur les tentatives pour mettre fin à la violence, les dispositifs politiques ou organisationnels qui le proposent.

L'article de Sihem Djebbi recadre bien la question du rapport guerre-violence en nous reconduisant d'abord à Clauzewitz. En effet la majorité des conflits actuels diffèrent des guerres conventionnelles qui ont marqué la théorie de la guerre et sa manière de relier la guerre à la configuration de l'Etat moderne qui émerge à la fin du Moyen-Âge. Largement interétatiques et statocentrées, les guerres en question reflétaient la puissance de l'Etat dont elles constituaient l'un des instruments privilégiés de la politique étrangère. C'est là le principal paradigme d'analyse de la guerre, chez de nombreux commentateurs. Dans ce schéma stato-centré, le recours à la guerre représente un aspect normal des relations interétatiques. Il résulte d’une logique de puissance, tout en inscrivant l'usage de la violence armée dans une perspective instrumentale (Max Weber est passé par là). Or, non seulement il est désormais difficile de distinguer dans les pratiques d'Etat la violence criminelle et la violence politique (le lecteur trouvera aisément des exemples), mais la violence se donne dans des dimensions transnationales, et enfin, des guerres nouvelles obligent à repenser la question. Au demeurant, l'auteure ne néglige évidemment pas le fait que la violence puisse être nécessaire pour conquérir ou renverser un pouvoir. Mais c'est une autre remarque qui attire l'attention. Et qui attire notamment l'attention sur notre époque. Car, la politique et le politique sont en pleine mutation de nos jours. Nombreux sont les Etats qui désormais font appel aux services de compagnies militaires ou de sécurité privées, jugées plus flexibles et moins lourdes pour les finances publiques. Ces milices ne se gênent pas pour intervenir dans des conflits en violation des conventions internationales criminalisant le mercenariat. De plus, certains Etats recourent par ailleurs au renforcement ou à la création de milices paramilitaires, conçues comme des forces armées supplétives. L'Etat agit ainsi par délégation, mais non moins efficacement. Nous avons déjà évoqué les milices transnationales, les maffias, mais il reste à souligner l'existence d'organisations d'attentats terroristes contre ses propres civils par des Etats, ainsi que les violences des organisations terroristes. Et l'auteure de conclure : "Il est rare qu'un conflit aujourd'hui se situe hors de ce schéma de multiplicité d'acteurs et d'interpénétration des logiques de violence".

Cette analyse est suivie d'une autre non moins intéressante, quoique plus classique. Elle concerne les réflexions de Montaigne sur la cruauté. Rappelant que "cruauté" vient de cruor, désignant le sang répandu et par métonymie la chair sanglante, l'auteure, Cynthia Salloum, évoque le carnage, afin de montrer comment Montaigne se sert de ce terme pour dénoncer les tortures encore en vigueur à son époque. Le philosophe dénonce ces pratiques par lesquelles un homme cruel fait souffrir une victime, en l'occurrence, une victime encore vivante. Il dénonce ensuite la cruauté qui se développe dans la guerre civile, et se laisse aller à récuser les massacres contre les protestants. Ainsi, Montaigne fait-il apparaître trois lignes directrices pour penser la cruauté : le choix de la cruauté comme instrument de pouvoir ; la cruauté comme choix de survie motivé par la peur et caractéristique de la guerre civile ; la cruauté assimilée à la barbarie, même si Montaigne est très réticent (c'est le moins qu'on puisse dire !) à l'usage de ce dernier terme. Ce qui est non moins caractéristique de Montaigne, d'ailleurs, c'est qu'il exclut de faire de la cruauté un péché, et qu'il la rapporte à une disposition psychologique. Mais Montaigne ne se contente pas de ces points. Certes, la cruauté correspond à l'horreur impensable de la douleur imposée à l'être vivant subissant la torture, mais elle peut aussi produire de la jouissance, la jouissance du bourreau.

On indiquera, plus globalement, aux lecteurs que cet ouvrage comporte une liste bibliographique impressionnante, susceptible d'aider chacun à approfondir tel ou tel point des analyses présentées. Cette liste bibliographique (qui n'existe pas de manière synthétique, mais doit être construite par le lecteur) enveloppe de très nombreuses références anglo-saxonnes, ouvrant largement le champ de nos sources conceptuelles habituelles, en France.

La partie centrale de l'ouvrage, consacrée à la justification de la violence, est plus précisément historique. On y croise les croisades, la légitimité de la violence dans la guerre de siège au XVIIe siècle, l'analyse que fait peser l'opinion sur les justifications de la guerre (en évoquant les travaux de Michel Wieviorka). Si ce dernier auteur intervient ici, ou est commenté ici, c'est parce qu'il facilite la remise en question de l'idée classique d'une canalisation de la violence (dite légitime) dans l'Etat, en évoquant le changement central de nos sociétés : la poussée de l'individualisme moderne et son rapport avec le déploiement de nouvelles formes de violence. Une des auteures de ce volume, Ilinca Mathieu, propose alors une analyse assez féconde des liens entre la question de la violence et la pensée de la mort, en Occident. La mort, reprend-elle à de nombreux auteurs connus, provoque chez l'individu moderne angoisse et fascination. La société occidentale présenterait à ce titre une particularité, celle d'une dramatisation de la mort. Elle montre alors que cette évolution latente correspond à un changement de répertoire dans l'histoire de la violence. Avec "l'évolution" de ce sentiment, un nouveau paradigme de la violence serait ainsi apparu, qui s'accompagne en filigrane d'une modification de la relation de l’individu à la mort, appréhendée comme une conséquence possible de la violence.

Ce qui est non moins pertinent, c'est d'avoir travaillé sur les stratégies discursives utilisées pour justifier les interventions violentes, stratégies qui se tiennent entre euphémisation de la violence et théâtralisation des enjeux. Dès lors que l'on veut mobiliser une opinion, il est bon de savoir mettre en scène la violence de l'autre, de telle sorte que sa propre violence se dissolve dans une certaine idée de la justice. Il convient de déshumaniser l'adversaire, et de faire surgir sa propre humanité comme réponse adéquate à un rapport de violence. Ainsi la mort peut-elle être escamotée !

Avant d'aborder la dernière section de l'ouvrage, insistons sur une donnée. Habituellement ce type d'ouvrage concerne surtout les personnes qui parcourent les colloques autour d'une question, ou les chercheurs. Ils sont (à dessein) un peu dispersés, évoquent des traits venus d'horizons divers (ce qui est nécessaire au projet), tout en comptant sur le lecteur (ancien auditeur du colloque) pour opérer des synthèses. Soit. Les éditeurs comptent d'ailleurs peu sur ce genre d'ouvrage pour faire fortune. Il ne nous semble pas que ce fait constitue une raison suffisante pour éviter de parler de ces publications. Si le livre finissait du moins par échouer dans une bibliothèque, tout lecteur pourra y trouver, sous tel ou tel article, matière à réfléchir sur les notions de violence et de guerre.

Venons-en donc à la dernière partie de l'ouvrage. Où il est cette fois question d'abord de droit : droit des conflits armés (DCA), droit international humanitaire (DIH). Ce qui importe dans cette entrée en matière, c'est de saisir qu'on parle généralement du passage de la "paix" à la guerre, mais rarement du passage de la guerre à la "paix". Or, ce passage est devenu décisif ces dernières années. D'abord, il faut résoudre par rapport au terrain la question de savoir à partir de quel moment on passe au-delà du DCA. Ensuite, il faut affiner la question de savoir à partir de quand on peut parler d'une situation de transition vers la paix, et comment les combattants (enfants compris, enfants engagés dans les combats et enfants civils) peuvent retrouver un équilibre en-dehors de la guerre. L'auteure Radidja Nemar commence par rappeler le cadre général du DCA. Elle dépouille les documents de référence en général peu connus du public (sans être secrets pour autant). Ensuite elle en vient à la problématique de la fin du conflit armé. C'est évidemment en ce point que le rapport avec les droits de l'homme (DIH) revient en avant. Et cela même s'il n'est pas évident de saisir correctement ce que l'on peut entendre par "fin générale des hostilités". Néanmoins, elle n'a pas tort de souligner que la fin d'un conflit armé peut être appréciée de manière différente. Elle n'est pas avare d'exemples pour soutenir cet exposé (Afghanistan, traités de paix, armistices, ...). C'est même au sujet de l'Afghanistan qu'elle développe une réflexion portant sur l'application du DCA, le statut des forces internationales, la distinction entre acte de guerre et "acte de maintien de l'ordre".

Un autre article porte sur un aspect de la IIIe République. Mais c'est surtout la conclusion qui permet de rassembler quelques éléments synthétiques autour des débats entrepris. D'abord les auteurs constatent l'omniprésence des manifestations de violence dans notre monde, un peu comme Kant insistant sur le labyrinthe du mal où notre espèce s’est enfermée par sa faute. Ensuite, ils précisent que ces violences sont un des soucis majeurs des acteurs politiques du moment (ou du moins devraient l'être). Enfin, ils ne cessent de rendre compte des efforts faits pour éradiquer ce qui est considéré par la société comme un des maux les plus grands. Cela dit, ils constatent aussi qu'il ne suffit pas de vouloir agir contre la violence et la guerre, encore faut-il savoir de quoi on parle, et préciser comment la violence évolue d'un type de société à un autre. Les bonnes volontés ne suffisent pas à déployer de véritables connaissances. L'ouvrage ici présenté, insistent enfin les directeurs de l'opération, ne constitue alors qu'une première étape en direction d'une approche interdisciplinaire plus large de la violence