Le dramaturge congolais Dieudonné Niangouna livre une compilation de réflexions sur l’écriture théâtrale et la situation du théâtre en Afrique. Une écriture à la beauté orageuse.
Auteur associé du festival d’Avignon de cette année, l’écrivain congolais Dieudonné Niangouna a publié, en juin 2013, le recueil Acteur de l’écriture, aux éditions des Solitaires intempestifs. Cet ouvrage comprend neuf textes de longueur et d’orientation différente, écrits au cours des dix dernières années, que l’auteur a sorti de ses tiroirs, la veille du festival. Avec une gouaille sauvage et imagée, toute en rebonds et gesticulations, il partage ses réflexions sur l’écriture et sur la place du théâtre en Afrique. Son écriture est nourrie de l’influence des récits populaires, des comptines africaines, enveloppée d’un parfum de mythe et de sorcellerie. Certains textes sont plutôt lyriques, parfois de l’ordre de la parabole, laissant se déployer une poésie viscérale, grouillante, animale. Ils sont enchâssés avec d’autres, plus revendicateurs, qui touchent à la situation de la langue et de la culture dans les pays africains, (dits) francophones. Cet ensemble de niangouneries, ainsi que l’auteur appelle ses réflexions, est plutôt hétérogène, laissant se succéder des textes de genres et de finalités différentes. Il esquisse des pistes sinueuses, qui s’entrecroisent, puis se séparent… Une construction en spirale, dont il est impossible de soustraire un propos univoque, mais qui vient plutôt rendre compte d’une pensée en mouvement perpétuel.
“L’Afrique, ce n’est pas le passé coincé dans un cul de chameau constipé”
Avant toute chose, Dieudonné Niangouna cherche à situer l’acte de création dans le contexte africain, à définir ce que cela signifie de créer aujourd’hui sur ce continent. “ Chez moi, le théâtre est venu en bateau avec les colons portugais et français, et l’art contemporain en avion, en même temps que la démocratie et les guerres civiles ”, fustige-t-il. Dès lors, son écriture s’inscrit à l’aune de cet héritage. La dénonciation de la dimension importée du théâtre en Afrique – au même titre que la langue, les écoles, l’enseignement et un certain type d’héritage culturel – structure son propos en profondeur. Il donne à entendre une conception radicale et sans concession, soulignant que l’écriture en Afrique demeure frappée du sceau du colonialisme, se déployant à l’ombre d’une culture dominante dont elle est le substrat, l’émanation, voire le rejeton. Le marché de l’art contemporain lui impose des standards artistiques mondialisés, une vision préétablie de ce que doit être la création en Afrique. Ou pour le dire avec les mots de l’auteur : “ Ils m’ont apporté le théâtre en bateau, ils me l’ont enfoncé, et maintenant ils viennent voir si j’ai évolué, et ils évaluent, et ils achètent ce qu’ils veulent, c’est-à-dire d’après leurs critères, et ils tiennent le marché, et ils tiennent tout le théâtre finalement, toute l’affaire depuis son début quand ils ont emmené cette affaire en Afrique. En bateau ”.
Le théâtre africain ne s’appartient pas, il est depuis ses débuts dépossédé de lui-même. Cette mainmise se situe, selon lui, d’abord sur le terrain de la langue : “ L’Afrique est le seul continent qui fait le théâtre dans une langue qui n’est pas la sienne.” Il s’ensuit une dénonciation de la francophonie, de l’immense machinerie faite de discours, colloques et rencontres “ entre professionnels des pays du ‘Sud’ ”, orchestrée par les ONG et les ministères des affaires étrangères. Dieudonné Niangouna dénonce que ce que l’on appelle la francophonie masque en réalité une poursuite des logiques coloniales. “ On aurait dit le retour de la langue de bois, l’oligarchie des dictatures ”, fustige-t-il, mettant en lumière que c’est sur le terrain de la langue – celle qui est précisément censée être le royaume de l’écrivain – que l’ordre colonial se perpétue. Ce que l’on ne peut que saluer ici, c’est que l’ouvrage a le mérite d’appeler un chat un chat, de taper là où ça fait mal, en attaquant l’hypocrisie institutionnelle qui règne autour de la gestion des affaires linguistiques et culturelles africaines.
À partir de là, il s’agit pour l’auteur de questionner les possibilités de résistance. Quel est l’avenir du théâtre sur ce continent, sur lequel il a été amené en bateau ? Dieudonné Niangouna met en évidence que “ faire du théâtre en Afrique, c’est déjà un geste de résistance ”. Résistance contre une réalité économique qui ne laisse aucun espace pour créer et qui étouffe toute possibilité de liberté artistique, dans l’œuf. Mais aussi résistance contre les attentes de l’Occident, qui cherche à “ définir qui nous sommes avant qu’on ait ouvert la bouche ”. Aux exigences d’un marché de l’art contemporain globalisé, dans lequel les artistes africains ne peuvent trouver une juste place, l’auteur oppose l’aspiration à un “ théâtre monde en langue française, un théâtre reconnu non comme un phénomène mais comme l’expression propre d’une théâtralité avec ses influences et ses pertinences aiguës ”.
La conception du théâtre qu’il propose en guise de révolte est alors celle d’un théâtre qui déborde, qui transgresse les limites qu’on lui a consenties. “ Le théâtre, c’est du dérangement. De l’inconfort, de l’inconvénient, de l’intranquillité. Pas seulement comme idée, pas que comme raison, mais comme réalité, crue, vivante. ” Tout en considérant le théâtre comme un geste militant, Dieudonné Niangouna souligne qu’il faut se soustraire à la tentation de faire un théâtre asservi à une finalité politique. Il ne s’agit pas d’“ être vérité ”, mais de laisser éclore des mirages flottants, d’“ être illusion ”. Ce qu’il appelle de ses vœux, ce n’est pas un théâtre engagé ou révolutionnaire. Mais un théâtre orageux, explosif, par son irruption, par sa forme même.
Désireux de balayer la “ charogne ” des temps passés, il s’attaque au poids des conventions européennes, tout comme à celui des traditions africaines, aux diktats des vieux sages africains. Dès lors, il appelle à une pensée résolument contemporaine, souhaitant réinventer un théâtre et une parole aux tonalités justes, en synergie avec les nécessités du présent. “ Toute la manière de penser doit changer, le sens que prend l’imagination, l’orientation de sa pensée, la qualité même de la pensée, la direction des intentions ! Y a tout à refaire ! Y a même pas les bases d’une fraîcheur ! Y a rien, tout est poussiéreux. Ça me fait penser à tout ce qui a échoué. Et je suis loin d’être une charogne sur la poubelle. Alors à part Billy the Kid, moi je ne respecte aucune notion théâtrale, aucune notion de programmateurs sur le continent, aucune règle sur le ‘pour quel théâtre militons-nous ?’. Tout est à réinventer. Tout ! À commencer par ce que je dis. ”
Si son discours convainc d’un point de vue théorique, la dimension messianique de son propos est assez lassante. Bien qu’elle soit nuancée par l’auteur, qui inclue son discours au rang des propos à dépoussiérer, sa position est contrariante. Celui que l’on a surnommé le “ Zarathoustra du Congo ” profère au lieu de montrer par des actes et des propositions concrètes la voie qu’il souhaite inviter à suivre. C’est ainsi que Dieudonné Niangouna a tendance à fatiguer le lecteur, à cause de son côté péremptoire, qui se réjouit de proclamer “ après moi le déluge ”. Il semble important d’aborder ici l’ambiguïté de sa position. Les enjeux soulevés par l’auteur, concernant l’impact du marché de l’art en Afrique et ses conséquences sur les conditions de création des artistes, sont d’une importance cruciale. Ses revendications aussi. Elles sont légitimes et nécessaires. Ce qui l’est moins, c’est lorsque ces interrogations cèdent la place à un discours généralisant. Tout au cours de ses textes, Dieudonné Niangouna dénonce pêle-mêle la mercantilisation de l’art et le pouvoir décisionnel des programmateurs, en Afrique, mais aussi en France. Il n’y a là rien de très nouveau dans ce qu’il dit, rien d’explosif, rien de révolutionnaire… Seulement une impression de malaise qui subsiste, parce qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il est facile de cracher dans la soupe lorsque l’on est auteur associé à Avignon et que l’on a déjà acquis toute la reconnaissance nécessaire.
“Ce que je cherche sur un plateau, c’est l’âme de la bête”
Plus intéressantes que ces divagations sur le marché de l’art – dans lequel il est désormais bien établi – ce sont ses réflexions sur l’écriture théâtrale qui restent en mémoire. “ Écrire pour les autres, c’est toujours assez louche ”, stipule l’auteur, avant d’enchaîner sur une série d’interrogations. Écrire pour soi ou pour les autres ? Écrire par rapport à l’attente des autres ? Comment écrire pour des étudiants, une compagnie, un amour, un pays ? Écrire sous la menace de la mort, l’“ attente ” ou la “ tempe à l’appui ” ? Comment écrire dans un “ pays-silence ” ou au contraire “ dans le plein bavard ? Là où ne manque que le silence ? ” Écrire pour les morts ou pour les vivants ?
La plupart de ces questions, liées au rôle de l’écrivain, à l’attente de la société et du public, du rapport à l’Historicité dans laquelle l’écriture s’inscrit, et donc à la mort, restent sans réponse. À travers elle, il s’agit surtout d’interroger les conditions de possibilité de l’écriture contemporaine. En Afrique ou dans le désert, là où la création ne semble pas avoir sa place, mais aussi ici et maintenant, en France, en Occident, là où les œuvres foisonnent tellement, que l’on aimerait parfois pouvoir faire taire le vacarme de tous les discours. La ritualisation du questionnement, à laquelle on assiste ici, donne parfois l’impression de tourner à vide. Mais en même temps, ces pages laissent apparaître la permanence d’une interrogation, déclinée sur le ton de l’humour, avec des variations tour à tour acides, acerbes ou grinçantes. Ce que l’on voit se déployer, c’est une écriture qui questionne, qui fouille dans ses propres boyaux pour trouver l’énergie d’écrire, insiste et incise, plante la plume dans la plaie, tempête et ne décolère guère.
La question de l’écriture pour les morts semble tout particulièrement cruciale, lorsqu’on sait que l’œuvre de Dieudonné Niangouna est née au cœur de la folie qui a déchiré la République démocratique du Congo. Tout comme Jean Genet, qui s’adressait à la communauté invisible des morts, Niangouna écrit : “ Le plus grand nombre des gens qui m’écoutent sont des morts. Je vois leurs visages, puisque je les connais, leurs blessures aussi, leurs accidents, leurs exécutions, et la chronique de leurs maladies, leurs fausses couches, et les instances prématurées de leur passage sur terre. Je vous le dis, c’est moi qui vous le dis, puisque je n’écris que pour eux. ” Le parallèle avec Genet, l’un de ses auteurs fétiches, ne s’arrête pas là. Tout comme lui, qui clamait qu’écrire, c’est commettre un meurtre, le dramaturge congolais laisse retentir une vision de l’écriture proche de l’attentat verbal, en disant qu’elle “part comme une balle de ‘kalachnikov’ ”. Avant d’écrire : “ Un putsch se prépare. Attention, rébellion dans les entrailles. ”
S’esquisse alors une perception de l’écriture puisée au plus profond des tripes, des tréfonds du moi. Une écriture en résonance avec les réalités du corps, où la parole épouse le rythme de la pensée. “ La bouche n’est qu’un tuyau, c’est le corps qui écrit ”, nous dit Dieudonné Niangouna. Percevant l’écriture comme souffle, il témoigne que “ l’acte d’écrire devient prétexte de respirer. Un prétexte ‘je’ ”. Ce qui se déploie dans l’écriture, c’est une parole d’origine organique, laissant les mots s’exhaler de la chair, de la terre, de l’univers. “La parole a été terre, la parole a été feu, eau, vent et arbre”, dépeint l’auteur, mettant en parallèle la parole du conteur avec celle du forgeron, qui sculpte et façonne le réel, pour laisser éclore la forme de la matière. En lien avec le récit des origines, l’écrivain se dessine alors comme exégète, comme sorcier, qui fait parler la nature, entend le crépitement du feu et le murmure de la pluie, les fait pénétrer dans son corps pour leur donner vie – les forger – grâce à ses mots.
C’est parce qu’il va fouiller dans sa “ crasse personnelle ” que l’écrivain peut “lire le monde”. Pour Niangouna, comme pour Genet, l’écriture s’enracine dans une expérience originale de la blessure, du manque. De là, naît une quête qui passe par la curiosité, la peur, l’angoisse, puis le désir de défiler, de rivaliser l’indicible. Ce processus n’a rien de paisible. Il relève plutôt de l’affrontement, avec soi, avec l’autre en soi : “Je m’avance vaincu vers le monstre rédempteur, avec ma peur au ventre et mes membres qui tremblent”, écrit-il. L’écriture se déploie alors comme lutte, comme corps-à-corps avec les démons qui ravagent l’écrivain de l’intérieur : “ Je boxe à ma peine. Avec dans ma tête, l’intention de faire un spectacle que je voudrais la mise à mort de la bête, juste pour la livrer aux spectateurs pour qu’ils la mangent. ”
La sincérité avec laquelle Dieudonné Niangouna dépeint ce qui se passe en lui, au moment où il écrit, émeut profondément. “ La meilleure place ce sont les fragilités changeantes de l’être ”, confie-t-il, nous offrant à voir une écriture dépouillée, en haillons, qui assemble des lambeaux fragmentaires sur scène : “ des bouts de vie que j’écris, comme des morceaux choisis à former des corps ”. Avec des mots d’une beauté rare, l’auteur laisse éprouver la tension poétique et philosophique propre à cette écriture de l’instinct, sauvage, animale, mais aussi emplie de grâce et de sincérité. Cette réflexion sur la vérité de l’écriture est esquissée à travers une conception de l’incarnation corporelle : l’écrivain se fait acteur, fait exister les mots gravés dans sa chair. Et en même temps, l’écrivain est possédé. Quelque chose qui le précède, qui est plus fort que lui s’empare de son corps, de ses mots, jusqu’à ce qu’il le recrache, vomit, expulse la bête. C’est ce foisonnement lyrique et explosif, la beauté des mots qui lui donnent corps, qui crée la richesse de cet ouvrage de Dieudonné Niangouna, et qui permet de l’inscrire dans la lignée des grands, de Genet, de Koltès ou d’Artaud. Son écriture part de la distorsion, de la “ fusion d’idées, fourbi ou compilation d’image ”, d’une multiplicité explosive, de l’ordre de la dissémination. D’un foyer dont jaillissent des milliers d’histoires, qui fusent depuis la terre brûlée, dont les braises refusent de s’éteindre. Elles continuent à crépiter, dans la nuit, dans le silence…