* Cet article fait l'objet d'une publication simultanée sur le site de notre partenaire Féministes en tout genre.

 Antigone Sr. / Twenty Looks or Paris is Burning at Judson Church (L) est le deuxième volet d’une série de spectacles que Trajal Harral a conçu en imaginant une rencontre prenant la forme d’une proposition/question dramaturgique : "Que ce serait-il passé si, en 1963, la scène du voguing de Harlem avait rencontré celle de la danse postmoderne à Judson Church (lieu culte de la danse postmoderne new-yorkaise situé dans Greenwich Village à New York) ?" C’est ce point de départ qui permet à Trajal Harrel de concevoir des spectacles/performances ayant chacun des tailles différentes (XS, M, L, XL…) en se focalisant, cette fois-ci, sur Antigone de Sophocle.

Le voguing est une danse née dans les années 1980 à Harlem grâce à l’initiative de quelques gays et transgenres latinos et blacks new-yorkais qui tout en se situant dans la culture nord-américaine des bals travestis (drag bals) émergeant à la fin du XIXe siècle, occupent des espaces pour organiser des compétitions sous formes de duels dans lesquels les groupes s’affrontent à coups de danse, en reproduisant et en parodiant les poses des mannequins blancs des magazines de mode américains comme Vogue   . Le contexte au sein duquel ces performances ont lieu est fortement marqué par l’exclusion des vogueurs, prononcée du fait de leur race, leur classe, leurs genres et leur sexualité. Ainsi leur positionnement aux marges de la société capitaliste nord-américaine leur donne la possibilité, au sein de ces duels, de rendre leurs genres, leurs sexualités, leurs races et leurs classes racontables et intelligibles tout en proposant de nouveaux codes linguistiques, chorégraphiques et catégoriels. Ce n’est donc pas étonnant si une partie des théories queer   , notamment les premiers travaux de Judith Butler : Gender Trouble (1990) et Bodies that matter (1993)   s’y réfèrent pour rendre compte d’une conception performative des genres, des sexualités, et de tout dispositif catégoriel, identitaire.

C’est dans ce contexte que Trajal Harrel, jeune chorégraphe new-yorkais, trouve dans la mise en relation proposée entre voguing, danse postmoderne, et le mythe d'Antigone (auquel Judith Butler a par ailleurs consacré un ouvrage   ) un espace au sein duquel questionner et explorer la façon dont les individus et les collectifs mobilisent au cours de l’histoire des stratégies et de nouveaux procédés pour mettre à mal les conventions artistiques et les normes de genre, de race et de sexualité. Si l’enjeu de l’interrogation des interdits devient en effet une piste de travail qui s’incarne très bien dans les propos d’Antigone, une autre question s’y ajoute, celle de la circulation et de la traduction des pratiques dans le temps et dans l’espace. Dans ce cadre, il devient possible de s’interroger à la fois sur les tentatives de faire face aux normes dans l’histoire et de voir dans le questionnement du genre, de la danse, et de la race, non seulement des nouveaux sites de contestation, mais aussi la possibilité de réinventer à la fois les pratiques que l’on conteste et les modes mêmes de contestation.

La façon dont est proposée la mise en circulation d’une interrogation des normes au cours de l’histoire et des traditions (Antigone, Voguing et danse postmoderne) est réussie et donne la possibilité au spectateur d’accomplir plusieurs voyages avec les danseurs incarnant et donnant de la voix aux fantasmes de l’histoire. Trois moments sont particulièrement forts à nos yeux. La narration de fantasmes incarnés par les énoncés "nous sommes/we are" pris en charge par les danseurs. L’usage du dispositif scénique des carrés investis par des jeux de lumière dans lesquels les danseurs rentrent et sortent en nous faisant partager l’expérience d’un imaginaire lointain, onirique, dans lequel passé, présent, ancien et contemporain cohabitent et dans lequel les corps deviennent des véritables créatures (versus des personnages). Et enfin, le moment où Trajal Harrel, guide et animateur du spectacle, incarne, comme un chaman, la voix des anciens vogueurs en nous faisant ainsi revivre avec une grande intensité l’ambiance des duels dans les salles de Harlem. Si cet aspect est particulièrement réussi et nous donne par moments la sensation de participer à une sorte de rituel initiatique, à un happening, d’autres éléments posent problème et se situent en porte-à-faux par rapport aux intentions ou aux ambitions plus ou moins affichées dans cette pièce. Ces problèmes peuvent se résumer aux trois suivants :

1. Qu’en est-il des enjeux de classe, de race et de genre posés par le Voguing et qui conservent encore aujourd’hui toute leur actualité ? À aucun moment ne nous est donnée la possibilité d’appréhender cette question qui est pourtant centrale. Si le son et la lumière permettent par moments de rendre compte d’un déplacement historique et temporel qui donne en effet l’impression au public de voyager entre les époques, il s’agit d’une migration qui est néanmoins dépouillée de tout contenu politique et social. Certes, la théorie queer, et une certaine partie des actions militantes des années 1970 nous ont enseigné que l’humour et le maquillage étaient des outils politiques et pouvaient avoir une force corrosive non indifférente par rapport aux impensés de la société mais dans cette pièce, malgré la présence de moments d’une grande intensité scénique, tout est à l’image d’une simple évocation, sans résonance politique.

2. Pourquoi privilégier quelquefois un mode de représentation sous forme de didascalie (les costumes blancs renvoyant par moments à Antigone, tandis que des éléments de contemporanéité prennent forme dans des objets tels qu’un Mac ou une tablette transportés sur le plateau) ? En tentant d’expliquer au spectateur, peut-être un peu perdu, ce qu’il se passe sur un plateau, on propose une mise en scène somme toute assez classique n’ayant rien à voir avec la tradition de la performance qui a réellement mis à mal le concept de représentation, de la distinction public-acteurs, des notions de personnage, d’espace scénique, etc.

3. Pourquoi, enfin, privilégier un mode de représentation des corps qui reste finalement très ancré dans une vision néo-libérale et capitaliste du corps jeune, performant et athlétique ? On est très loin de la façon dont la danse postmoderne, la théorie et les performances queer ont interrogé une vision des corps classiste, agiste, véhiculant les impératifs de la société de consommation. Exception faite des moments où le travestissement aide à transcender les corps des danseurs en créatures, ils restent, la plupart du temps, habités, d’une façon transparente, par toutes les marques de la mode et les impératifs du moment, sans que cela ne soit ni thématisé, ni problématisé.
Si Trajal Harrel affirme dans le dossier de presse d’une façon plus ou moins explicite se référer aux travaux de Judith Butler, disant que ses spectacles constituent une sorte de "trouble dans le genre", la façon dont il s’y prend ne nous donne pas beaucoup d’éléments pour comprendre le déplacement ou le trouble qu’il transmet, à la fois dans les contenus et dans les modes de la représentation.

En effet, ce n’est pas dans la simple évocation de la subversion que l’on met à mal les polices de genre ou que l’on rend un spectacle subversif. C’est moins dans la verbalisation d’un propos que dans les procédés mobilisés pour rendre compte de ce propos que l’on rend son propre genre, ou son spectacle, en rupture par rapport à un ordre établi. Ainsi que l’observe dans un passage célèbre l’écrivaine féministe nord-américaine, caribéenne, Audrey Lorde (1934-1992), c’est en mettant à mal les outils du maître – et non en les reproduisant – que l’on détruira définitivement le système du maître  

 
Trajal Harrel – Antigone Sr. / Twenty Looks or Paris is Burning at Judson Church (L)
Avec Trajal Harrell, Stephen Thompson, Thibault Lac, Rob Fordeyn, Ondrej Vidlar
Décors : Erik Flatmo
Lumière : Jan Maertens
Son : Robin Meier et Trajal Harrell
Dramaturgies : Gérard Mayen