Sur le terrain déjà très balisé de la recherche proustienne, le philosophe Pierre Macherey se montre trop timoré pour apporter un regard neuf.
Quand il souhaite sortir de la tour d’ivoire des idées pures, il arrive que le philosophe s’intéresse à la littérature. Tout naturellement, il se tourne vers Proust, auteur d’un roman qui est aussi une théorie du roman et une tentative de comprendre la vie dans son intégralité, voire d’en établir certaines lois. C’est au tour de Pierre Macherey, spécialiste de Spinoza déjà auteur de plusieurs ouvrages sur la littérature, d’emprunter ce chemin avec son livre Proust. Entre littérature et philosophie . Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce chemin proustien entre les deux disciplines est déjà très balisé, puisque nombre de grands noms de la philosophie ont consacré de belles pages à Proust. Parmi eux, Walter Benjamin, Emmanuel Levinas, Gilles Deleuze, René Girard, et plus récemment, Vincent Descombes.
Ces philosophes peuvent adopter deux attitudes face à Proust : soit ils font preuve de pédagogie, tentant de démêler l’écheveau complexe de la pensée proustienne, soit ils s’appuient sur lui pour développer une de leurs intuitions philosophiques, comme par exemple Girard avec son concept de désir mimétique. Macherey choisit clairement la première voie, et c’est sur la pointe des pieds qu’il entre dans la cathédrale proustienne.
En effet, le propos de son ouvrage est de montrer comment la littérature constitue, aux côtés de la philosophie, une manière de penser, mais dont la spécificité serait d’être plus en prise avec la vie. Macherey écrit ainsi dans son introduction : “La littérature serait donc bien, à la différence de la philosophie des philosophes, de la pensée en acte, saisie telle qu’elle se produit en un temps et en un lieu donnés, donc assignée à un point de vue singulier, ce qui retient de lui accorder la dimension d’une pensée pure” . Mais ce parallélisme et cette différence entre la littérature et la philosophie n’instituent pas entre elles de concurrence, mais plutôt une forme de collaboration. La littérature devient pour le philosophe une sorte de supplétif : “C’est qu’il revient par excellence à l’art de restituer les méandres de la vie de l’esprit et de faire mieux comprendre ce qui s’y passe en réalité, ce qui est extraordinairement compliqué. Ceci admis, l’art participe à part entière à l’entreprise de la philosophie : il a valeur de philosophie” .
Cette réconciliation entre les deux disciplines est la conclusion de l’ouvrage. Dans cette perspective, l’ensemble de la Recherche du temps perdu est vu comme une forme de philosophie appliquée : “Qu’est-ce que raconte en dernière instance ce roman ? Il raconte, épisode après épisode, qu’il n’y a de pensée qu’imbriquée dans la vie dont elle épouse les ressauts, et qu’il n’y a de vie qu’empreinte de pensée, les incidents de l’une renvoyant aux incidents de l’autre et leur répondant : toute une philosophie devenue roman, récit de pensée qui, sans trahir l’esprit du récit, donne à penser, et qui, sans trahir l’esprit de la pensée, la constitue en objet de récit” . Macherey veut donc se situer au point d’articulation entre pensée et roman .
Dans cette optique, Macherey va alors déployer les aspects philosophiques de la Recherche. Il analyse la complexité de sa construction, sa polyphonie, il revient sur le thème connu de la mémoire involontaire, perçue comme une contestation du rôle de l’intelligence. Il explore également le thème de l’identité chez Proust, dont il perçoit bien l’ambiguïté, en s’appuyant notamment sur l’exemple d’Odette de Crécy, qui apparaît successivement sous les traits de Miss Sacripant, de la “dame en rose”, puis de Mme Swann .
Ces diverses réflexions occasionnent des rapprochements avec des philosophes ou d’autres penseurs, mais ceux-ci ne sont malheureusement généralement évoqués que le temps d’un concept. Il est question, par exemple, de l’harmonie préétablie leibnizienne ou de l’“image de la pensée” chez Deleuze, mais sans développement. On le regrette, car les comparaisons, plus développées avec Hegel et Breton sont intéressantes .
Ce manque de développement affecte également certaines bonnes intuitions de Macherey sur Proust lui-même. Il évoque, par exemple, chez lui ce qu’il appelle un “fondu de la pensée” et fait cette intéressante remarque : “Il y a chez Proust une fascination constante pour tout ce qui est fluide, liquide, les écoulements, les glissements, les transitions insensibles, les transparences que le grand art s’évertue à ressaisir à l’identique” . Il met ainsi le doigt sur la question de la fragilité chez Proust, mais ne voit pas en quoi elle est cruciale dans sa vision du monde, mais aussi dans son esthétique. Car, aux yeux de Proust, la vie possède une forme de ténuité dont seule la littérature peut rendre compte, et non la philosophie.
Contrairement à Macherey, Proust ne pense pas du tout la littérature et la philosophie comme deux disciplines complémentaires. Il n’y a qu’à voir comment la philosophie est satirisée à travers le personnage de Brichot. Globalement, cet aspect de confrontation, de conflictualité, est ce qui manque le plus à cet ouvrage. On s’étonne par exemple de ce que Macherey reprenne tel quel le langage religieux de Proust : salut, grâce, conversion, miracle, sacrifice… Il eût fallu le remettre en question, s’interroger sur les motivations de Proust, voire critiquer sa tendance à instituer la littérature en religion. Pour paraphraser Proust, c’est en l’attaquant qu’on le défend le mieux. C’est aussi en pointant ses contradictions, voire ses défauts, que l’on montre en quoi il est toujours vivant, fécond, inépuisable.
Pour cela, il faut oser aborder les points les plus déstabilisants de la Recherche, ceux qui peuvent susciter le doute ou le malaise : sa vision de la sexualité et de l’amour, sa critique de l’amitié, son pessimisme foncier, et sa foi en une rédemption par la littérature. Proust donne en effet une vision de la vie à la fois lucide, cruelle et contradictoire. Macherey le voit et exprime bien l’idée : “Vivre, c’est trahir de toutes les manières possibles et imaginables ; c’est commettre à l’égard des autres toutes sortes d’abus, c’est les abuser sur soi-même, c’est être infidèle à soi-même, et en fin de compte, si on totalise ces manquements, c’est trahir la vie elle-même, en contrarier l’élan positif” .
Cependant, il ne peut déployer comme il le faudrait toutes les conséquences de ces remarques, car des concepts comme ceux de cruauté, de profanation, de fragilité, n’appartiennent pas à la tradition philosophique classique sur laquelle s’appuie Macherey, mais bien à la littérature seule, voire à cette histoire pathétique de la littérature dont parlait Barthes, déjà esquissée par un Girard ou un Agamben, mais qui, c’est heureux, est encore à faire