Une revue d’études cinématographique francophone analyse les films de genre au prisme des gender studies : sérieux et novateur.

Le mot "genre" jouit, en français, d’une polysémie particulièrement heureuse. Il marque non seulement l’appartenance d’un mot au masculin ou au féminin, mais il signifie aussi l’ensemble des caractéristiques partagées par des œuvres (on parle de "genres" littéraires ou cinématographiques), tout comme il peut être utilisé comme concept critique pour analyser les rapports sociaux (le plus souvent de domination) entre les hommes et les femmes. Pour distinguer ces deux derniers sens, l’anglais dispose, quant à lui, de deux termes : genre et gender.

Dirigé par Raphaëlle Moine et Geneviève Sellier, le numéro 22 de la revue CINéMAS se situe justement au carrefour des langues et des approches en appliquant la méthode des gender studies au cinéma de genre. La démarche mérite d’être saluée pour au moins deux raisons. D’abord et avant tout, parce qu’à l’instar d’autres recherches novatrices portant sur le cinéma populaire, elle contribue au renouvellement des études universitaires, celles-ci ayant parfois eu tendance (en particulier en France) à être davantage tournées vers le cinéma d’auteur, au moyen d'analyses d'ordre esthétique. Ce numéro (dont un seul article est rédigé en anglais) présente donc au public francophone un champ d’investigations original qui enseigne comment nos imaginaires sont, en premier lieu, orientés et construits par le mainstream bien avant que nous ne soyons percutés par la rencontre avec le style raffiné d’un cinéma de cinéastes.

Mais, en plus d’oser s’intéresser à des formes cinématographiques généralement moins valorisées par la critique, la revue extrait l’analyse filmique de son registre purement esthétique ou narratologique pour regarder le septième art du point de vue des gender studies. Les articles réunis dans ce numéro s’efforcent de saisir comment, le plus souvent à grands coups de matraquages visuels, les films grands publics contribuent à façonner nos perceptions des rôles que les hommes et les femmes sont autorisées à jouer au quotidien. Autrement dit, on y apprend comment la réalité découle aussi de la fiction. Si le genre (genre) est le creuset des représentations dominantes, l’analyse genrée (gendered) des productions permet donc de questionner le statut d’évidence dont bénéficient régulièrement ces mêmes représentations. Toutefois, cet aller-retour du "genre au genre" nous donne aussi l’occasion de repérer certaines séquences qui viennent semer le "trouble dans le genre", en instaurant un doute dans la régularité des identifications masculines et féminines et, parfois même, en provoquant leur transformation.

Des travaux portant sur la comédie ou le genre policier mettent ainsi en évidence à quel point il est rare d'y rencontrer un protagoniste femme capable soit de nous faire rire, soit de mener une enquête. Au nombre des exceptions en mesure de tenir l’affiche et d’y défier les Bourvil, De Funès et autres Pierre Richard, Ginette Vincendeau ("Brigitte Bardot, ou le problème de la comédie au féminin") compte notamment l'actrice de Et Dieu créa la femme. L’auteure analyse la carrière de BB selon un angle original : elle la sort de sa seule image de sex symbol pour l’intégrer dans une lignée partant de Bécassine, passant par la Zazie de Queneau et allant jusqu’à Françoise Sagan. Du côté du rétablissement de la frontière entre le bien et le mal, le texte de  Gwenaelle Legras ("Les enquêtrices dans le film policier français des années 1979 et 1980")  souligne l’apparition relativement récente (dans les années 70) des femmes policières sur grand écran. Son texte met en évidence comment le genre policier, lorsqu'il se conjugue au féminin, rime souvent avec clichés. La plupart du temps, malgré leurs efforts et leur bravoure, les inspectrices ne cessent d’en découdre avec les rôles sociaux et les caractéristiques que le genre leur attribue traditionnellement, à savoir : la mère, la victime, la sensiblerie et les émotions, la faiblesse.

A l’inverse, mais dans un tout autre genre, Pascale Fakhry ("Femme active et femme au foyer dans le woman’s horror film") remarque qu’à partir des années 2000, de plus en plus de films d'horreurs centrés sur un personnage féminin ont été interprétés par des stars. Elle lit cette arrivée comme un effet (positif) des revendications féministes de la deuxième vague (à la fin des années 60) mais, au vu du traitement réservé à ces nouveaux protagonistes femmes de la terreur, elle considère tout autant le succès du women horror show comme un symptôme de l’ambiguïté propre au post-féminisme contemporain. François Xavier Molia ("Narration genrée et figure de l’empowerment féminin dans le film catastrophe hollywoodien") repère la même ambigüité dans les films catastrophes. Alors que ces films (Titanic en tête de file) s’ouvrent de plus en plus à un public et à des héroïnes féminines, ils n'en déploient pas moins des structures narratives qui gardent toute sa place à l'héroïsme masculin et perpétuent les stéréotypes propres aux rapports de sexe.

Comme l’explique admirablement Julianne Piduck ("The body as gendered Discourse"), tout l’intérêt du travail sur le genre, au double sens du terme, consiste en cette exploration de la construction des identités contemporaines et des relations de pouvoir qu’elles entretiennent avec les images du passé. Au fond, voir le cinéma sous cet angle, c’est regarder des corps et des histoires en mouvement pour en étudier tout aussi bien la stéréotypie, à savoir l’effrayante répétition du même, que les légers tremblements, à savoir la figuration d’une altérité surprenante. Mais c’est aussi, comme le souligne à juste titre Jean-Marc Leveratto ("Genre cinématographique, identité sociale et gender") dans une analyse érudite de la cinéphilie féminine à Longwy dans les années 50, prendre en compte les préférences effectives des consommatrices et des consommateurs : s’efforcer de donner du sens à leurs pratiques et à leurs divertissements. Entre différences et répétitions, la revue CINéMAS se penche donc sur la machine à rêves cinématographique pour mettre en lumière certains de ses rouages. Gageons qu'un tel système de projections n'a pas fini de nous révéler tous ses secrets