Deux études portant sur le romantisme, attachées aux différentes conceptualisations allemandes de la philosophie de ce mouvement.

Ces deux volumes sont sans aucun doute d’une belle facture éditoriale, ce qui peut les réunir, mais ils ont surtout un thème commun, même si rien ne laissait probablement prévoir la conjonction des publications. Le thème commun : les notions centrales du romantisme. Mais ce n’est pas tout : ils ont aussi une manière commune d’entrer en rapport avec le romantisme. Elle ne consiste pas à chercher à en faire l’histoire, elle ne veut pas nécessairement contribuer à renouveler l’historiographie du romantisme. Elle est plus précisément orientée vers le souci de peser les liens entre romantisme et modernité, à une époque où cette dernière est mise en question.

Bien sûr, ces deux ouvrages ne se déploient pas sur le même plan et nous allons donc dissocier les commentaires. Mais, en première approche, ils énoncent assez bien que l’on peut encore essayer de penser de nos jours avec et dans le romantisme sans tomber dans les pièges de la réduction de ce mouvement à quelque mal d’amour. Pièges doubles puisqu’ils consistent le plus souvent à traiter le romantisme comme un mouvement homogène et uniforme et à céder à l’imagerie un peu niaise de l’“amour romantique”. Or, ces deux ouvrages sont des livres de philosophie et instaurent un dialogue avec les romantiques à l’époque où la question de nos propres limites est posée.

Au passage, il convient de souligner que ces deux ouvrages constituent des recueils d’articles préalablement publiés dans des revues ou des ouvrages collectifs. Parfois, ils regroupent des conférences inédites. En tout cas, les sources sont indiquées et permettent de se référer aux premières publications si l’on veut vérifier les changements opérés (quand c’est le cas) entre les différentes éditions.

Dans le premier volume cité ici, Olivier Schefer organise un parcours assez général, qui a cependant le mérite de rendre compte en plusieurs temps de l’expansion du romantisme. L’auteur répartit son propos en trois sections : “Hérésies romantiques”, “Dynamique de l’inachèvement et montages fragmentaires”, “Formes et images du rêve”. Ces énoncés disent fort bien ce que l’auteur nous invite à comprendre : que le romantisme est trop souvent perçu comme une réaction rétrograde et passéiste à l’égard de la modernité historique, en marge de sa réduction à quelques figures amoureuses. Or, il existe aussi un romantisme des barricades. Mais surtout, les romantismes européens, préfère montrer l’auteur, ont rendu possibles les grandes options esthétiques et théoriques des XIXe et XXe siècles.

Le premier objectif de l’ouvrage est donc de rendre justice à la complexité de ce mouvement qui, écrit l’auteur, est “davantage un carrefour étoilé, ouvert à diverses directions, qu’une ligne droite et continue”. S’il faut absolument définir le romantisme, il faudrait alors affirmer ceci : “Désespérant des institutions, du machinisme et de l’individualisme moderne, l’homme de la religiosité subjective peut revendiquer sa solitude de manière positive, à l’instar du dandy baudelairien, qui se livre au culte quasi religieux de son propre moi.” Pour filer les traits baudelairiens, il faut alors prolonger le propos en précisant : l’héroïsme de la vie moderne aboutit en ce cas à une sainteté autarcique et aristocratique, à une haine de la nature spontanée et sexuelle, car dénuée d’esprit (cf. Baudelaire dans Mon cœur mis à nu).

L’auteur insiste fortement sur la perspective romantique concernant l’art, sur le concept d’art élaboré par les romantiques. Les écrivains romantiques sont importants de ce point de vue, montre-t-il, parce qu’ils procèdent de la crise du divin. Ils contribuent à forger une évidente réaction (mélancolique et mystique) à la crise du divin et au désenchantement du monde. Ils se présentent comme les inventeurs d’autres voies spirituelles. Et l’auteur de renvoyer aux textes emblématiques du romantisme allemand, sur lequel nous reviendrons avec l’ouvrage de Françoise Dastur. Certes, la “mort de Dieu” est la conséquence la plus visible de la culture séculière des Lumières (Voltaire, Heine, Diderot, Jean-Paul). Mais ce qui est ressenti maintenant est autre : comme si l’homme du monde d’après n’avait plus pour choix que la déploration mélancolique face à l’objet perdu et le dégoût à l’égard d’une réalité d’autant plus accablante qu’elle s’est trouvée de nouvelles idoles matérielles.

De là nait la théorie de l’artiste créateur, version romantique. Il ne s’agit évidemment pas de mettre l’art au service de la religion positive, mais bien de l’envisager en tant que religion. L’art devient relève et forme substitutive. Il exprime sous une forme sensible une conception de l’infini, ou une conception transcendante, qui fait de l’artiste lui-même un prêtre (Novalis), un médiateur entre l’humain et le divin, doté d’un pouvoir magique de transmutation des éléments. Mais pour revenir aux relations entre le romantisme et la modernité, il faut bien sûr discuter cette idée qui parcourt l’ouvrage : les premières abstractions (modernistes, notamment en peinture) auraient différemment repris à leur compte le projet romantique d’une religion de l’art (ici l’auteur pense à Paul Klee, prolongeant ensuite la réflexion jusqu’à Joseph Beuys et sa problématique d’un art social rédempteur de l’espèce souffrante). Idée prolongée ensuite par un parallèle concernant, cette fois, la politique (rapprochant le romantisme d’Artaud, et revenant sur la querelle Artaud/Breton sur la révolution politique et l’adhésion au communisme).
L’analyse reprend ensuite, par un autre biais. Il s’agit de Novalis et de sa tentative de rapprocher l’art et la vie, paradoxalement, par une théorie du suicide. Contrairement à ce qu’enseigne Kant, au cœur des Lumières, Novalis fait du suicide une condition préalable de la philosophie, et ceci pour des raisons mystiques. Où l’on voit surtout que le romantisme s’efforce de transgresser l’affirmation primordiale du criticisme, selon lequel on ne peut rien connaître au-delà des limites de l’expérience. Or Novalis veut tenir simultanément le vouloir et le non-vouloir (qui n’est pas la même chose que le “ne pas vouloir”), position que l’auteur rapproche du commentaire fait par Gilles Deleuze de la formule de Bartleby (I would prefer not to). C’est à partir de là qu’il fait entrer le rêve dans les modes de la connaissance définis par le romantisme.

Il fallait aussi expliquer ce qu’il convient d’entendre par la pratique romantique du fragment. L’auteur accomplit cette tâche à partir des écrits de Novalis. Il montre alors que le fragment – pour évoquer un problème autour duquel s’est focalisée la querelle déjà ancienne du postmoderne – peut constituer un inachèvement par défaut ou relever d’un projet d’inachèvement. Ce dernier cas est celui des romantiques, sur lequel s’étaient déjà penchés Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (L’Absolu littéraire), cités par les deux auteurs dont les ouvrages sont commentés ici. L’inachèvement est programmatique. Il se manifeste souvent par des œuvres interminables, comme il peut se manifester sous forme d’aphorisme. Tout devient éternel, rien ne s’accomplit jamais. La forme finie et délimitée est impossible. Mais ce n’est pas uniquement sur ce point qu’insiste l’auteur. Il s’attache à un autre type d’inachèvement : l’effacement de la frontière entre l’œuvre et l’esquisse. Et il insiste sur les prolongements de ce fait dans l’art moderne (en commençant par évoquer Le Chef-d’œuvre inconnu de Honoré de Balzac). En un mot : la promotion romantique de l’inachèvement et d’une forme qui repousse ses propres limites engage une relecture de la tradition classique de la perfection, du limité et de l’harmonie objective.

Absence de système, fragment, infini, sublime, poésie… Autant de termes fondateurs du romantisme. Mais alors comment comprendre cette idée de l’œuvre d’art totale qui parcourt aussi les textes romantiques ? L’auteur reprend ce problème pour terminer son propos. Il fait allusion d’abord à l’image romantique de la cathédrale gothique. Mais pour préciser que la totalité visée par l’œuvre d’art totale diffère du gigantisme et de la monumentalité. La totalité n’est pas le tout (leçon de Hegel à l’appui). Elle est fusion des formes, entraînant l’abolition de la solitude sublime. L’unification des arts particuliers, par-delà la croyance en une irréductibilité de ceux-ci, vise à surmonter la logique normative de la mimésis et du paragone. Elle définit une partie de la crise de la modernité, en assumant sa propre impossibilité dans l’élaboration d’une œuvre susceptible de traiter ironiquement sa propre histoire. Elle n’est pas clôture sur soi ou retour circulaire sur soi, mais forme ouverte dans le temps et dans l’espace, puisque la poésie est proprement illimitée.

Les mêmes éléments, autrement agencés, parcourent le travail de Françoise Dastur. L’ouvrage est de même facture : un recueil d’articles. Ces derniers proviennent d’une série de cours prononcés en anglais au Collegium Phaenomenologicum de Péruge, durant l’été 1991 et l’été 1996. Le cadre ? Un programme consacré au tragique. La quatrième semaine étant vouée à Hölderlin. Au passage, Dastur a raison de remarquer qu’il n’est pas si aisé de parler en anglais de textes allemands, médiatisés par les traductions françaises, d’autant que celles-ci laissent la porte ouverte à de nombreuses errances. Passons sur ces détails pour revenir sur le problème global introduit ici. Effectivement, ces réflexions alimentent une perspective identique à celle dont on a rendu compte dans le premier ouvrage présenté : le rapport entre le romantisme et la modernité. Et Dastur de faire remarquer d’emblée que Hölderlin, dont l’ouvrage majeur, Hypérion, renvoie à la Grèce, n’oppose jamais les Grecs et la Modernité, comme des conservateurs contre des progressistes. La période grecque n’est pas pour lui un moment esthétique de l’histoire occidentale, mais un processus historique dynamique qui a disparu et qui, en disparaissant, s’est révélé à nous dans sa vérité. Une même réflexion vaut pour les rapports de l’Orient et de l’Occident, si, justement, les Grecs opèrent à la charnière de ces deux moments du soleil.

D’ailleurs, pourquoi sous-titrer cet ouvrage : Le retournement natal ? À dire vrai, l’expression appartient à Hölderlin même et elle fait partie de ces phrases quasi impossibles à traduire : vaterländische Umkehr, sans doute quelque chose comme le mouvement qui peut vous saisir lorsqu’au cours d’un voyage vous décidez d’un retour chez vous, mais qui ne saurait être ni “nationaliste” (Vaterland, voué au père), ni “national” (puisqu’il est plutôt Nationelle dans le texte allemand), un retour qui ne vise pas la reconquête d’une intimité perdue, mais la forme violente d’un revirement par lequel l’homme est amené à endurer ce qui fait de lui un être éminemment historique.
D’une certaine manière ce second ouvrage est parcouru par les mêmes concepts que le précédent : infini, tout, Art, fragment, divin… Dastur les remploie d’abord autour de deux ouvrages de Hölderlin : Hypérion et Le Fondement d’Empédocle. Sachant qu’il existe un évident parallèle entre Empédocle et Hölderlin, le poète peut souligner qu’il ne tient plus aux individus en particulier, d’autant qu’il voudrait agir en un sens universel. Il a l’ambition de devenir poète, c’est-à-dire de voir le tout. Mais, comme on le sait, Empédocle est trop impatient. Il finit par se jeter dans l’Etna. Encore faut-il préciser : non par amour de la mort, mais dans son désir de vivre. La tragédie devient la représentation d’une action dramatique, d’ailleurs pas immédiatement, puisque Hölderlin rédige trois versions successives du drame. Mais pour en tirer tout le sel, il faut suivre les belles pages consacrées à l’Empédocle de Hölderlin, dans cet ouvrage, lesquelles ne cessent simultanément de confronter Hegel et Hölderlin l’un à l’autre (leur proximité – dans Le Plus Ancien Programme systématique de l’idéalisme allemand – rendant compte de leur opposition, de leur tension dans le respect de leurs limites respectives, sans réconciliation).
Dastur pénètre alors plus avant dans la question romantique. Elle en relie les traits à la dimension politique que nous n’avons pas encore évoquée. Pour le romantique, la poésie seule peut être l’éducatrice de l’humanité de sorte que la tâche du penseur consiste à rendre les idées esthétiques, ici mythologiques, afin qu’elles puissent être comprises par le peuple.
Il faut aussi insister sur un point concernant cet ouvrage, c’est la précision des analyses de Dastur, qu’on la suive ou non dans sa lecture des textes de référence. Elle procède moins à des synthèses qu’à l’exploration minutieuse de textes choisis (exploration qui travaille aussi les langues de référence) articulés cependant autour de cet axe du retournement natal : si tout commence avec la Grèce, c’est qu’on y découvre aussi certains rapports entre nature et poésie, ceci s’exposant dans des romans philosophiques, obligeant à statuer sur la religion, l’histoire et la destination de l’homme. Le plan d’ensemble de l’ouvrage manifeste fort bien le projet de “s’acheminer vers la parole” de Hölderlin – Dastur revendiquant cette allusion à Heidegger, non développée dans cet ouvrage.

Lorsqu’il est question de nature et poésie, le commentaire se fait classique. On sait que ces deux termes sont les mots-clefs de la fin du XVIIIe siècle. Poésie, parce que cette période est l’époque du premier romantisme, celui des frères Schlegel, qui prête à “poésie” la signification de son étymologie : activité créatrice à l’œuvre dans toutes les formes d’art. Quant à la nature, elle nous renvoie à l’idée d’une Naturphilosophie, objet de longues dissertations dans l’Allemagne de l’époque, mais parce qu’on inclut dans ce terme la dimension grecque d’une totalité et l’élaboration rousseauiste d’un “retour à la nature”. La poésie doit devenir la manière adéquate de penser et d’exprimer la totalité embrassant tout. Dastur nous met devant un fait : la question que Hölderlin partage avec chacun des penseurs de cette période (Goethe, Schiller, Novalis, Schlegel, Schelling, Hegel), c’est la question de la totalité et de l’absolu. Mais l’originalité de la réponse du poète consiste dans sa conception de la totalité, conçue comme vivante et temporelle, intégrant un processus de différenciation interne.

Voilà ce qui donne aussi à Hypérion sa teneur caractéristique. Le roman de Hölderlin est un roman de formation. Il conte l’histoire de l’éducation du héros : enfance, contact avec la nature, éducation par un maître, expérience de l’amitié et de l’amour, finitude et mort. Il prend place dans la Grèce moderne, y déployant son thème fondamental, celui de la recherche d’un chemin permettant de retrouver l’unité perdue avec la nature, dont la Grèce antique est le symbole (sachant qu’il n’est pourtant pas possible de revenir à la Grèce antique). Dans la société moderne, l’humain fait l’expérience de la séparation de la nature et de l’absence du divin. C’est l’occasion de construire un parallèle entre Hölderlin et Schiller, deux poètes qui se sont rencontrés, mais qui n’utilisent pas les mêmes références de la même manière. Schiller, en effet, lu avec enthousiasme par Hölderlin, pense que les Grecs vivaient en intimité avec la nature, et que nous ne pouvons pas trouver en eux l’intérêt sentimental qui est celui des Modernes pour la nature. Les Grecs ne faisaient eux-mêmes aucune différence entre nature et culture, la culture se déployant chez eux dans la proximité avec la nature.

La perte de la nature dans la modernité doit en revanche conduire à la réconciliation avec elle, et donc à une culture qui devrait nous ramener à la nature par la voie de la raison et de la liberté. On reconnaît un schéma assez répandu. Première étape : harmonie entre la nature et la culture ; deuxième étape : l’art conquiert sa liberté en se retournant contre la nature, et en brisant les liens qui l’attachent au tout ; troisième étape : retour de l’art accompli à la nature et la sensibilité et la raison sont réconciliés. Évidemment, le débat ainsi entamé se prolonge, et Hölderlin n’a pas le même fil directeur que Schiller, puisqu’il traite la question de la collaboration avec la nature autrement, ainsi que la question de la limitation de l’homme. Tout ce chapitre permet à Dastur d’explorer non seulement la conception de la nature élaborée par le poète, mais encore sa conception des rapports de la nature et du sacré.

C’est sur deux chapitres importants que l’ouvrage se termine : l’un portant sur la religion, l’autre sur l’histoire. Il est certain que la lecture du Plus Ancien Programme systématique de l’idéalisme allemand (dont on ne sait de qui il relève, quoique la graphie révèle la main de Hegel) oriente le romantisme vers une théorie de la libération de l’homme qui passerait par la création d’une nouvelle religion (à partir du religare latin) ou d’une nouvelle mythologie, en l’occurrence une mythologie de la raison.
Dans un premier temps, cela permet à l’auteure de préciser ce qu’il convient d’entendre par là, d’autant que l’auteur du texte a une attitude violemment critique à l’égard de l’enseignement théologique reçu. Dans un second temps, elle présente une brève analyse des écrits de Hölderlin sur ce thème. Elle reprend les notions centrales de destin, de sacré, élévation, divin, esprit… et s’arrête plus particulièrement sur la question de la preuve de l’existence de Dieu, dans la mesure où cette dernière fait prendre la mesure de la transfiguration que subit l’idée de Dieu dans la pensée du poète. Dieu n’est pensable qu’à partir de la structure totale formée par l’homme et le monde. La preuve désormais s’appuie sur la correspondance poétique de l’homme et du monde qui, dans leur échange mutuel, font apparaître le “plus” infini qui est éprouvé par Hölderlin comme “Geist” (esprit, Dieu). Disons d’ailleurs, souligne Dastur, qu’il s’agit d’attester Dieu que de le prouver.

Reste alors la question de l’histoire. Pour Hölderlin, l’histoire mène du monde divin de l’Antiquité à la nuit des dieux qui culmine dans la réforme réelle qu’accomplit la Révolution française, et celle-ci en appelle à la révolution poétique qui seule peut faire de ce feu terrestre un feu céleste.

Encore un mot, pour les amateurs de “beaux” livres, ce Hölderlin paraît chez Encre marine, qui nous offre une édition tout en élégance et raffinement. Ne sachant pas si les publications autour du romantisme vont se multiplier ou non, ces deux publications, en tout cas, amorcent des réflexions synthétiques qui facilitent l’approche conceptuelle de ce mouvement.