Alors que la formation juridique donne de moins en moins d’importance à la question du droit naturel, nombre de penseurs et de juristes s’alarment de cette situation. Le Défi d’Antigone, sans être militant, vient rappeler le caractère continu et souvent décisif de cette interrogation.

 

À quoi peut prétendre aujourd’hui la parution d’un ouvrage consacré aux penseurs historiques du droit naturel ? Publiée aux éditions Michel de Maule, cette Promenade animée par Yves Lemoine et Jean-Pierre Mignard ne poursuit pas un objectif d’exhaustivité sur la question. L’on peut d’autant plus aisément le comprendre que cet opuscule s’affranchit en apparence de toute volonté à proprement parler descriptive pour mettre en scène un dialogue, une quasi-disputatio portant sur la thématique du droit naturel, illustré par ses figures emblématiques.
 
Cette forme de légèreté est bienvenue pour un sujet qui, malgré un désintérêt croissant et regrettable remarqué dans les facultés de Droit françaises, est très longtemps resté l’une des préoccupations essentielles des juristes : existe-t-il, au-delà du droit tel qu’il est établi dans les sociétés humaines, un ensemble de principes imprescriptibles et supérieurs que l’homme serait voué à respecter, au risque de sombrer justement dans l’inhumanité ?
 
L’on comprend bien pourquoi cette interrogation, tout particulièrement aux époques modernes et contemporaines, a pu agiter les esprits juridiques les plus fins et justifier des controverses sans fin. A supposer que ces règles existent, à qui revient-il de les fixer ? Dans des sociétés toujours plus sécularisées, cette perspective prend d’autant plus de relief que la justification théologique perd de son importance, de son influence ! C’est pourtant celle-ci qui présidera longtemps à la qualification des racines du droit, de leur origine la plus profonde.
 
Il n’est pas non plus inutile de préciser que cette problématique s’est de nouveau posée avec force au sortir de la Seconde guerre mondiale. La détermination à faire table rase à tout prix et la toute-puissance du législateur ont été des armes de choix au service de régimes dictatoriaux ou totalitaires ayant laissé un souvenir macabre et déroutant. C’est justement cette toute-puissance qui est fondamentalement remise en cause à la fin du second conflit mondial du XXe siècle, au profit d’un rappel vigoureux par certains penseurs et juristes de l’existence de droits supérieurs et imprescriptibles, qui s’appliquent aux individus dans leur ensemble. Les droits de l’homme en rempart contre les totalitarismes, voilà une idée qui eut le vent en poupe dans la deuxième moitié de ce siècle mouvementé et qui vint innerver peu à peu la réflexion des juristes, d’Occident en Orient.
 
A dire vrai, cet ouvrage semble donc prendre le parti non seulement de décrire ce retour éclatant d’une forme de droit naturel, mais aussi de décrire son apparition et ses grandes figures. Avec pour socle le mythe fondateur d’Antigone, celle-là même qui s’opposa - au nom d’une justice supérieure et divine - à la décision du roi de Thèbes de ne pas offrir de sépulture à son défunt frère, la discussion entre Yves Lemoine et Jean-Pierre Mignard offre une plongée dans les origines du Droit. Chaque chapitre est consacré en apparence à un ou plusieurs auteurs, mais le fil de la discussion permet au magistrat et à l’avocat de donner des précisions souvent édifiantes, et d’évoquer avec elles des auteurs moins fondamentaux mais capables, eux aussi, d’éclairer cet obsédant questionnement.
 
A la lumière des grandes étapes de l’existence d’une idée de droit naturel, cet ouvrage sans prétention d’exhaustivité donne à y réfléchir de nouveau, à l’heure où les facultés de droit en France semblent avoir dans leur majorité oublié jusqu’à son existence. Sans parler d’événement dans les librairies juridiques, Le Défi d’Antigone est un signe encourageant pour celles et ceux qui n’admettent pas que le droit ne puisse être qu’une question de volonté pure. En effet, le droit naturel est porteur de barrières, de limites, quel que soit le sens que l’on désire lui donner - il est donc aussi porteur d’un authentique enjeu politique, car la définition de ces barrières va constituer un cadre juridique, s’il en est, tout à fait décisif dans l’exercice du pouvoir.
 
La lecture de cet ouvrage est donc recommandable : il offre une perspective relativement complète des grands moments du droit naturel. De la savoureuse et encore vivace dialectique entre droit des institutions et droit des personnes, jusqu’à la traduction en droit positif de principes ayant trait aux droits de l’homme, elles sont là bien retracées, sous l’œil critique de deux interlocuteurs aux profils différents et aux formations philosophiques complémentaires. L’on pourra néanmoins reprocher à ces derniers d’avoir quelque peu formalisé leurs discours, si bien que l’apparence initiale de conversation savante laisse peu à peu la place à une leçon théâtralisée. Ce reproche ne saurait cependant condamner l’opuscule à l’opprobre. Le choix du Discours préliminaire au Code civil de Jean-Etienne Marie Portalis témoigne d’une grande finesse d’esprit, en ce que ce dernier est encore aujourd’hui, plus de deux cent ans après sa rédaction, un texte absolument saisissant quant au sens du droit naturel.
 
Quant à l’existence même de ce droit naturel, sa réalité tangible, il est bien difficile d’exiger d’un simple ouvrage de nous livrer une réponse absolue. Toutefois, c’est avec beaucoup d’intelligence que les auteurs prennent le temps de démontrer de manière nette la filiation de certains juristes majeurs au droit naturel, alors même que ceux-ci n’ont cessé d’influencer le droit de leur temps. C’est cette présence, volatile et effacée, qui est mise en lumière tout au long de ce dialogue argumenté ; ces marques du temps qui témoignent de préoccupations communes aux grands juristes, et qui "ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru."   Si l’on ne peut pas ainsi prouver de manière absolue l’existence d’un droit naturel à l’heure du positivisme redevenu roi, la vérité que révèle un intérêt constant chez les juristes à ce sujet n’en est pas moins fondamentale. C’est malheureusement la raréfaction de cette inquiétude essentielle qui devrait, par analogie, constituer un véritable motif de crainte. Sans être un appel au sursaut jusnaturaliste, Le Défi d’Antigone est un hommage appuyé à sa présence plusieurs fois millénaire et dont le juriste, s’il se veut être complet, doit être conscient