Vols allers-retours aux pays des théories du genre et du féminisme.

La diplopie désigne une maladie oculaire. Celle ou celui qui en est affectéE voit en double un objet simple. Vulgairement dit, elle ou il louche. Au nombre des symptômes de la maladie, en plus de la perception distordue de la réalité, on compte notamment des difficultés de lecture voire même parfois la perte d’équilibre. Les garants de l’Ordre Naturel, les fervents défenseurs de La Différence des sexes, les puristes de La langue française, bref, tous ceux qui se sentent solidement enracinés dans la certitude des choses et des êtres, accableront sans doute le texte d’Anne-Emmanuelle Berger d’un tel diagnostic. Mais à trop vouloir voir et parler clair, à trop vouloir identifier définitivement les choses et les gens pour ce qu’ils sont, à trop redouter les ombres, ne risque-t-on pas aussi de se fourrer le doigt dans l’œil ?  

Professeure dans les Universités américaines et françaises, (post-)féministe, l’auteure du Grand théâtre de genre n’a eu de cesse de traverser l’Atlantique depuis une trentaine d’années. Au début de sa carrière, en véritable témoin privilégiée, elle vit donc, de ses yeux vu, le triomphe de la french theory sur le sol américain. Par cet idiome, on désigne habituellement l’amalgame, si étonnant et si prolifique, des traductions et des pensées de Foucault, Baudrillard, Derrida, Cixous, Barthes et consorts : leurs effets in loco. Quelque temps plus tard, toujours au pays de l’Oncle Sam, elle assista d’aussi près à  l’apparition des gender, des lesbian and gay  et des queer studies : filles récalcitrantes et activistes des études féministes justement mâtinées de french theory. Revenue aujourd’hui enseigner dans nos contrées, Berger voit débarquer, avec un retard considérable, les traductions de ces pensées made in USA.

On lit donc Le grand théâtre du genre comme si l’on pouvait encore prendre le Concorde. Les cinq actes qui le composent sont autant d’allers-retours durant lesquels on remplit ses bagages de textes de philosophies françaises et de théories féministes, dans un sens, pour repartir, dans l’autre, avec leurs adaptations, leurs hybridations tout droit venues d’outre-Atlantique. Se dessine alors une cartographie d’un savoir complexe, suspendu entre deux continents, deux langues, deux temps. Et Berger, de son hublot, de nous donner à voir une scène : celle du grand théâtre virtuel des théories du genre. 

Semblable à la trajectoire d’un boomerang, l’écriture de Berger n’est pas lost in translation mais louche en translations, en déviations et en détours. En effet, de ses voyages franco-étatsuniens, la directrice de l’Institut du genre (CNRS/Universités), ne ramène aucune synthèse, aucune "théorie du genre" bien unifiée et prête à l’emploi mais des différences diffractées par un nombre impressionnant de personnages conceptuels : Freud, Lacan, Cixous, Derrida mais aussi Money, Goffman, Scott, Haraway, Butler, Newton, Rubin, Sedgwick, …  ToutEs sont vuEs et luEs à travers leurs efforts pour cerner un objet spontanément perçu comme divisé : le genre en tant qu’identification à l’être homme ou femme. Or, à suivre le fil de leurs tentatives répétées d’enserrer un tel objet, on s’aperçoit que "trouble dans le genre" il y a. Plus l’on s’approche du genre, plus il devient fuyant. Plus vous cherchez l’homme ou la femme, moins vous les attrapez. 

Le concept de "genre" (gender) est donc venu relayer utilement la construction sociale des identités pour barrer la seule référence au biologique et à la nature et montrer le caractère construit de nos êtres sexués : l’incidence de la société, des normes et du langage sur nos corps et sur leur perception. L’ouvrage de Berger en dresse une histoire non linéaire, tout en insistant pour que celle-ci soit perçue comme une fondamentale comédie des sexes. L’auteure s’appuie ainsi sur l’étymologie, les passages ou les assonances d’une langue à l’autre afin d’indiquer à quel point les termes récurrents et décisifs pour les études de genre (performance, drag(ue), visibilité, citation, répétition…) se rattachent au lexique de la scène, en sont des incarnations. D’où sa question principale : "Quelles sont les conséquences philosophiques et politiques, quels sont les effets culturels de cette théâtralisation à la fois pratique et théorique du genre ?"  

Au fur et à mesure que les auteurEs défilent sur cette scène, qu’ils/elles viennent y réciter leurs tirades théoriques, on s’aperçoit que le genre ne peut jamais être appréhendé univoquement mais par le biais de ses doubles, de ses simulacres démultipliés. Dans la mise en scène orchestrée par Berger, la comédie des sexes ne peut plus se résumer à la stricte opposition homme/femme : le pluriel y triomphe pour faire éclater la "distinction habituelle entre le vrai et le faux, le réel et la fiction qui s’en trouve radicalement affectée : car, dans la logique d’un certain théâtre, plus c’est faux, plus c’est vrai".   À bien des égards donc les théories du genre renversent le platonisme, sa quête d'unité pour s'assurer du vrai et sa conjuration des simulacres hors de la cité idéale. Et le désir, plus que de s’alimenter du manque, de se nourrir "des fictions du genre"   .

Toutefois, il s’agit de bien saisir la portée de ce théâtre des genres, de cette comédie des sexes, prendre la mesure de leurs effets dans le réel. Opposant un théoricien à l’autre, Berger en vient à questionner l’exigence de visibilité, la spectacularité inhérente aux revendications issues des théories du genre. Dans une filiation toute derridienne, l’auteure s’enquiert alors de savoir si de telles fictions ne gagneraient pas à être lues plutôt qu’à être vues systématiquement et totalement. S’il est clair qu’il faut nécessairement sortir du placard ou des coulisses pour réciter son texte et ses sexes, faut-il pour autant condamner tout point aveugle de la scène ? Tout doit-il systématiquement être visible et être montré? Le texte que constituent les façons dont s'écrivent sexualités et identités ne garde-t-il pas toujours un point d’irreprésentable? Y renoncer reviendrait peut-être à compromettre le mouvement même qui anime la théâtralité du genre. Ainsi Berger invite-t-elle à la prudence en nouant à l’impératif du visible celui du lisible. En ce sens, elle complexifie la donne et plaide pour "préserver l’idiome de différence sexuelle" en tant qu’elle n’est justement pas à voir mais à lire. De la même manière, au détour d’une analyse fouillée de textes sur la prostitution et les travailleur/euses du sexe, Berger finit par se demander si la désaliénation et l’émancipation souvent prônée par les queers ne coïnciderait pas, en dernier recours, à un self made corps calqué sur la logique du self made man et, par conséquent, entièrement doublé par les flux capitalistes. 

On le voit, l’effort de Berger consiste, en un grand écart aussi inconfortable que nécessaire, à travailler les concepts et textes tragiques des mères et des pères françaisEs, -différence sexuelle, lisibilité, point aveugle, tache, sujet- au corps à corps avec les éclats de leurs enfants naturels d’outre-Atlantique (drag, queens, performance, empowerment). Un tel ouvrage pourra effectivement sembler louche : pour les détracteurs de la théorie du genre, en cela qu’il révoque la logique de la référence naturelle, pour les plus fervents partisans des gender et queer studies, en cela qu’il ralentit parfois l’élan des revendications (micro-)politiques à l’œuvre dans leurs théories. De notre point de vue, quand le strabisme devient style, il finit par se faire charme. Et l’écriture de déployer des champs de pensée restés jusque-là invisibles