Un livre-témoignage pour les quarante ans de la Chartreuse, monument religieux du XIVe siècle aujourd'hui transformé en Centre National des Ecritures du Spectacle.

Cette année, la Chartreuse célèbre ses 40 ans. "Monument aux écritures", cette abbaye réhabilitée dans les années 70 s’est depuis imposée comme principal lieu de résidences artistiques en France et a accueilli plus de 4000 artistes depuis sa création. Véritable symbole, elle incarne la convergence réussie des politiques patrimoniales et culturelles des quarante dernières années. Afin de lui rendre hommage, les éditions de l’Entretemps publient cet ouvrage collectif, réalisé sous la direction de Daniel Conrod. Conçu comme un véritable livre-témoignage, La Chartreuse 1973-2013 entrelace – pêle-mêle - récits d’hommages de personnalités politiques, commentaires d’historiens et de chercheurs, contributions scientifiques, textes d’écrivains et extraits de journaux d’artistes, enrichis par de nombreuses photographies… Parmi les quarante signatures, on rencontre Aurélie Filippetti, François de Banes Gardonne, le directeur actuel de la structure, mais aussi l’urbaniste et philosophe Claude Eveno, la chorégraphe Carolyn Carlson, l’écrivain Patrick Goujon, pour ne citer que les plus célèbres. Ce que tous ont en commun, c’est d’avoir partagé l’expérience de la Chartreuse et d’avoir ainsi contribué à l’écriture de son histoire.
 

Livrer un lieu à l’art

Quelques faits pour commencer. En 1973, la Chartreuse de Villeneuve Lez Avignon, un monastère du XIVe siècle laissé à l’abandon devient Centre International de recherche, de création et d’animation (CIRCA), dévolu à la création contemporaine sous toutes ses facettes. Ce tournant s’accomplit sous l’impulsion de Jacques Duhamel, à l’époque ministre des affaires culturelles, de Jacques Rigaud, son directeur de cabinet et de Jean Salusse, alors directeur de la Caisse nationale des monuments historiques et des sites. Les trois hommes décident d’investir ce monument médiéval afin d’initier des travaux de restauration, mais aussi et surtout, de le faire revivre. Le sauvetage de ce site majeur du patrimoine français doit permettre de le transformer autour d’un projet intellectuel et créatif ambitieux, afin d’offrir un espace d’expression aux artistes de son temps. Pour la première fois dans l’histoire des politiques culturelles françaises, logiques patrimoniales et culture d’avant-garde se rencontrent.

L’ouvrage rend hommage aux personnalités qui ont vu naître et prospérer le projet, particulièrement à Jacques Rigaud, disparu quelques mois avant la célébration de l’anniversaire du lieu. Président de la Chartreuse à partir de 1978, il initie le dispositif des "Centres culturels de rencontre", qui consiste à transformer des monuments historiques en lieux où la culture se pratique, s’exerce, s’invente – se vit. Le label créé à cette occasion encourage à tisser des liens entre les publics et les territoires, en développant des synergies entre sites patrimoniaux et création artistique contemporaine. Il récompense les abbayes, les monastères, les châteaux qui se destinent à réaliser des projets culturels dans des sites ayant perdu leur vocation première, assurant ainsi à la fois leur sauvegarde et leur développement. Aujourd’hui, le réseau européen des Centres culturels de rencontre rassemble vingt membres en France, vingt-sept dans le reste de l’Europe et quatre à l’International, tous essentiellement ancrés en milieu rural.

Mais revenons à Villeneuve lez Avignon, et à la Chartreuse. Dès son inauguration en 1973, les activités artistiques s’y multiplient, sans se soucier d’aucune frontière de genre ou de discipline. En 1974, les travaux de restauration commencent. La même année, les  premières Rencontres Internationales d’été – le festival annuel de La Chartreuse – sont créées. Dès l’année suivante, elles se doublent de l’Ecole d’été des arts et des spectacles de tradition populaire, qui met en place des ateliers artistiques à destination de différents publics, en collaboration avec l’école de cirque d’Annie Fratellini. Des chorégraphes célèbres telles que Merce Cunningham ou Carolyn Carlson dirigent des résidences d’été. Les livres et les mots sont à l’honneur, notamment via l’installation d’une Maison de la poésie. À partir de 1982, la Chartreuse aborde une nouvelle étape de son Histoire et accueille ses premiers artistes-résidents : Bernard Noël et Hugo Lacroix. Dès lors, commence à s’affirmer ce qui deviendra sa vocation première : la mise en œuvre de résidences, permettant aux artistes de bénéficier d’un temps et d’un espace de création.

S’en suit une période d’effervescence artistique, à l’issue de laquelle La Chartreuse connaît un tournant majeur. Le 28 juillet 1986, Michel Vinaver présente publiquement son rapport Le Compte rendu d’Avignon : Des mille maux dont souffre l’édition théâtrale et des trente-sept remèdes pour l’en soulager, au Palais des Papes d’Avignon. Il y pointe la situation désastreuse de l’édition, et par extension de l’écriture théâtrale : "L’idée communément partagée à l’époque était qu’il n’y avait plus d’auteurs. Tout le monde s’en accommodait. Qu’est-ce qui faisait que le malade était condamné avec un consentement à peu près général et que cette condamnation condamnait à terme le théâtre lui-même ?   » À la grande surprise de son auteur, ce rapport impulse pourtant une succession de mini-révolutions dans le monde de l’édition : des financements nouveaux sont mis en place, la S.A.C.D par exemple s’engage en faveur des écrivains dramatiques et en 1991, sous la présidence de Daniel Girard, la Chartreuse est déclarée Centre national des écritures du spectacle (CNES). Elle devient la première structure dont la mission consiste à défendre et promouvoir l’écriture dramatique contemporaine. Ce qui fonde sa spécificité, c’est que les résidences d’auteurs sont placées au cœur de son projet. Une pluralité d’activités en découle : la traduction, l’édition, la mise en scène, le jeu d’acteur. On touche là au cœur de ce qui fait sa richesse : l’expérience d’écriture inédite qu’elle a offert et continue à offrir aux écrivains qui ont eu la chance d’être accueillis entre ses murs (parmi lesquels : Olivier Py, Valère Novarina, Didier-Georges Gabily, Wajdi Mouawad, Matei Vișniec, et tant d’autres).

À partir de 2005, la Chartreuse se dote d’un axe supplémentaire. Son nouveau président, François de Banes Gardonne, décide d’élargir l’acception des écritures du spectacle, qu’il complète par l’image, le son, la musique, les écritures du corps et du mouvement. Désireux de prendre en compte pleinement les défis posés par les nouvelles écritures numériques, il intègre cette dimension au sein de son projet artistique. En continuité avec les deux axes, patrimonial et artistique, qui définissent le lieu, le programme "Chartreuse numérique" comprend un projet de numérisation et modélisation tridimensionnelle du patrimoine. En parallèle, ce nouveau programme a pour ambition d’explorer les enjeux de la révolution numérique, du côté des arts de la scène. En témoignent les sondes électroniques – conçues comme "métaphore du lieu"   qui ont pour vocation de mettre en perspective les écritures du spectacle avec les mutations de l’écrit. En suivant un principe de libre-association, conçu comme "méthode d’exploration poétique"   , elles permettent de procéder à des rencontres artistiques inattendues : Beckett se frotte aux robots, Erwin Piscator à Twitter…

 

Un livre-monument

De la présence des Papes du Moyen-Âge aux nouvelles utopies numériques, cet ouvrage propose une véritable plongée au cœur de l’histoire de La Chartreuse : un lieu qui conjugue la richesse de son passé et la puissance d’un présent en pleine écriture. L’archéologue Christian Markiewicz remonte jusqu’aux années de naissance de la Chartreuse du Val de Bénédiction, fondée outre-Rhône au milieu du XIVe siècle. Il retrace que deux figures fondatrices furent à l’origine de la construction : le Pape Innocent VI et le cardinal Etienne Aubert, ce qui explique la coexistence initiale de deux espaces distincts, d’un monastère et d’un palais, sur le même terrain. Après la mort d’Innocent VI, le monastère de la Chartreuse du Val de Bénédiction devient l’une des plus puissantes abbayes du sud de la France. Au cours du Moyen-Âge, elle fut le foyer d’un foisonnement incessant, puis connut un regain d’activité au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. L’histoire narrée par Alain Girard, conservateur en chef du patrimoine, est plus sombre. À l’issue de la Révolution Française et la suppression des vœux monastiques, la Chartreuse est condamnée. Dès lors, le lieu est en proie au délabrement : une multitude de familles sans-abri viennent s’y installer, le transformant en "cour des miracles"   . Sans l’intervention de l’Etat, un siècle plus tard, le monastère se serait effondré.

Le livre concourt à l’écriture d’un mythe en faisant éprouver l’esprit singulier qui anime La Chartreuse, en lui donnant corps. Certains auteurs donnent libre cours à leur "nostalgie diffuse"   , lorsqu’ils se remémorent le charme virginal et délabré du monastère, à l’abandon. L’urbaniste et philosophe Claude Eveno évoque ainsi "une charrette posée contre un haut mur, un tas de foin dans la nef de l’église, des troncs d’arbres amassés dans un coin"   , invitant à se plonger dans les photographies d’il y a un siècle. Elles font affleurer le passé, toujours vivace, aux mystères justement préservés parce que La Chartreuse est resté un lieu de vie. Parce que sa destinée à échappé à la «contemplation béate et rapide du touriste pressé"   , nous dit-il, parce qu’il a connu une seconde naissance. En se souvenant des débuts, les auteurs évoquent tantôt une friche, qu’il s’agit de faire fleurir, tantôt la poésie de ses ruines, sa tristesse à l’abandon, le plaisir du vagabondage entre ses pierres riches en histoire, qui font affluer le désir, la mémoire, l’imagination... Ils les sculptent par les mots, comme l’on façonne de la vieille pierre, avant de leur permettre de prendre corps, de s’emparer de l’espace de la scène.

Dans leurs écrits, les auteurs retracent l’éclosion du geste créateur entre les murs de La Chartreuse, dépeinte comme un "atelier de tisseurs de rêves"   . Ils rendent hommage à la singularité de la structure, au cœur même du processus de création. Un lieu pour les œuvres et pour les artistes, où ils peuvent chercher leur voix, s’égarer, tâtonner, avant de trouver l’élan décisif pour prendre leur envol. La chorégraphe Carolyn Carlson restitue l’intensité du travail qu’elle a pu mener avec ses danseurs, livrant un vibrant hommage à ce havre de paix, à l’origine de confrontations bouleversantes. Le metteur en scène, concepteur en arts visuels et poète Serge Ouaknine retrace l’élan de création fulgurant qui l’a submergé lors de sa résidence, tandis que la metteur en scène Solange Oswald honore la magie poétique de l’ancien monastère. Elle raconte son «voyage dantesque»   à la rencontre d’une puissance occulte, laissant surgir l’art de ses profondeurs, entre les débris et les ombres… 

Les témoignages sont marqués par la présence fantomatique des morts, du passé qui hante le site médiéval. Ils sont nombreux à évoquer le rapport au silence, qui "relie les résidents d’aujourd’hui à ceux d’hier.»     Claude Eveno dépeint "une singularité rythmique, due à la pratique des résidents, l’écriture, qui exige méditation et retrait, et qui fait des corps plongés dans la servitude solitaire et volontaire de l’écrivain, des présences un peu diaphanes, intermédiaires entre les vivants cadencés par la vie quotidienne et les fantômes désœuvrés, impalpables et lents."   Dans cette optique, la lecture d’extraits des journaux des écrivains-résidents se révèle passionnante. L’auteur et journaliste indépendant Daniel Conrod donne à sentir le mouvement d’écriture suscité par La Chartreuse, entre désir de fuir la solitude et envie de «rester, tourner en rond, laisser venir et grandir les pensées"   , en se soumettant à la puissance séculaire du lieu. Ils sont nombreux à le comparer à une «prison»   , évoquent la solitude monacale à l’intérieur de leurs «cellules»   , la sensation du «temps lorsqu’il n’est pas haché par les obligations»   . Et puis, ils laissent libre cours à l’expérience magique de l’écriture : "On approche cette mer qu’est l’écriture, on la tâte avec le gros orteil, on se dit non c’est trop froid non je ne sais pas nager je vais me noyer etc. Mais une fois dedans, c’est véritablement une autre dimension de la vie. On écrit on écrit on voyage on rit on écoute on souffre avec ses personnages et lorsque enfin, en raison d’un changement de lumière ou d’un appel de la nature, on regarde sa montre : une seule petite heure s’est écoulée.»  
Ce qu’apporte réellement l’écriture dans ce monastère reculé, Nancy Huston l’exprime très justement : «se fermer au monde extérieur pour s’ouvrir au monde intérieur»   . C’est dans la mesure où il permet aux écrivains de bénéficier de ce retrait et de ce temps exceptionnel, dans une mise en présence singulière de l’Histoire, que le projet artistique de La Chartreuse se révèle être d’une rare fécondité. Aujourd’hui, elle s’est imposée comme première institution ayant consacré le concept de résidences d’écriture en France. On ne peut donc que saluer sa politique d’accueil des auteurs dramatiques et le travail mené envers eux depuis plus de vingt ans. Il est intéressant de soulever ici que cette mission s’est définie en contrepoint par rapport à celle du festival d’Avignon, ainsi que l’explique Antoine de Bacqué, historien et critique, co-auteur d’un ouvrage consacré au festival. Son intervention met en évidence que dès son ouverture, la Chartreuse a entretenu une relation d’amour-haine ambigüe avec l’institution théâtrale, rythmée par la rivalité et l’émulation. On désirerait en apprendre plus sur ces rapports, que l’on devine litigieux, mais dont on sait seulement qu’ils ont influé sur la création du Centre National des Ecritures du Spectacle.

 

Gare au laudatif !

On peut déplorer que les éventuelles zones d’ombre qui ont accompagné la création du lieu soient essentiellement passées sous silence. En narrant l’histoire de la réhabilitation de la Chartreuse, le livre dresse le portrait idyllique de la "la belle endormie"   à laquelle il fut redonné vie. Le recueil de témoignages revêt ainsi une fonction performative. Il permet de créer une légende dorée, qui s’engendre et se nourrit d’elle-même au fil des pages. Le tableau un peu trop dithyrambique qui s’esquisse ainsi pousse à s’interroger et suscite parfois un léger malaise. Il est heureusement nuancé par certaines contributions, celle de Jean-Pierre Piniès notamment, ethnologue des croyances et religions populaires et de la monumentalité. Son intervention met en lumière les tensions qui ont accompagné l’opération de sauvetage orchestrée par l’Etat. Elle revient sur les marginaux qui peuplaient le site et en ont été chassés, au nom de la célébration d’une culture dont on les a exclus. De même, elle éclaire l’échange difficile avec les instances régionales, qui auraient aimé que la Chartreuse se transforme en "conservatoire désuet des traditions et de l’âme provençale."   Pour résumer, il apparaît à travers ces pages que La Chartreuse a été l’objet de critiques récurrentes sur son territoire : pour de nombreux villageois, le monument est devenu l’emblème d’un renfermement élitiste, d’une certaine forme d’entre-soi. Aujourd’hui, la colère s’est apaisée mais le climat de suspicion persiste. La vocation populaire désirée par ses fondateurs, qui imaginaient "une utopie mise en acte, comme l’avaient été les Maisons de la culture selon Malraux" bien plus qu’une "villa Médicis à la française"   semble ne pas avoir résisté à l’épreuve du réel. La réconciliation de la Chartreuse avec son territoire n’a visiblement pas eu lieu.

C’est là le seul point négatif que l’ouvrage permet d’entrevoir. Il y en a probablement eu d’autres, mais le livre les occulte. Le seul aspect sujet à caution est donc probablement le caractère laudatif, trop orienté de la publication : la marque politique de certaines évolutions historiques est sensible, le poids des décisions aussi… Tout au long de la lecture, on a le sentiment que l'histoire racontée est trop belle pour être vraie. Compte-tenu du genre de l’ouvrage, ce n’est cependant pas très étonnant. Ne soyons donc pas trop négatifs. Les interventions sont – pour la plupart – passionnantes et permettent de dresser un tableau hétéroclite de ce que fut jusqu’à aujourd’hui la vie de la Chartreuse, à la jonction entre tradition et modernité. Notons également que c’est là un bien beau livre, parsemé d’une riche iconographie, que nous ont fait parvenir les éditions de l’Entretemps. Une maison d’édition spécialisée dans les arts de la scène, dont on ne peut que louer le dynamisme et la persévérance