Au travers du culte populaire entourant l'étonnant personnage de Padre Pio, Sergio Luzzatto brosse un brillant portrait de l'Italie du vingtième siècle, de la première guerre mondiale à l'époque actuelle, en passant par le fascisme, le Vatican et les tensions de l'après-guerre.

Francesco Forgione (1887-1968), plus connu sous le nom de Padre Pio, est sans doute moins célèbre en France qu’en Italie ou que dans d’autres pays catholiques, où il fait l’objet d’un culte fervent et qui dit-on dépasse même celui de la Vierge. En Italie, ce culte a pris des proportions considérables au point que San Giovanni Rotondo, où Padre Pio a résidé en tant que membre de l’ordre des capucins, a détrôné Lourdes comme lieu de pèlerinage. Une chaîne de télévision lui est exclusivement consacrée élevant le moinillon au rang d’icône contemporaine. Il est rare en Italie de passer une seule journée sans croiser son image… y compris dans les publications de la presse populaire où il côtoie les VIP dévêtu(e)s, les scandales politiques et les crimes passionnels.  L’ouvrage remarquable que lui consacre l’historien italien Sergio Luzzatto, Padre Pio. Miracles et politique à l’âge laïc, permet de mieux connaître ce personnage et, plus encore, de le situer à l’intérieur de l’histoire politique et culturelle de l’Italie. Pour cela, l’auteur s’appuie sur des archives inédites (provenant notamment du Vatican) et sur une connaissance subtile, riche et complexe, de l’histoire sociale, politique, religieuse et culturelle de l’Italie. Par-delà le pittoresque ou l’invraisemblance de certains récits de miracles attribué au saint homme, quelque chose de plus profond se joue autour de cette figure du stigmatisé, alter Christus.

 

Histoire de la fabrication d’un culte populaire

L’auteur ne vise toutefois pas à établir une vérité de surplomb comme si le recul historique conférait quelque supériorité pour distinguer le vrai et du faux. Le projet de l’historien n’est pas de trancher la question de savoir si oui ou non Padre Pio fut un imposteur. Son rôle n’est pas de savoir si "les plaies apparues sur le corps du Padre Pio étaient de vrais stigmates, ni s’il accomplit de véritables miracles". Les polémiques entre ceux qui défendent la sainteté du frère capucin et ceux qui le dénoncent comme un imposteur sont évoquées pour ce qu’elles sont et non pour prendre parti. Il est certainement plus intéressant (et suffisamment clair) pour le lecteur non confessionnel de suivre, à travers cet exemple de sainteté et les débats qu’il a provoqués au Vatican même, l’histoire sinueuse de l’Italie au XXe siècle, de comprendre le lien entre religion et politique au cours d’une période troublée qui s’étend de 1918 à 1968. Demi-siècle crucial dans l’histoire transalpine, de la première guerre mondiale au miracle économique, en passant par la marche sur Rome, le régime fasciste, les accords de Latran et les luttes de l’après-guerre.

On ne trouvera donc pas dans cet ouvrage une critique rationaliste du surnaturel ni une justification théologique des miracles mais bien plutôt une approche historique et sociologique : "les stigmates et les miracles du Padre Pio nous intéressent moins pour ce qu’ils révèlent de lui que pour ce qu’ils nous disent du monde autour de lui". Le paradoxe résidant précisément dans la présence de cette permanence (du désir) de surnaturel dans un monde qui l’exclut de plus en plus. L’auteur parvient à tenir ce cap méthodologique qui confère toute sa valeur à cet ouvrage et lui permet d’offrir une perspective originale sur l’Italie contemporaine. Ce choix n’empêche nullement Luzzatto de révéler quelques documents compromettants pour Padre Pio comme par exemple le plagiat qu’il a fait des œuvres de Gemma Galgani de Lucques pour décrire ses propres transports mystiques. Toutefois, Luzzatto n’en tire aucune conclusion sur la bonne foi du capucin. L’autre document est une lettre dans laquelle Padre Pio demande à l’une de ses premières fidèles de se procurer pour lui, en pharmacie et en toute discrétion, de l’acide phénique ainsi que de la vératrine. Il s’agit dans l’un et l’autre cas de produits caustiques qui peuvent donner à penser qu’il est lui-même l’auteur des plaies qui l’affligent.

L’ouvrage n’est pas une biographie au sens habituel du terme et encore moins une hagiographie comme il en paraît régulièrement dans l’édition catholique et qui sont souvent dénuées de tout point de vue critique ou d’une quelconque contextualisation historique. Très significativement, le récit s’ouvre sur le 20 septembre 1918. À partir de ce jour, Padre Pio, simple capucin des Pouilles, région particulièrement déshéritée de l’Italie du Sud, est le sujet d’une "transverbération". De cet instant, il fera l’objet de saignements aux mains ainsi que sur le flanc, comme le Christ sur la croix, comme s’il s’était arrêté non à Eboli mais dans un autre village du Gargano (massif montagneux du sud de l’Italie où se situe le monastère de Padre Pio).

Peu à peu, Padre Pio devient l’objet d’un culte de son vivant. Sa réputation de sainteté s’étend autour du village puis dans toute l’Italie et assez rapidement partout dans le monde catholique. Son habileté consiste à rester humble et soumis devant cette manifestation du sacré : l’humilité n’agit-elle pas comme la coquetterie de la sainteté ? Les premières fidèles (des femmes principalement qui lui resteront longtemps attachées au point que cela nourrira quelques soupçons sur leur comportement auprès du saint homme) sont rapidement suivies d’une foule de pèlerins. On vient de partout demander conseil, intercession, confession, absolution. Sergio Luzzatto jette une vive lumière sur le contexte de cette apparition de la sainteté dans un tel milieu, à ce moment précis. La Première guerre mondiale est marquée en Italie par un regain de foi, le recours fréquent à la rhétorique christique du sacrifice et de la rédemption offrant ainsi un terrain propice dans une nation meurtrie dans sa chair. Un peu perfidement, l’auteur souligne toutefois que le frère capucin, comme de très nombreux autres membres du clergé régulier, "prêtres soldats" de l’Italie méridionale, n’a certainement pas accompli de grands efforts pour partir au front mais s’est contenté d’effectuer son service à l’arrière. Son expérience de la guerre, loin des combats, à Naples, dans des services de santé, semble surtout avoir été celle du désœuvrement. 

 

En dépit de la hiérarchie sacerdotale

À San Giovanni Rotondo, les femmes vont vite remarquer les mitaines sous lesquelles il cache ses plaies lorsqu’il célèbre la messe. Peu à peu, son aura et même son "odeur de sainteté" (qu’il faut comprendre au sens littéral de l’expression) devient notoire. De premières guérisons lui sont attribuées ainsi que le don d’ubiquité, au point que la haute administration pontificale se voit contrainte de statuer sur ces présumés pouvoirs surnaturels. Les autorités ecclésiastiques (y compris l’évêque local), loin de favoriser ce genre de pratiques, d’encourager les formes de dévotion populaire, sont plutôt enclines à la méfiance. Elles redoutent l’expression de pratiques superstitieuses qui peuvent se retourner contre la foi. C’est pourquoi en présence de telles manifestations incontrôlables de vénération, elles s’efforcent en général d’éloigner le prétendu saint de ses admirateurs.

S. Luzzatto met ainsi en parallèle la figure du Padre Pio et du Père Gemelli, appelé, dès les premières années 1920, à se prononcer. Le Père Gemelli est un membre important du clergé en Italie. Il fonde la première université catholique (à Milan) pour contrebalancer l’enseignement laïc et ancrer l’Eglise catholique dans la modernité. Contrairement au capucin, il possède un bagage scientifique et théologique important. Véritable antithèse de Padre Pio,  Gemelli s’impose rapidement comme une autorité intellectuelle majeure du camp catholique. Sans condamner Padre Pio ni prendre à son compte les accusations d’imposture dont celui-ci fait l’objet, il prend néanmoins ses distances, reflétant ainsi parfaitement les réticences des autorités centrales face à ce culte encore local, spontané et incontrôlable. Les relations entre celui que la vox populi désigne comme un nouveau Christ et les autorités hiérarchiques de l’Eglise vont alors varier en fonction des papes. Certains étant favorables au frère capucin, comme Pie XII, d’autres plus nettement réticents voire franchement hostiles à l’exemple de Jean XXIII qui s’efforce de mettre en place des mesures destinées à contenir les démonstrations de piété, allant jusqu’à interdire à Padre Pio de célébrer publiquement la messe (elles sont levées après la mort du pape et l’élection de Paul VI).

L’ouvrage montre comment une sorte de réseau informel de soutiens locaux se met en place afin de favoriser la reconnaissance de Padre Pio au plus haut niveau. Mais il s’agit aussi d’empêcher son transfert vers un autre monastère. De ce point de vue, la dévotion authentique et le sens des affaires s’accordent plutôt bien. Son principal défenseur à Rome est du reste un personnage peu recommandable du nom d’Emmanuele Brunatto, informateur occasionnel de la police fasciste qui, après quelques affaires douteuses auxquelles Padre Pio fournit imprudemment sa caution, se voit contraint de se réfugier en France. Il s’enrichit durant l’Occupation grâce au marché noir et à d’autres transactions si peu claires qu’elles lui vaudront d’être condamné à mort par contumace à la Libération. Mais l’argent ainsi gagné servira à financer en partie la construction de la "Casa Sollievo della Sofferenza" (littéralement la maison du soulagement de la souffrance) qui demeure la principale réalisation "séculière" de Padre Pio à San Giovanni Rotondo. Là encore, prenant ses distances avec les versions hagiographiques habituelles, l’auteur s’efforce de suivre les étapes de la construction de cet hôpital et de les replacer dans le contexte de l’après-guerre. Car ce projet s’accomplit avec l’aide déterminante du fonds d’aide américain pour la reconstruction mais "via de délicats circuits institutionnels" et "au détriment d’autres urgences sanitaires" dans l’Italie d’avant le "miracle économique". La démocratie chrétienne et les Etats-Unis scellent ainsi leur complicité et démontrent qu’ils œuvrent autant sinon plus que les communistes pour les défavorisés.

 

Dépolitisation et vénération

L’anticommunisme est d’ailleurs une constante dans l’histoire de Padre Pio. Car l’élément politique est déterminant dans la carrière du capucin. Il accorde très tôt sa bénédiction aux mouvements des anciens combattants qui luttent contre les rouges en s’organisant en "escadrons" (squadre) qui ne reculent pas devant la violence pour défendre leur conception de la patrie et de l’ordre politique. San Giovanni Rotondo fut d’ailleurs, le 14 octobre 1920, le théâtre d’une tuerie orchestrée par ces commandos proto-fascistes (on dénombre 11 morts suite à une manifestation de la gauche). C’est durant la période fasciste, dans le climat de violence de l’après-guerre, que le culte de Padre Pio prend racine et se consolide. C’est à la suite de ces tragiques événements que Padre Pio va bénéficier du soutien indéfectible du dirigeant fasciste local, Carradonna, lequel le protège contre les menaces de déplacement qui planent constamment sur lui. Carradonna est considéré comme l’instigateur de la répression violente qui touche les Pouilles après la Marche sur Rome ainsi que d’assassinats politiques. Les premiers ouvrages sur le saint de San Giovanni Rotondo sont publiés par les éditions du parti, celles-là même qui éditent les discours de Mussolini. Ces livres serviront de matrice pour bien des ouvrages ultérieurs sans recul ni souci de vérification. Ainsi Padre Pio illustre parfaitement le courant "clérico-fasciste" auquel il n’a pas hésité à apporter sa caution morale. Bien entendu, cette histoire est largement occultée de nos jours.

Bien au contraire, la cause de Padre Pio semble désormais entendue. Le culte populaire s’est imposé contre les critiques rationalistes, les hésitations théologiques ou les scrupules éthiques visant le commerce de la sainteté. Aucune révélation ne semble plus pouvoir endiguer la vénération dont Padre Pio fait l’objet. Loin de s’éteindre, le culte semble se développer et s’adapte sans problème aux nouveaux outils de communication : télévision, internet, etc. Sa maison natale à Pietrelcina dans la province de Bénévent fait également l’objet de pèlerinage. Une nouvelle basilique monumentale conçue par l’architecte Renzo Piano a été achevée en 2004. Béatifié en 1999 puis canonisé en 2002 par Jean-Paul II sous le nom de Padre Pio da Pietrelcina, il est parfois considéré par certains (non sans exagération) comme "l’événement le plus important de 1900 à nos jours" (déclaration de Giulio Andreotti).

L’ouvrage de Sergio Luzzatto est exceptionnellement documenté, solidement construit, à la fois rigoureux et agréable à lire, non dénué d’une ironie discrète. Il permet de suivre ce passage de l’ombre à la lumière, de comprendre comment un mythe s’est construit à l’époque moderne. Il déplaira certainement autant à ceux qui veulent adhérer sans comprendre qu’à ceux qui dénoncent une imposture grotesque. Mais c’est indubitablement un grand livre d’histoire pour tous ceux qui aiment l’Italie.