Le monde des bouilleurs de cru sous l’œil de Troubs.
Trait par trait, la Bouille, préfacée par Etienne Davodeau, nous plonge dans l’univers relativement oublié et assez mystérieux des bouilleurs de cru. L’action se passe essentiellement dans le bassin de la Dronne, autour du Périgord rural, au moment de la saison des bouilles entre octobre 1999 et mai 2000. Chroniqueur attentif, Troubs est ici, contrairement à d’autres de ses albums, en affinité avec la région, où il réside. Peut-être en dépit ou à cause de cette proximité, il ne participe que peu aux échanges, se met volontairement en retrait des discussions pour mieux pouvoir observer la scène et saisir des expressions et des gestes, souvent à l’aide de dessins sans bulles. Le trait noir et blanc de Troubs, sec et vif, renforce le contraste des croquis, leur donnant un aspect assez cru vraisemblablement recherché par l’auteur. Sur le plan de la structure de l’ouvrage, il est à noter que textes et images peuvent se lire en parallèle, les premiers n’explicitant pas nécessairement les secondes : en ce sens, il est sans doute plus un reportage graphique qu’une bande dessinée "classique", avec une intrigue limpide.
Dessinateur voyageur emportant en bandoulière carnets à dessin et sens de l’humour au second degré, Troubs suit Alain le bouilleur dans ses activités et jette un regard empathique sur ce monde en voie de disparition lente. Le statut de bouilleur de cru, personne habilitée à produire ses propres eaux de vie, est lié à celui de propriétaire récoltant ; il se transmettait dans le passé souvent de père en fils, avant que Pierre Mendès-France ne mette fin à ce droit héréditaire en 1956 dans le but de lutter contre l’alcoolisme qui sévissait dans les campagnes. Immanquablement depuis lors, les droits disparaissent donc avec leurs bénéficiaires, ce qui explique souvent le caractère âgé des protagonistes de l’ouvrage se situant dans les alentours du bassin de la Dronne.
Pour mémoire, le "droit de distillation" permet de fabriquer jusqu’à 1000 degrés d’alcool par an exonérés de taxes, à partir de fruits de vergers ou de vignes. Les divers clients disposent desdits fruits (généralement prunes et poires, mais pas exclusivement) qu’il faut fermenter, ce qui signifie faire transformer le sucre en alcool. Ce n’est qu’ensuite que le produit peut prendre le chemin de l’alambic, appareil permettant la séparation des produits par chauffage puis refroidissement.
L’alambic étant itinérant, il permet de rencontrer directement les consommateurs. Dès 5h30 du matin, parfois plus tôt, Alain et Troubs commencent des virées entre Dordogne, Charente, Charente-Maritime et Gironde, dans des bourgades et hameaux guère peuplés. Les hôtes accueillant nos deux protagonistes offrent le plus souvent le repas, plus ou moins généreux d’ailleurs, mais fournissent surtout le bois et s’acquittent de la "façon" (en d’autres termes, le travail de transformation).
En filigrane, ce n’est toutefois pas tant la production de l’eau de vie qui est en jeu dans l’ouvrage que l’observation d’un monde rural, semblant parfois isolée et marginale, à travers une somme de petites histoires personnelles. Derrière la machine, ses lumières, ses vapeurs, les nombreuses planches qui lui sont consacrées, l’alambic n’est en réalité dans le texte souvent qu’un prétexte pour évoquer des tranches de vie. À côté d’un brasero ou d’une cuisinière, se délient les langues des bouilleurs et des clients, pour évoquer des sujets d’intérêt commun, comme les âges de la vie, la chasse, les évolutions sociales ou les difficultés quotidiennes.
Certains évoquent ouvertement leurs craintes de voir disparaître les bouilleurs de cru au profit d’une "gnôle de supermarché", industrielle et rabaissée en degré d’alcool, sans âme. Il est déjà vrai, comme l’une des bulles le fait dire à Alain, que "les clients ont tous au moins 70 ans" . Les dernières planches constituent un retour sur les lieux douze ans après, à Ribérac, en février 2012 : sans surprise, la tournée hivernale se raccourcit encore, faute de clientèle. Les 3000 clients de l’après Seconde Guerre mondiale ne sont donc plus qu’un lointain souvenir, et il ne restait qu’un tiers des machines qui tournaient alors à la croisée des années 2000.
Au final, Troubs porte une vision du monde des bouilleurs de cru empreinte d’attachement, de sensibilité, puisqu’il voit dans leur activité autant une pratique agricole traditionnelle qu’un moyen de renforcer le lien social dans des espaces vieillissant où la population elle-même se fait plus rare. La perte des bouilleurs de cru n’est pas seulement la fin d’une tradition : c’est également la perte d’un savoir-faire spécifique, ancien, dont on n’est pas sûr qu’il subsiste grand-chose d’ici quelques années. Il réussit à nous emmener dans un monde qui nous demeure peu connu et nous paraît, au XXIe siècle, bien lointain. Mais pourquoi ne pas suggérer à nos politiques un redressement productif par l’alambic ?
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