Une réflexion poétique sur l’édification d’une mémoire collective portée par un roman graphique magistral.

"Seul un artiste international comme vous peut dessiner quelque chose d’intéressant, on m’a dit. Quelque chose qui ne soit pas partisan, on m’a dit. Qui prenne en compte les souffrances de tous les camps, on m’a dit. Drôle d’idée qu’un monument à la souffrance, j’ai pensé".

Dans Tout sera oublié, l’écrivain Mathias Enard et le dessinateur Pierre Marquès expliquent la démarche d’un artiste à qui on a commandé un monument commémoratif des souffrances endurées lors de la guerre en ex-Yougoslavie. La réflexion du narrateur et le questionnement sur la mémoire collective se déroule en trois temps : qu’est-ce qu’un monument ? que doit-on commémorer ? pour qui doit-on commémorer ? La démarche hésitante du narrateur pose une réflexion subtile et profonde sur la difficulté de construire une mémoire collective aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine.

Ce n’est pas la première fois que la bande dessinée s’intéresse à la difficulté de la construction d’une mémoire collective dans les Balkans. Dans Le sommeil du monstre, Enki Bilal posait déjà cette question. Pour Mathias Enard et Pierre Marquès, il s’agit plutôt de s’interroger sur les enjeux de cette mémoire et de son appropriation par les populations. Quelles sont les populations porteuses de cette mémoire, ou plutôt quels sont les destinataires de cette œuvre mémorielle ? Ce sont les habitants de Sarajevo, ceux qui ont survécu comme ceux qui n’ont pas vécu cette guerre. La démarche artistique pose clairement la question de la commande, du destinataire et du lieu de représentation de l’œuvre. Ce sont des exigences qui font de l’œuvre d’art un objet distinct de l’Histoire. Celle-ci le narrateur la balaie d’une phrase lapidaire au début de l’ouvrage avant d’y revenir au fil des rencontres et de ses pérégrinations à Sarajevo, Belgrade ou dans les camps d’extermination en Pologne dont il visite les monuments de mémoire collective. L’Histoire prend forme par l’accumulation des anecdotes, des discussions et de l’observation des paysages. Paradoxalement, c’est lorsque l’Histoire prend chair que la représentation mémorielle devient irréalisable.

Le narrateur donne une définition personnelle d’un monument : "C’est un bâtiment en soi inutile. Un musée sans musée. Un genre de croix. Une mosquée sans fidèles, une église sans Dieu. Un symbole. Une présence de ce qui n’est plus". Cette définition est confrontée à une description de monuments aux morts français de la première guerre mondiale. Si ces monuments exaltent le sacrifice des soldats, leurs accents patriotiques ne sont pas transposables à l’œuvre commandée à l’artiste. Lorsque la recherche continue en Pologne, les monuments commémoratifs de la Shoah apparaissent vides et glacials au narrateur. Finalement, le seul monument en lien avec le conflit est le pont ottoman de Mostar reconstruit après la guerre et inauguré en 2004. Reconstruit grâce à des fonds internationaux et selon des méthodes traditionnelles, il devait symboliser la réconciliation entre les peuples et "effacer" la guerre. Un monument à l’oubli de la guerre, finalement.

À l’inverse de Joe Sacco dans Gorazde, les auteurs ne se livrent pas à une enquête poussée sur les faits. La démarche n’est pas journalistique mais émotionnelle. Le narrateur ne se base pas sur des recherches historiques pour penser son œuvre commémorative, il ne cherche pas non plus à comprendre ce conflit, à l’analyser ou à l’expliciter. Les allusions à l’Histoire se font à travers les dessins de Pierre Marquès. Surtout à travers les vues de Sarajevo. À ce moment apparaissent les stigmates de la guerre et de ses violences. Impacts de balles, ruines, lieux désertés, graffitis à la gloire de Tito ou de Gavrilo Princip   . Seules ces traces esquissent des liens entre les vivants et les morts, entre l’avant et l’après. Ce sont ces traces que le narrateur cherche à exploiter, car elles sont, pour lui, les seuls monuments légitimes car émanant directement des acteurs de l’Histoire. Seule la ville porte l’Histoire multiple. Il est question d’individus dans cet ouvrage mais surtout de lieu et de territoire.

Le rôle de l’artiste dans la représentation de la mémoire est ici abordé selon deux points de vue différents : celle de l’artiste chargé du monument et celle du dessinateur, Pierre Marquès. Le texte sobre et percutant de Matthias Enard réalisant le lien entre les deux. L’artiste est dans une démarche réflexive, cherchant, en vain, à faire de son œuvre le miroir des émotions nées de la souffrance de la guerre. Les dessins de Pierre Marquès eux, représentent ce que le narrateur voit, ce qui le pousse à cette réflexion. La technique utilisée, des photographies retravaillées à la gouache, fait échos aux propos de l’ouvrage : un passé relu au présent. Ce lien entre "l’avant" et "l’après" que cherche le narrateur réside dans ces dessins qui ne sont pas des illustrations mais des éléments constitutifs de la réflexion sur la mémoire. Dans ce sens, Tout sera oublié est un des rares véritables romans graphiques de ces dernières années : un texte à compléter du regard