Une ambitieuse étude socio-esthétique des avant-gardes artistiques du pop art et du minimal art.

L’ouvrage de Yannick Bréhin se fixe pour objectif de "contribuer à une histoire sociale de l’art de la période contemporaine de la fin des années 1950 à la fin des années 1980, en s’intéressant à la fois aux œuvres et aux artistes vedettes, à l’étude formaliste des œuvres et au marché de l’art, aux instances de consécration de l’art et aux acteurs qui sont engagés avec succès dans cette avant-garde"   .

Face à ce défi ambitieux, que retenir de ce livre, dense et stimulant, sur un art contemporain parfois lui-même incompris ? Le propos montre tout d’abord l’intérêt d’une approche socio-esthétique des avant-gardes, dans laquelle les grands artistes sont passés au crible de l’analyse sociologique. Il permet également de comprendre l’émergence de ces mouvements artistiques dans les années 1950-1960, qui se sont appuyés sur des objets manufacturés ou sur le concept d’installation. Enfin, il est également intéressant du point de vue de l’étude des institutions culturelles, puisque ces mouvements émergent grâce au dynamisme du marché de l’art américain.

 

Le projet d’une socio-esthétique

Le projet d’une socio-esthétique s’inspire à la fois d’une sociologie bourdieusienne (le "structuralisme génétique"), d’une approche formaliste de l’art (conférant au monde de l’art son autonomie de détermination) et des apports des analyses socio-économiques du marché de l’art et des institutions culturelles de Raymonde Moulin et Diana Crane.

Fidèle à la perspective bourdieusienne, construire une "science des œuvres" digne de ce nom suppose selon l’auteur "de relier l’analyse interne des produits artistiques à une analyse externe s’attachant à retrouver les raisons sociales des prises de position esthétique des artistes. Il s’agit alors d’étudier les transformations qui ont affecté le marché de l’art et les institutions culturelles qui définissent les critères de sélection des œuvres dignes de meubler l’histoire de l’art"   .

Pour comprendre le positionnement des artistes avant-gardistes, il convient donc de faire un travail de genèse des habitus esthétiques, en montrant notamment comment les ressources (origines sociales, activités durant l’enfance, milieu culturel familial, études suivies, réseaux, situation d’émigration, etc.) façonnent les partis pris esthétiques de l’artiste dans l’espace structuré des possibles artistiques. Yannick Bréhin nous suggère, à travers de nombreux exemples, que la trajectoire et les ressources sociales sont déterminantes pour comprendre non seulement la position de l’artiste dans l’espace des possibles, mais aussi cette période d’effervescence artistique : d’une manière générale, les artistes issus du pop art ont des origines plus modestes que ceux du minimal art (même si la version européenne du pop art est plutôt issue des classes supérieures). Comme il est précisé, "l’esthétique hétéronome du pop art implique que l’apprenti artiste soit sensible à un art qui se réfère au monde ordinaire et à la société de consommation. Alors que l’esthétique puriste du minimal art suppose, au contraire, une sensibilisation à un mode d’expression qui se réfère à l’histoire de l’art et ses enjeux stylistiques"   . Par contraste, le sous-espace intermédiaire est occupé par des artistes maîtrisant parfaitement l’histoire de l’art, faisant le lien entre l’austérité du minimal art et la référence au monde ordinaire présente dans le pop art.

 

Les avant-gardes artistiques : pop art, minimal art et intermédiaire

Quelles sont ces avant-gardes artistiques ? L’auteur analyse le destin du pop art, du minimal art et de l’espace intermédiaire, en les situant par rapport à d’autres mouvements artistiques, allant de l’inspiration néo-dadaïste (Johns, Rauschenberg, etc.), au rejet de l’expressionnisme abstrait à la coexistence avec le néo-réalisme français (Arman, Tinguely, etc.).

Brièvement, le mouvement pop art (Kienholz, Oldenbourg, Warhol, Rosenquist, Segal, etc.) se constitue en opposition à la peinture abstraite, jugée trop élitiste, pour utiliser des images d’objets issus de la vie quotidienne. Le mouvement minimal art (Stella, Truitt, Judd, Andre, LeWitt, Morris, etc.), qui diffère de la figuration du pop art, mise quant à lui sur l’utilisation de matériaux industriels ou l’insistance sur les formes élémentaires. Enfin, l’espace intermédiaire (Artschwager, Westermann, etc.) apparaît un peu plus tard comme "un sous-espace intermédiaire relativement vaste et indéterminé qui, par la combinaison des caractéristiques formelles du pop art et du minimal art, démultiplie les possibles, favorisant en définitive l’individualisation des prises de position"   .

Plusieurs choses distinguent ces avant-gardes des périodes précédentes, notamment l’utilisation d’objets manufacturés ou la notion d’installation. D’une part, si "l’histoire de l’abstraction depuis le début du XXe siècle a été un lent processus de dé-figuration ou de mise à distance de toutes les formes susceptibles de faire référence au monde ordinaire, autant la séquence artistique contemporaine peut s’interpréter comme le processus inverse de retour d’une "figuration"" (p.249). Cette figuration s’appuie sur l’utilisation d’objets manufacturés ou issus de la société de consommation, ce qui "a permis de rompre avec la dimension illusionniste des arts figuratifs pour au contraire revendiquer un lien plus direct avec le monde réel et ordinaire" (p.249). C’est le cas de la fameuse Campbell’s Soup de Warhol, qui reproduit selon un procédé sérigraphique un objet de la vie quotidienne. D’autre part, la notion d’installation est également essentielle pour comprendre leur originalité : cette nouvelle catégorie d’objet artistique permet d’utiliser la totalité de l’espace d’exposition pour présenter divers objets, initiant un ensemble de possibilités formelles.

 

Une sociologie des institutions artistiques

L’ouvrage ne s’intéresse pas seulement à la créativité des artistes issus des avant-gardes, mais également aux institutions et aux réseaux qui ont fait leur réussite. Selon l’auteur, pour comprendre les raisons du succès des avant-gardes, "il est donc nécessaire de se tourner vers le fonctionnement du marché de l’art, ultime juge et instance de légitimation des valeurs artistiques et des innovations formelles" (p.26).

La période étudiée est précisément celle où le titre de capitale mondiale de l’art est conquise par New York au détriment de Paris, grâce aux potentialités du marché américain et aux méthodes de commercialisation en place. On assiste en effet à cette période à l’instauration d’un "modèle de marché de l’art marqué par le développement d’un nouveau public qui est attiré par les expérimentations des artistes contemporains et l’essor d’un art spécifiquement américain" (p.21). Cette nouvelle économie culturelle est propre à favoriser l’innovation artistique : c’est le facteur qui explique que les avant-gardes américaines prennent le pas sur les nouveaux réalistes français, dont les perspectives sont pourtant assez proches. Ainsi que l’avance l’auteur, "le déclin de l’art français n’est pas la conséquence d’un tarissement de la création avant-gardiste, puisque les nouveaux réalistes français sont contraints de s’exiler pour trouver un public, mais surtout le résultat du mode de fonctionnement du marché de l’art français réticent aux innovations et qui n’a pas pris conscience de l’essoufflement de la séquence moderniste" (p.39).

Le livre nous invite donc à réfléchir à l’articulation entre le marché et les institutions qui expliquent le développement des avant-gardes. De ce point de vue, rappelle l’auteur, "si l’institution et ses agents garantissent la conformité des œuvres à une norme académique déterminée par l’histoire de l’art, le marché contribue à stimuler la recherche continuelle de l’innovation." (p.14).

Les années 1960 voient plusieurs processus à l’œuvre en même temps : on observe la multiplication aux Etats-Unis des galeries d’art (à New York surtout), ainsi qu’un élargissement géographique et sociologique du public visé par les marchands d’art. Un réseau étroit d’interconnexions entre professionnels du monde de l’art issus des mêmes universités se met en place aux Etats-Unis, tandis que l’Etat américain participe à une stratégie d’internationalisation visant à la promotion et à la diffusion d’œuvres à l’extérieur de ses frontières. Il faut noter toutefois que les logiques de légitimation des avant-gardes diffèrent : le développement du pop art s’appuie sur le segment commercial, tandis que le minimal art repose davantage sur le segment institutionnel (les musées).

 

Au final, cet ouvrage répond globalement à son défi majeur de proposer une histoire sociale de l’art. L’approche socio-esthétique des avant-gardes artistiques montre, dans une certaine mesure, que "la création artistique n’est pas un espace libre, débarrassé de toute contrainte, ou tout serait possible. L’analyse sociologique du fonctionnement du marché de l’art et de la genèse de la vocation artistique a permis de mieux comprendre les mécanismes externes de rupture esthétique des années 1960 et les conditions d’accès à l’élite artistique" (p.248). Bien sûr, il faut concéder que même l’auteur a bien conscience des limites des données biographiques accessibles, avec parfois des incertitudes sur le capital culturel hérité réel. En outre, l’ouvrage peut à l’occasion paraître assez dense pour ceux qui ne sont pas familiers des concepts proposés, mais, heureusement, les annexes proposent des éclairages utiles. Il gagne assurément à être lu à proximité d’un ouvrage spécialisé ou d’un accès internet, afin de voir les œuvres concernées : un exemple iconographique est souvent plus parlant que les oppositions "linéarité / ponctualité" et "figuration (ou dénotation) / abstraction (abstractionnisme)", ainsi que les différents sous-espaces induits, tels qu’ils sont présentés dans le livre.

On appréciera dans l’ouvrage la finesse des portraits proposés : celui de Leo Castelli, montrant comment la commercialisation de l’art se professionnalise parallèlement au développement de l’économie culturelle, nous fait véritablement entrer dans son époque. Toujours à la recherche des dernières innovations formelles, ce dernier a fait de la Castelli gallery le leader sur le marché américain, intéressant un assez large public, aux Etats-Unis comme en Europe où ses réseaux internationaux et sa connaissance des élites du Vieux Continent lui sont nécessaires. Il en est de même pour Pierre Restany, critique d’art français le plus connu de l’après-guerre, qui a accompagné les néo-réalistes français, dont le portrait est particulièrement instructif. L’ouvrage se révèle donc fort riche à différents points de vue