De 1999 à 2010, Chester Brown expérimente les rapports sexuels tarifés dans sa ville de Toronto. Du plaisir à l'enquête, non fiction et bande dessinée
Chester Brown est un auteur canadien d'expression anglaise, né à Montréal en 1960. Figure historique de la bande dessinée indépendante nord américaine, il puise dans la culpabilité et le refus de l’autorité la matière au récit autobiographique, domaine dans lequel il excelle. Vingt-trois prostituées peut se lire comme la suite de The Play boy (en hommage à la playmate du magazine éponyme) lorsque l’auteur découvre l’onanisme pubère et Je ne t’ai jamais aimé (I never liked you) ou l’ingrate condition d’adolescent sensible. Après un passage notoire par la biographie en bande dessinée avec un personnage controversé de l'histoire canadienne, Louis Riel , Brown revient à l’intime, toujours sous la forme du graphic novel chez l'éditeur montréalais Drawn and Quarterly. Depuis 2008, il représente le parti libertarien à Trinity-Spadina (circonscription de Toronto) où il obtient 0,7 % des voix à l’élection fédérale de 2011.
Vingt-trois prostituées propose une structure simple, à la narration graphique maîtrisée, laquelle soutient un propos ambitieux. Une rupture pour départ, l’abstinence pour réflexion, et Chester Brown décide de payer pour. Quelques années plus tard, la rencontre avec une énième escort girl débouche sur une relation suivie particulière.
La narration graphique de Brown repose sur une utilisation stricte du gaufrier. L’auteur découpe sa planche en 4 bandes horizontales, chacune étant divisée en 2 cases. Chaque case est dessinée sur une feuille de papier. Outre la finesse obtenue, cette technique facilite la structuration du récit. Cette rhétorique basique (8 cases par page) cadence le récit. La présence récurrente de l’auteur (presque toutes les cases) redouble cet effet. Ainsi, le lecteur progresse dans l’univers des escort sans artifice graphique. Toutes ces péripatéticiennes sont dessinées de façon quasi uniforme (blanches et brunes) pour des raisons juridiques et de sécurité. Cette représentation anonyme renforce l’impression de sobriété, surtout dans les scènes de sexe : deux corps sans décor, l’arrière-plan étant réduit à l’essentiel. Aucun drap de lit ou couette n’apparaissent, seul est figuré le matelas. L’ensemble, tout en noir et blanc, affiche une austérité voulue par l’auteur.
Le récit
Dès la première case parlée, Sook-Yin Lee annonce son intention de rompre avec Chester Brown, nous sommes en juin 1996. Trois ans d’abstinence plus tard, l’inventaire débute par Carla. Brown nous embarque dans sa quête ; les préparatifs, la description des filles, le mode opératoire (les tarifs, est-il correct de demander l’âge de la fille au téléphone ?). À l’acte sexuel succède la séance didactico-moraliste. Les proches sont mis à contribution pour aider le lecteur à suivre Chester Brown. Seth et Joe Matt sont des collègues et des amis de l’auteur. Ils servent de faire-valoir, tant au niveau narratif en introduisant leur personnage que discursif en proposant de réfléchir sur la relation tarifée. Lors du premier débriefing, Brown leur annonce son geste et pose le cadre du livre : "l’amour ne m’intéresse pas."
Tout au long des deux cents pages suivantes, se succèdent les rencontres charnelles et les échanges de vues conceptuels. Les femmes visitées font ensuite l’objet de débat avec Seth et Matt. Ces discussions mesurent l’avancée de Brown dans son étude et le capital sympathie de ses amis toujours prêts à le relancer. En marge des anecdotes sur les prostituées, Brown dessine sa sexualité. Jamais il ne cherche de compagne en dehors du circuit payant. Dans cet ouvrage, la pornographie prend la forme d’un comparatif établi entre le budget annuel pour un certain nombre de passes et les dépenses engagées lorsqu’il était en ménage avec Sook Yin. Dépenses n’incluant aucun contact sexuel. Dans un registre similaire, à l’échelle locale, les professionnelles font l’objet de recension sur le site "Toronto Escort review board". Si d’aventure Brown tombe sur un mauvais plan, il sanctionne d’un commentaire négatif sur le Terb. D'une manière paradoxale, l’artiste canadien apparaît pour le moins classique en tant que client, pour ne pas dire ennuyeux. Il commande une fille à la fois, ne fait pas mention de sodomie ou autre bondage. Aussi, lorsque son ami Joe Matt l’interroge sur son enfance, Brown confesse : "je ne savais rien du sexe et encore moins de la prostitution."
En fin d’ouvrage, Brown inclut 23 appendices en faveur de la décriminalisation au Canada. Réfléchies et documentées, ces propositions quant à la fiscalité, le libre choix ou l’exploitation des femmes, reposent sur une problématique locale (Canada, voire Toronto) à forte prégnance libertarienne, érigeant le "caractère sacré" de la propriété privée en dogme. Justification de l’artiste, sa vision évacue beaucoup de questions, tels les réseaux de proxénétisme, les viols, les mineurs. Sans doute trop.
Vingt-trois prostituées est un bel ouvrage qui prête à réflexion. Le dessin simple et maniéré soutient ce manifeste iconoclaste en faveur de nouvelles mesures. Chester Brown ne défend pas l’industrie de la prostitution, il légitime une forme d’activité artisanale. Il persiste : "fréquenter une prostituée n’est pas nécessairement une expérience vide de sens si l’on fréquente la bonne prostituée". De réputation excentrique, surnommé "le robot" par l’ami Seth, l’auteur tranche par son approche du sentiment amoureux. L’argent y prend toute sa place. Pris au piège de ses convictions politiques tout en étant respectueux des femmes, il a choisi de poursuivre une relation tarifée avec l’une d’entre elle. On est loin du furtif, ce client dont parle Madame Mado dans les Tontons flingueurs. La télévision a été remplacée par le net et l’offre abonde
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