Deux bandes dessinées s'emparent de l'histoire contemporaine de Cuba. Deux témoignages, partiels mais pertinents, pour découvrir l'île et sa vie quotidienne depuis 1959.

La parution concomitante en juin dernier de deux bandes dessinées illustrant deux autobiographies de Cubains permet de revenir sur l’histoire de l’île et de sa dictature. Le statut social, le rôle politique et la période historique vécue par les deux hommes sont très différents, mais les caractéristiques générales de la dictature communiste sont présentes dans les deux ouvrages.

Benigno, Mémoires d’un guérillero du Che est l’adaptation du livre éponyme Benigno, le dernier compagnon du Che (Monaco, éditions du Rocher, 2006). La bande dessinée en noir et blanc est ciselée. Elle insère régulièrement des documents d’archives – journaux, communiqué de presse – pour contextualiser le récit du héros. Le dessinateur joue sur les contrastes et les nuances de noir, blanc et gris pour faire ressortir et mettre en lumière les antagonismes au cœur des situations.

Daniel Alarcon Ramirez est, comme son dirigeant Che Guevara, un héros romantique par excellence. Il devient révolutionnaire quand les militaires aux services de Batista, le dictateur cubain, assassine sa femme enceinte, prétextant qu’elle hébergeait des barbudos   . Ils rencontrent alors « par hasard » Ernesto Guevara et Fidel Castro et rejoint les guérilleros. À mi chemin entre l’hagiographie et le récit biographique, les auteurs présentent les combattants comme des intellectuels dont la charge est d’apprendre aux nouveaux venus souvent analphabètes la science de la lutte armée d’une part et les rudiments culturels nécessaire à la conduite des affaires d’un pays, d’autre part.

Batista quitte le pouvoir le 31 décembre 1958, Castro et ses hommes entre dans La Havane le 9 janvier 1961. À cette époque, l’emprisonnement de l’instituteur démocrate Hubert Matos et la disparition mystérieuse de Camilio Cienfuegos n’alertent pas Benigno, pris dans l’enthousiasme révolutionnaire. Pas plus du reste que les arrestations et les exécutions des opposants auxquelles Guevara a grandement participé. Benigno, devenu révolutionnaire professionnel, participe au contournement de l’embargo, cherchant des armes sur les autres continents.

Les auteurs montrent bien l’appareil révolutionnaire qui tente de propager la révolution d’abord au Congo puis en Bolivie.  C’est d'un côté, une mythologie révolutionnaire de combattants de la liberté allant défier les pouvoirs constitués, renforcée par la mort de l’icône planétaire qu’est devenu, quasiment de son vivant, Guevara. C’est également l’impression qui ressort à la lecture de la bande dessinée : un mauvais Castro contre un gentil Che. Comme dans ses mémoires, Benigno y reste prisonnier de ses fidélités et ne va pas jusqu’au bout de la démarche critique. Ce qui constitue le principal travers de cette mise en récit biographique.

Dans Printemps noir, c’est au tour du témoignage d’Alejandro González Raga d’être mis en image. Si les auteurs ne cachent pas leurs sympathies pour un socialisme anti-autoritaire et leur anti-américanisme, ils restituent fidèlement la vie et l’action de ce dissident. Le trait n’est pas forcément le plus adéquat. Sans être totalement dans un style naïf, il n’est pas non plus dans un ton réaliste. Le choix des couleurs, quant à lui, semble par moment hasardeux car il ne fait pas toujours ressortir ce que les auteurs cherchent à mettre en valeur.

Alejandro González Raga est un héros ordinaire, cubain moyen, ayant grandi aux lendemains de la prise du pouvoir par Castro. Les souvenirs d’enfance marqués par la dureté du régime, comme l’illustre les scènes sur la répression de 1965 durant laquelle les homosexuels, artistes, religieux et hippies ont été enfermés dans les unités militaires d’aide à la production, un véritable système concentrationnaire à ciel ouvert. Durant ces années de lutte contre les influences « impérialistes » les jeunes gens aux cheveux trop longs se les faisaient couper de force, tandis que leurs pantalons "pattes d’eph." étaient déchirés par les forces de l’ordre. Les filles en mini jupes étaient purement et simplement arrêtées. De manière générale, c’est le quotidien de la répression qui semble le plus dur à supporter. Il en est fait une description éloquente et fort bien restituée en particulier pour ce qui est des conditions de travail. De même, l’horizon principal de la majorité des Cubains est clairement nommé : la fuite.

Alejandro González Raga a failli devenir un balsero, un homme-radeau, quittant l’ïle sur une embarcation de fortune. L’échec de cette tentative, lié à un accident de voiture, et l’interrogatoire policier musclé qui s’en suit, le conduit à devenir dissident. Peu après, il rejoint les rangs du Parti démocrate chrétien. Dès lors, la surveillance policière est constante. Le parallèle avec le film de Florian Henckel von Donnersmarck, La Vie des autres, traitant de l'espionnage des civils dans l’ex-Allemagne de l’est, est saisissant. L’arrestation suit. Alejandro González Raga et 74 de ses compagnons sont pris dans la grande vague de répression du printemps 2003, le fameux "Printemps noir". Les auteurs décrivent ensuite remarquablement la violence de l’univers carcéral et du système judiciaire cubain. Rappelons enfin qu'Alejandro González Raga avait été reconnu comme prisonnier politique ce qui explique que l’album est coédité par Amnesty international.

Cet ensemble graphique permet, malgré quelques tropismes liés plutôt à la forme du témoignage qu’à celle de la bande dessinée, de restituer certains aspects importants de l’histoire de l’île, offrant un mode nouveau à sa communication et à sa découverte. Une invitation pour aller, ensuite, plus loin dans l’analyse