L’ouvrage nous propose une réflexion désenchantée sur l’idéologie de notre temps et sur ses mécanismes de dissimulation de nos performances insignifiantes.

Certains se souviennent peut-être de l’exposition de cet artiste albanais, Adrian Paci, qui a exposé à Paris cet hiver, et travaille sur les thèmes de l’errance et de la quête d’identité, du souvenir, de l’espoir et de la désespérance. Le vide et le néant toujours répétés étaient certes liés, chez lui, aux désillusions de l’exil, mais demeuraient la caractéristique du monde que nous avons fabriqué ou que nous sommes en train de fabriquer. D’autres enquêtes que celles proposées par l’auteur, dont nous allons parler, semblent aussi le confirmer : qu’il s’agisse des enfants (enquête européenne datant de 2012) ou des adultes, et même si les raisons diffèrent, insatisfaction, frustration, ressentiment dominent les esprits. Ce n’est pas tant la situation matérielle qui est visée, évidemment, en ce qui concerne le Nord-monde, que "l’esprit du temps" qui se dilue dans un mécontentement diffus.

Encore convient-il d’établir les faits, et de livrer la manière de les établir. Fabio Merlini, italien, directeur de l’antenne régionale pour la Suisse italienne de l’Institut universitaire fédéral pour la formation professionnelle, en propose une lecture, concernant, précise-t-il parfois, le monde Occidental, et utilisant – ce qui rafraîchit nettement les débats – des références à des travaux italiens peu connus (parfois peu traduits) en France. Il voit dans la situation qui est la nôtre se jouer une opposition franche entre la puissance des moyens dont nous disposons, et la pauvreté du sens que nous dégageons ou que nous pouvons en dégager. En un mot, selon lui, "quelque chose ne fonctionne pas". C’est à un des passages descriptifs de son livre que nous empruntons le titre de ce compte-rendu : "Pourtant, face à toute cette puissance capable d’augmenter et d’accélérer nos prestations, de rendre plus efficaces les procédures de notre productivité professionnelle, de faciliter transactions et communications, quelque chose ne fonctionne pas". Nous avons entre les mains une toute-puissante opérativité, et elle nous apparaît toujours plus pauvre en sens. Ou ajoute l’auteur : "nous en disposons, puisqu’il n’est plus possible de faire autrement : mais sa réverbération sur notre identité et sur le sens que nous parvenons encore à assigner à notre vie semble extrêmement faible, pour ne pas dire entièrement nulle". C’est sans doute à cela que nous devons la réémergence de mouvements violents dans nos sociétés.

En un mot, pour lire cet ouvrage avec aisance, il faut adopter le fil conducteur choisi : le sens aurait disparu de notre monde, suscitant par ailleurs certaines nostalgies, au profit d’une vie désormais désorientée. L’auteur cerne ses concepts en les opposant à ceux d’autres penseurs comme Theodor W. Adorno (la "vie mutilée", thème repris p. 14 et 38) ou Walter Benjamin (la "disparition de l’expérience", thème repris en un chapitre (V) complet). Il choisit à dessein "vie désorientée", en s’appuyant sur Günther Anders. Ce dernier appelait "Antiquiertheit" le rapport entretenu par l’homme avec la réorganisation technique du monde. L’auteur, quant à lui, choisit "désorientation", pour parler de la réaction des hommes de nos jours face à un instrument, un comportement, un style cognitif, à l’exigence de performance, dont  nous verrons qu’elles sont devenues à ses yeux "insignifiantes". Et simultanément, il précise qu’il tente d’appréhender la vie et la pensée du temps indépendamment de ses modèles possibles d’idéalisation.

Il s’agit par conséquent d’une approche philosophique du monde contemporain, en ce que ses différents axes sont essentiellement coordonnés à la démonstration de ce qui donne à notre temps son "originalité" : la dimension d’une absence de sens, exposée en 7 chapitres (parfois un peu répétitifs, surtout pour qui a déjà lu les articles de l’auteur qui ont précédé la rédaction de certains d’entre eux), dont les titres suivent la logique que l’on peut appréhender aisément à leur lecture. Successivement : Avoir, ne pas avoir le temps ; Une mémoire amnésique ; De l’utopie ; Le devenir spatial du temps ; Attendre en vain ; Marchandisation de la vie et vitalité des marchandises ; Equivoques de la mondialisation.
À quoi reconnaître cette désorientation ? L’auteur en propose quelques images : la fissure qui empêche l’individu de s’identifier pleinement à ses propres actions ; des actions qui véhiculent une transformation de la forme de vie ; un décalage entre des praxis qui inaugurent de nouvelles modalités de mise en œuvre du monde et des sujets qui, au beau milieu de l’action, perçoivent l’étrangeté de ce monde, au regard des coordonnées de leur identité. Et l’auteur d’en conclure que : "Encore une fois, nous sommes face à une identité qui, dans ces conditions, peine à recomposer une image convaincante de son propre soi à travers ses propres actions, ou même à travers son propre style".

Ces considérations donnent leur sens au titre de l’ouvrage, puisque par l’expression "performance insignifiante", il faut entendre, revenons-y, le paradoxe d’une situation où l’efficacité des moyens induit des comportements qui, si excellents soient-ils du point de vue fonctionnel, "ne transmettent au sujet concerné aucune perspective de destin en accord avec la perception qu’il a de sa propre identité".

Pour dérouler maintenant son propos l’auteur commence par un panorama de la société contemporaine, du point de vue de la sphère instrumentale. C’est sans doute l’aspect le plus connu des commentaires de ce type sur notre époque. Aussi passons-nous rapidement, pour mieux arriver à d’autres passages de l’ouvrage plus originaux. L’auteur décrit la société de l’urgence (de l’accélération du temps), une société instrumentale, qu’il n’appelle pas "postmoderne", puisqu’il renvoie ici au sens déployé, jadis, par le philosophe Jean-François Lyotard. Ce qui est en jeu tient plutôt à la précarisation des existences et des identités.

Afin de parler de ces identités, dans les termes de sa problématique, l’auteur explore les éléments constitutifs de celle-ci dans le cadre de la modernité confrontée aux données actuelles, celles d’une culture qui contribue, par le biais de ses formes déterminées de savoir, à la mise en place d’une société qui fait justement de l’information (éphémère, incontrôlée, pur jeu de crédibilité) son principe d’organisation, de production et de communication. Cette culture nous fait faire l’expérience du temps sous la forme d’une temporalité qui, plutôt que comme achronique, semble pouvoir être définie comme une succession de "maintenant" déconnectés, où chaque "maintenant" singulier, faisant primer le discret sur le continu, prétend pouvoir s’attirer le privilège de l’absoluité. L’évidence domine désormais d’un présent qui dominerait l’existence, en incarnant l’état final de toutes choses. Elle nous enjoint aussi de procéder à la dissolution du sujet, laquelle correspond à la dissolution de cette forme de subjectivité dont le mode d’être ne fait plus advenir le monde, mais en nous faisant rencontrer un monde, nous laisse croire qu’il s’agit du seul monde. La même chose vaut, dans cette culture, pour le décentrement. La disparition du centre qui, souligne l’auteur pourrait avoir d’autres valeurs, équivaut ici à une cessation de la possibilité de la cohésion des différents vécus, et avec elle, de leur récit.

D’une manière ou d’une autre, le nouveau pli imprimé à nos expériences fondamentales, celles de la contingence, de la précarité et du décentrement, converge vers la disparition du temps biographique comme trame de vécus récapitulables, dans une narration où le présent individuel, l’actualité vécue par les sujets singuliers, puisse se présenter en tant que produit d’une histoire "authentiquement" linéaire et continue. Et l’auteur d’achever ce premier parcours en réexaminant la position d’Immanuel Kant, qui, dans des textes célèbres articulait de manière spécifique la question du public et celle du privé. Or, montre-t-il, la société de la connaissance, par exemple, et pour employer un vocabulaire qui n’est évidemment pas le sien, voit s’évanouir la dimension critique de la pensée, parce qu’elle privilégie un type de production du savoir qui correspond à l’usage privé de la raison, tel que défini par Kant.

L’affaire tient donc à une différence fondatrice. En trente ans, écrit l’auteur, nous sommes passés d’un modèle historique où le présent tire sa signification de sa capacité à provoquer du futur selon des modalités progressistes, à un modèle dans lequel le présent prétend occuper d’ores et déjà la place du futur. Dans le premier cas, le présent tend vers le futur, en en préfigurant l’image et en en anticipant le sens. Dans le second cas, le présent vit de son incessante représentation. Rien n’advient donc véritablement, que ce jeu infini de réoccupations du même espace. Que peut donc être le futur dans ce cadre ? Rien, sinon le renforcement de ce présent. Et que peut donc être le passé ? Quelle place reste-t-il pour le souvenir individuel et collectif aujourd’hui, dans ce monde dans lequel le passé et le futur son confisqués par l’instant ?

L’auteur, en ce point, entreprend un parallèle, à partir d’une relecture de Soeren Kierkegaard, entre plusieurs sens du présent. Après avoir résumé la thèse du philosophe danois (prise dans Ou bien… Ou bien), il reconsidère notre existence privée de continuité. Comme dans les autres cas, l’auteur ne se sert pas de Kierkegaard pour le plaisir de jouer de références célèbres, il le prend en charge pour mieux multiplier ses pistes d’analyses et dessiner des systèmes de distinction. Là où Kierkegaard définit un "stade esthétique" fait de discontinuités, il apparaît vite que notre propre discontinuité procède d’une anthropologie différente. Autrement dit, l’intérêt de cette démarche (réaliser des parallèles) est de favoriser la pluralité des interprétations pour des phénomènes qui sous certains angles peuvent paraître avantageux et sous d’autres angles deviennent désastreux. Si la vie esthétique du stade en question est amnésique (chez Kierkegaard), ce n’est pas pour les mêmes raisons, l’oubli y étant oubli de soi, et non des choses, des personnes ou des connaissances. Toutes les démarches de l’ouvrage procèdent ainsi, enrichissant par là même, le débat en cours.

Débat dans lequel la critique des médias a une part. Ces derniers ont une portée évidente, pour l’auteur, dans la transformation des contenus de la connaissance et dans les formes d’intelligibilité. Mais explique-t-il, ils ont, de surcroît, une part dans notre façon de rencontrer le monde. Ils fabriquent ainsi un "homme de la réponse" qui est privé de questions parce qu’il n’a plus aucune raison de mobiliser, à travers l’interrogation, d’autres horizons face à l’espace disposé par son action. Et en ce point, l’auteur renvoie à des études qu’il a déjà publiées, cette fois dans des ouvrages parus en langue française. À quoi s’ajoute cette considération : que ce n’est pas seulement le questionnement qui se dissout. C’est aussi la mémoire. Cette dernière au lieu d’être le récit unitaire du sujet, qu’elle fut longtemps, devient le souvenir d’une fracture. Ce qui disparaît alors, c’est la raison même du souvenir. Nous n’avons plus aucun motif, montre l’auteur, de nous identifier à une mémoire douloureuse de notre propre mutilation.

Le même raisonnement vaut pour la notion ou la question de l’utopie. L’utopie est considérée désormais comme un rendez-vous manqué ou une promesse non tenue, par différence, bien sûr, avec sa valeur à l’époque moderne. Ainsi ce qui aurait dû constituer la fin même de l’utopie, son tèlos (sa fin), à savoir la transformation de la réalité historique, s’est imposé à notre époque comme le principal opérateur de son invalidation. Nombre de nos contemporains ne voient plus en l’utopie qu’un rêve irréalisable ou le cauchemar dont il faut se réveiller au plus vite.

Mais plus généralement, et l’auteur a raison d’y insister dans la logique de son propos, ce qui fait défaut à notre époque, dans le processus de totalisation du temps opéré par le présent tel qu’il se présente (sans profondeur, ni critique), c’est la dimension de la différence. Tout à fait légitimement, en ce point, l’auteur retrouve Walter Benjamin. Après les débats des quarante dernières années autour de cet aspect essentiel de la pensée moderne, le présent n’en a plus cure. Il ne peut même plus construire ou maintenir les différences anciennes, telle celle de Kant (entre la connaissance, la pratique et le jugement) qui avait motivé les thèses de Benjamin sur le concept d’histoire. Tout le chapitre V est consacré à cet aspect des choses.

Aussi le propos qui sert de terme à l’ouvrage est-il attendu. L’auteur ressaisit l’entièreté de sa thèse à la lumière de la question de la mondialisation et des frontières. L’intérêt de ce dernier chapitre, qui sert donc de conclusion, est de rebrasser l’ensemble des démarches et concepts mis en place, mais cette fois pour prendre de front le thème courant de la mondialisation ou de la globalisation. D’autant que le phénomène que ces mots sont censés recouvrir n’est certainement pas épuisé par la seule analyse de l’économie de marché, de nos jours. Ce qui est plus pertinent dans le propos global de l’auteur, contribue à pousser l’analyse en direction des processus actuels de spatialisation indiqués plus haut et fort bien développés dans l’ouvrage. La question de fond est celle qui agite les esprits et les sociétés qui se réclament du multiculturel. L’auteur la résume ainsi : dans quelle mesure la mondialisation de l’espace qui préside aujourd’hui à notre habitat parvient-elle à accueillir l’altérité ? Méconnaissance de l’autre, marginalisation, négation ou intégration forcée, exploitée, violée, tels sont les perspectives qui sont étudiées pour fermer le propos.

Avant nous-même de refermer cette chronique sur cette conclusion, qu’il soit permis de souligner cependant que l’auteur ne nous semble pas avoir suffisamment étayé le beau titre qu’il propose pour cette publication. On aurait aimé des développements plus approfondis de cette notion fort importante de "performance insignifiante". Pour deux raisons au moins. D’une part, pour l’usage de la notion de performance, dont chacun sait qu’elle en a plusieurs. D’autre part, pour la notion d’insignifiance. Et si la deuxième raison s’éclaire bien tout au long de l’ouvrage, la première est moins prise en charge, sauf par allusions