À l’heure d’internet, la  question de la pérennité du genre papier et sa coexistence avec le numérique dans le domaine des revues se pose de manière très segmentée. Dans un contexte incertain de transition vers le numérique, la diversité des projets et des modèles économiques, qu’il s’agisse des revues de réflexion intellectuelle ou de création, conduit à des analyses différentes et pose de nouvelles interrogations.

Compte-rendu de la table ronde ayant eu lieu lors du Colloque "Revues en stock", modérée par Xavier de la Porte et regroupant Sophie Bobbe (Esquisse(s)) ; Jean-Claude Casanova (Commentaire) ; Michel Crépu (Revue des deux mondes) ; José-Luis Diaz (Le Magasin du XIXè siècle) ; Marcel Gauchet (Le Débat) ; Jean-Pierre Han (Frictions) ; Julien Derôme (Borborygmes).

 

Au royaume de la pensée durable

L’apport des revues est d’offrir un lieu d’approfondissement, de réflexion intellectuelle et une prise de distance face à la rapidité de l’information. Il existe un écosystème intellectuel indispensable à la création des idées et dont l’univers numérique aujourd’hui n’offre pas encore les conditions favorables. Le caractère diffracté de la lecture, la décontextualisation de l’information sont consubstantiels au format numérique. L’identité de la revue et la cohérence du projet intellectuel sont souvent dissoutes dans le numérique. Selon Marcel Gauchet, “l’indexation humaine a certaines vertus” aujourd’hui car elle permet l’organisation d’une pensée qu’on ne trouve pas sur le numérique. L’objet papier résistant au temps concrétisant l’inscription de la revue dans la durée.

Les difficultés de conservation du support informatique posent cette question de matière très concrète. Les logiciels informatiques d’il y a quinze ans sont aujourd’hui illisibles. Au contraire, la pérennité du support papier, pour lequel les archivistes maîtrisent les techniques de conservation, est peut-être encore un espoir pour les revues.

 

L’argument économique en question

Le passage au numérique pose la question du modèle économique. Alors que la galaxie numérique permet la coexistence du tout et de son contraire, le besoin de médiation par la sélection de l’information pertinente ne disparait pas mais grandi. Selon Jean-Claude Casanova, la gratuité ne peut durer car l’afflux d’information sera tel qu’il y aura encombrement. À terme, le numérique devra créer des systèmes de sélection intellectuelle par les prix. Les revues s’inscrivent ainsi dans la durée en offrant la garantie d’un travail d’organisation et de sélection de textes.

S’il est évident que les économies permises par le numérique ont joué un rôle déterminant dans la bonne santé de certaines revues, certaines comme Esquisses, ont éprouvé le besoin de retourner vers le support matériel afin de créer un véritable objet esthétique. Le genre papier permet en outre à chaque numéro de laisser une trace et de retrouver son alchimie propre par le regroupement en un seul numéro d’articles liés par leur présence synchronique.

 

L’ouverture numérique

Pour d’autres revues, le numérique prolonge la fonction du papier et offre des perspectives de développement intéressantes. Pour les revues intellectuelles comme la Revue des Deux Mondes, la question du numérique s’est posée il y a dix ans avec l’élargissement de l’accès à sa collection d’articles en ligne. La revue Commentaire a numérisé ses trois cents tomes permettant ainsi un accès à ses archives. Cette démarche a eu un impact positif avec le développement des abonnements à l’étranger. Il existe ainsi une synergie plutôt qu’un antagonisme entre les deux supports. Ainsi, les revues ont adopté tous les dispositifs possibles pour mieux exister en ligne : de la simple numérisation du contenu et des collections au développement des véritables plateformes éditoriales. Mais tous ces modèles ne sont pas encore stables et bien coordonnés avec la publication papier.

 

La recherche de complémentarité

Pour les sites dits “compagnons”, la hiérarchie entre le papier et le numérique disparaît avec deux dispositifs éditoriaux différents. La simple prolongation du contenu papier par le numérique ne fait qu’établir une concurrence entre les deux formules. Il s’agit donc de développer une plateforme éditoriale distincte qui conserverait l’identité de l’objet papier et où viendrait se greffer des formules plus originales, ce que permet aujourd’hui le numérique. Si pour le moment cette dualité ne fonctionne pas encore très bien, la solution d’avenir réside dans la bonne articulation entre la formule papier et la formule numérique.

Pour les revues universitaires, le numérique facilite certaines fonctions de recherche et permet aux lecteurs non-initiés de se familiariser avec des revues dont l’identité intellectuelle forte pouvait être source d’isolement voire un obstacle à la lecture. Par opposition, certains livres ou articles scientifiques très longs sont difficiles à lire sur écran si bien que les supports papier et numériques continueront à se conjuguer.

 

S’adapter à la transition culturelle

De manière générale, nous sommes encore à l’heure de la transition. Si l’on peut constater aujourd’hui une complémentarité de fait entre le support papier et numérique, il n’est pas sûr que cette complémentarité ait tout l’avenir devant elle. Il y a une confrontation certaine entre deux logiques culturelles et économiques. La culture de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, était celle de la transmission et de la patrimonialisation du savoir. Aujourd’hui, nous sommes dans une logique mondialisée de la communication, de l’urgence et de l’immédiat : une logique horizontale du présent qui contredit frontalement celle de la transmission culturelle - d’où la crise de la presse, du livre, de la librairie et des revues. On peut craindre à terme que le commerce et les entreprises culturellement impérialistes comme Google ne menacent la pérennité des revues et du support papier.

La force de la revue papier réside peut-être paradoxalement dans son caractère hybride qui de par sa forme et son contenu se rapproche de la logique du numérique. La revue a toujours mélangé textes, voix et insertions graphiques sur registres différents. Contrairement au livre, elle se lit de manière fragmentée. C’est peut-être parce que la revue est à l’avance sur nos habitudes de lecture, qu’elle résistera mieux (que le journal ou le livre) aux bouleversements du numérique

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr : 
- Les comptes-rendus des autres ateliers de la journée d'étude sur les revues, "Revues en stock", organisée au CNL
- Le compte-rendu de cette journée par Livres Hebdo