Tardi s'attaque, au travers des mémoires de son père, à la réalité des soldats français prisonniers en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale.

On ne présente plus Jacques Tardi. Il est l’un des rares auteurs de bandes dessinées dont la réputation a dépassé dès les années 1990 le cercle fermé des spécialistes du genre. Sa passion pour l’histoire, sans cesse mise au cœur de son œuvre, n’y est pas pour rien. À tel point que les historiens reconnaissent aujourd’hui à son travail une influence certaine sur nos représentations de la Première Guerre mondiale   à laquelle il a consacré un grand nombre de livres : La véritable histoire du soldat inconnu (1974), Où vas-tu petit soldat - À l’abattoir ! (1989), C'était la guerre des tranchées (1993) ou Putain de guerre (2008 et 2009), sans parler de la fameuse série des Adèle Blanc-Sec. Le fait que son grand père ait participé à l’expérience des tranchés n’est pas étranger à cet intérêt tenace. Fidèle à cette motivation quasi autobiographique, c’est aujourd’hui au travers des carnets de son propre père, prisonnier de guerre en Allemagne pendant cinq ans, qu’il s’attaque au récit du second conflit mondial.

 

Déterrer le passé

Moi René Tardi, prisonnier de guerre – Stalag IIB (premier tome) est le résultat de plusieurs années de réflexion pour Jacques Tardi. Il y retrace les années de guerre de son propre père, René Tardi, à partir des souvenirs de celui-ci (souvenirs racontés en 1980 à son fils et retranscris dans des cahiers d’écoliers). Il faudra attendre près de trente ans pour que le projet arrive à maturation. Dans sa préface, Tardi explique ses motivations pour écrire un tel livre : raconter l’histoire de son père et, à travers elle, celle des 180 000 soldats français faits prisonniers par l’Allemagne pendant la guerre. Ces hommes, nés pour la plupart pendant ou après la Première Guerre mondiale, fils de Poilus fiers de leur victoire contre l’Allemagne, durent ensuite endurer l’humiliation de la défaite et de la captivité. Cette expérience traumatisante fut ensuite «  oubliée  » à leur retour en France, en 1945, puis définitivement supplantée dans la mémoire collective par le retour des déportés et par les combats politiques entre résistants et collabos. «  Il n’y eut pas d’espace pour la parole de ces derniers (les prisonniers de guerre) et leurs souffrances n’eurent pas droit de cité.  » (préface de Dominique Grange, épouse de Jacques Tardi, elle-même fille d’un soldat fait prisonnier pendant la guerre).

Mais, outre la mise en lumière d’un phénomène historique peu connu du grand public, ce récit est remarquable par l’entrecroisement du témoignage de René Tardi et de l’histoire des relations entre Jacques Tardi et son père. Les années de guerre et de captivité ont directement influencé le caractère de son père et les relations, tendues, entre père et fils. À ce moment, Tardi, qui ne s’est jamais réclamé comme historien, dépasse le cadre strict de l’événement historique pour aboutir à une forme d’autobiographie. Avec le travail réalisé pour cette bande dessinée   , il a lui-même porté un regard différent sur cette expérience de la captivité et ce qu’elle a eu comme conséquences pour la vie de son père : « J’ai compris (….) à quel point ces années terribles avaient compté pour lui, dont la jeunesse avait été confisquée, volée, pourrait-on dire… quatre ans et huit mois de captivité, le froid, la faim, la survie, et surtout l’amertume qui fera de lui à vie un homme meurtri, aigri, coléreux, honteux… Un vaincu, un perdant revenant de tout. »

 

Retracer l’histoire

Grâce à une reconstitution des lieux dans un dessin clair, Tardi rend vivants le témoignage et les souvenirs, précis, de son père. Il raconte comment René s’est engagé en 1935 dans l’armée, sentant venir la guerre ; comment il fut affecté dans une unité de chars et comment ses premières années de vie militaire se passèrent (essais de nouveaux chars, exercices, mariage, etc.). Vinrent ensuite la déclaration de guerre, la mobilisation générale et le départ au front. Les quelques semaines de guerre entre errance sans but (à part celui, vague, de « trouver et détruire l’ennemi ») débouchèrent sur la capture de René et de son mécano, le transport en wagon de marchandises et les longs mois, cinquante-six, de captivité.

En se positionnement au niveau micro, à l’échelle de l’individu ou du petit groupe d’individus, Tardi expose ici ce que bon nombre d’historiens peinent à évoquer : le quotidien lancinant du camp : le réveil, le « petit déjeuner », la toilette, l’appel, la soupe du midi, le «  marché aux puces  » (lieu de troc important entre prisonniers), la vie dans les baraques : « une vie insipide, monotone et désespérante allait pouvoir commencer sur ce sable de Prusse orientale, cette région de merde ». De ces détails émergent des émotions et des sensations : la faim, omniprésente, la violence (avec les gardiens mais aussi entre prisonniers), la fraternité, la promiscuité (pour les douches et les toilettes notamment) ainsi que le travail dans le camp et au dehors : « Des entrepreneurs civils venaient aussi choisir des types à ce qui ressemblait à un marché aux esclaves. Des gars partaient, ne remettant les pieds au stalag qu’à l’article de la mort, pour y crever comme des bêtes de somme épuisées ou malades, devenues inutiles à l’édification du Reich éternel. »  

Il raconte également les relations entre les prisonniers de différentes nationalités (Français, Polonais, Belges, Yougoslaves puis Russes), les magouilles de prisonniers pour obtenir un bout de pain supplémentaire ou troquer une veste d’uniforme d’été pour une d’hiver, et surtout les efforts incessants pour « emmerder les Allemands » (au cours de l’appel notamment ou à la trésorerie) et pour chercher comment s’évader. Le ton utilisé mélange les souvenirs écrits de René Tardi et les conversations qu’il eut ensuite avec son fils. Ce ton retransmet bien les sentiments de René Tardi à l’époque : honte de la défaite et surtout colère contre les commandants, les collabos en France et le régime de Vichy qui ne faisaient rien pour ces milliers de soldats prisonniers outre-rhin.

 

Dessiner le récit

Pour cette bande dessinée, Jacques Tardi a choisi un principe graphique homogène : trois grandes images horizontales par page, toujours de la même taille, ce qui lui permet de tout montrer (panoramas de la prison, vues des baraques, gros plans sur certaines activités, etc.). Il a de plus choisi de se dessiner lui-même, enfant de dix ans. Ce témoin décalé discute avec son père, critique ses pensées et actions (il a longtemps critiqué le fait que son père se fut engagé volontairement dans l’armée), et commente les décisions de l’état-major, le vocabulaire militaire et argotique utilisé par son père (« On ne dit pas un tank ! On dit un char ! ») et les conditions de vie au stalag. Ce petit personnage donne au livre un caractère à la fois vivant et émouvant, puisqu’il représente bien la démarche qu’a voulu entreprendre Tardi fils pour rendre compte, et comprendre, la vie de prisonnier de guerre de Tardi père.

Le choix de la bande dessinée pour témoigner de la vie des prisonniers de guerre est judicieux puisqu’il permet à Jacques Tardi d’évoquer en images, toujours précises et réalistes, la vie de ces hommes dans leur moindre détail. Cela rappelle la bande dessinée La Guerre d’Alan, d’Emmanuel Guibert : trois volumes (publiés en 2000, 2002 et 2008) racontant la vie pendant la guerre d’Alan Ingram Cope, soldat américain débarqué en France en février 1945. Un parallèle est également possible avec la démarche d’Art Spiegelman dans Maus (prix Pulitzer 1992), démarche expliquée ensuite dans Metamaus    en 2012 : « Le plus intéressant en bd pour moi, c’est l’abstraction et la manière de structurer inhérente à la planche de bd, le fait que des moments dans le temps soient juxtaposés. Dans une histoire qui s’efforce de rendre l’incompréhensible chronologique et cohérent, la juxtaposition du passé et du présent insiste sur le fait que passé et présents sont toujours présents »