Le dossier d’articles proposé par la revue Problèmes d’Amérique latine dans le N°79 de l’hiver 2010-2011 aborde de manière originale et renouvelée le thème de la réforme agraire. Alors que très peu de publications récentes y sont consacrées, l’orientation des réflexions révèle ici une approche spécifique : au lieu de présenter de manière analytique les contours et les objectifs des politiques de redistribution de la terre dans des pays classiquement connus pour la récurrence du problème et son acuité politique et sociale actuelle (Brésil, Venezuela, Bolivie, entre autres), les trois textes privilégient la question des bénéficiaires et des laissés-pour-compte, pour des pays que l’on pourrait estimer être en retrait, en ce moment, sur cette problématique : Mexique, Pérou, Guatemala, Nicaragua. Sur la base d’une connaissance fine des réalités évoquées et d’une analyse approfondie des vicissitudes des processus, ce sont donc quatre situations contrastées et riches d’enseignement qui sont décortiquées, au prisme de conséquences socio-territoriales peu mises en avant.

Ayant lancé la réforme agraire en 1917, le Mexique est un pays pionnier en la matière. Il y a trouvé l’occasion de rétablir la figure de l’ejido, ancienne organisation coloniale de gestion collective des communautés paysannes. Désormais, et surtout à partir du gouvernement de Cárdenas (1934-1940), l’ejido assume des fonctions de gestion foncière et fait office d’interlocuteur privilégié de l’État centralisé (et du Parti Révolutionnaire Institutionnel), au détriment des échelons intermédiaires que sont les Etats de la Fédération et les municipalités. Entité de gouvernance des territoires ruraux, et de représentation de l’État, par le truchement de la concrétisation locale de la réforme agraire et de la gestion communautaire des terres, il diversifie peu à peu ses prérogatives en prenant en charge, notamment, l’équipement des campagnes en services publics. Eric Léonard constate ainsi le rôle incontournable de l’ejido dans le Mexique rural du XXe siècle. Ses fonctions se sont diversifiées et complexifiées ; elles dépassent largement la question foncière pour s’étendre à des actions de gouvernance locale et de gestion des territoires ruraux.
Le bouleversement de 1992, lorsqu’est mis fin à la poursuite de la redistribution de terres, et alors que l’ALENA entre en vigueur, a logiquement pour corollaire une remise en question de la forme organisationnelle ejidale. Le programme de certification des droits fonciers, ou PROCEDE, organise la libéralisation du marché foncier à l’intérieur des ejidos. Une répartition des terres est opérée selon le bon vouloir de chaque ejido et le certificat individuel de droit agraire peut être transformé en titre de propriété. L’accès à la propriété privée est ainsi encouragé, il ne se généralise cependant pas. Dans un contexte de moindre soutien à l’agriculture et de concurrence accrue avec les produits états-uniens, l’économie locale se transforme, elle est de plus en plus nourrie par les transferts des revenus de migrants partis plus loin et plus longtemps. La gestion de l’ejido se complique, prise en étau entre la coordination de l’absence des détenteurs de droits et la modification de l’organisation sociale locale. Le souci existe également de maintenir et développer les biens publics locaux.
À partir de 1997, c’est un principe de co-investissement de ces équipements publics entre l’État et les communautés locales qui est appliqué. Une différence naît entre les systèmes ejidales capables de capter participation des familles et fonds publics, et ceux qui y arrivent moins bien. Or, les travaux de terrain menés dans les Tuxtlas permettent à Eric Léonard de révéler que les ejidos déjà assez bien pourvus en dotations publiques et en transferts migratoires bénéficient davantage des soutiens publics nationaux et locaux que les autres. Une ségrégation socio-spatiale en résulte. Les ejidos les mieux pourvus évoluent vers des entités politico-administratives, les autres continuent à être le cadre de gestion des mesures de  la réforme agraire historique et de la réforme récemment engagée.

Les suites de la réforme agraire et l’ouverture libérale des années 1990 sont articulées, dans la réflexion d’Evelyne Mesclier, avec l’évolution de la production agricole péruvienne. En effet, la réforme agraire, enclenchée en 1969, a provoqué la création de quatre types principaux de structures productives collectives : les coopératives agraires de production, les complexes sucriers, les sociétés agricoles d’intérêt social et les communautés paysannes. Elle a été accompagnée de soutiens financiers et techniques dans le cadre d’une politique de développement agricole arrimée à la révolution verte (encouragement de quelques grandes cultures aux méthodes intensives standardisées). Toutefois, du fait de prix d’achat à la production relativement faibles, la production n’a pas suffisamment augmenté, le déficit alimentaire débouchant sur des importations croissantes et concurrentes qui ont aggravé la spirale à la baisse de la valeur de la production des coopératives péruviennes.
Insatisfaits face à des systèmes productifs à leurs yeux inadaptés, les producteurs ont alors décidé, dès les années 1970, de modifier les règles d’accès à la terre. La dissolution des coopératives agraires de production a mené à des formes de gestion soit collective, soit individuelle (ou familiale) des terres, et ce dans un souci constant de plus grande autonomie, de préservation des effets positifs de l’associativisme (infrastructures en commun, avantages aux associés, etc.) et de diversification des productions (légumes, tubercules, fruits, produits laitiers, etc.). Les marchés urbains en pleine expansion et les relations plus étroites avec la réalité de la ville (déplacements fréquents, migrations, développement des moyens de transport) déterminent des débouchés croissants et solvables.
Mais le revirement de situation politique à l’échelle nationale (gouvernement libéral de Fujimori à partir de 1990, modification de la constitution en 1993) et la politique de titrage des terres ont eu pour traduction le démantèlement des coopératives et autres formes associatives, l’installation d’investisseurs privés sur les terres de communautés, au prix parfois de conflits violents et de malversations, et la fin de la Banque agraire et, donc, des prêts destinés aux structures associatives. Au côté de ceux qui n’ont pas pu ou su faire face à la privatisation et à l’arrivée d’acteurs aux objectifs et aux méthodes différents (cultures d’exportation, intensification de l’utilisation des ressources), d’autres producteurs ont pu réagir en profitant de la nouvelle donne pour redéfinir la répartition des terres entre membres de la communauté ou pour se lancer dans de nouvelles spéculations (avec un lien de dépendance fort avec les acteurs de la commercialisation). L’installation d’investisseurs privés dans les communautés amazoniennes promue par le gouvernement d’Alan Garcia à partir de 2006, et les conflits violents qui en ont résulté, ont démontré la dimension ambiguë de certaines revendications foncières qui invoquent des liens au territoire à l’évidence peu crédibles (arrivées récentes d’acteurs venus d’autres régions du pays ou de l’étranger).
Coincés entre des entreprises productives d’envergure, tournées à la fois vers les marchés national et internationaux, et le mouvement indigène, les acteurs qui ont pu tirer profit de la réforme agraire passée se doivent, selon l’auteur, de réinventer les règles d’accès aux différentes ressources (terres, eau) et aux marchés urbains porteurs.

Autre cas de figure, le Guatemala. Après des années de lutte agraire et de pression sociale récurrente de la part de communautés indigènes (occupations de terres privées, manifestations), le contexte de réconciliation nationale à partir de 1996 et les injonctions libérales des organisations internationales amènent à la création du Fondo de tierras, élément-clé d’une tentative de régulation de la propriété de la terre. Les familles qui ont obtenu des terres après occupation et négociations avec l’État ou l’acteur privé ou une banque, peuvent en être propriétaires (avec endettement) ou en être bénéficiaires dans le cadre de communautés. Avec l’aide d’organisations paysannes, elles ont pu obtenir l’annulation de leurs dettes.
Nonobstant, les familles ont dû s’organiser pour gérer leurs nouvelles conditions de vie et de production, le tout sur fond de situations d’injustice, de conflits et de tensions récurrentes. L’amélioration des conditions de vie quotidienne passe par l’aide d’ONG internationales, tandis que l’augmentation des revenus dépend de compléments aux maigres bénéfices tirés de cultures traditionnelles (obtenues sans soutien), de l’élevage bovin ou des transferts des migrants. La faible productivité, le manque de responsables locaux, l’absence d’une politique de soutien et de réel contrôle du marché de la terre jouent en défaveur d’une sortie de la pauvreté et de la marginalité dans lesquelles sont maintenues et se maintiennent ces communautés indigènes, bénéficiaires certes de la réforme agraire, mais abandonnées à leur sort. Par ailleurs, selon le calcul de l’auteur, Úrsula Roldán Andrade, chercheuse impliquée auprès des communautés paysannes, sur un million environ de familles (travailleurs, paysans) qui revendiquaient des terres en 2006, près de 20 000 auraient obtenu gain de cause en 2009, soit moins de  2%.

Dans le cas du Nicaragua, c’est l’issue de deux réformes agraires successives, dont celle menée par la révolution sandiniste (1979-1990) et de la contre-réforme libérale amorcée en 1990, qui est interrogée. La politique de titularisation des terres préconisait la privatisation des fermes d’État et des coopératives de production, avec des terres confiées aux ouvriers et aux travailleurs, la restitution des terres à leurs anciens propriétaires et la distribution de parcelles aux ex-combattants des Contras. Mais, Hélène Roux constate qu’elle a eu pour corollaire une moindre prise en compte de la demande des ex-Contras, les membre des groupes armés contre-révolutionnaires opposés au gouvernement sandiniste, et des conflits sociaux récurrents tout au long des années 1990 qui ont mis en scène des ouvriers davantage attirés par le salariat que par la possession d’un lopin de terre qui suppose d’en assurer la gestion et les risques productifs. De plus, des acteurs bancaires ou coopératifs peu scrupuleux ont été enclins à récupérer les terres hypothéquées si les prêts trop onéreux pour les paysans et les ouvriers devenus propriétaires ne pouvaient être honorés. Reconcentration foncière,  ouvriers agricoles pris entre le travail dans les fincas et la valorisation de leur propre lopin de terre trop vite insuffisant, anciens combattants en butte à la reconnaissance des droits fonciers acquis : autant de malaises et de situations complexes et insatisfaisantes qui révèlent le caractère plus politique qu’économique de la distribution de titres de propriété et du développement d’un marché du foncier transparent.

De manière transversale, ces quatre réalités latino-américaines ont pour point commun les conséquences de la réforme agraire pour les acteurs productifs bénéficiaires et pour les structures locales de gestion des espaces ruraux concernés. Au-delà de la rupture libérale du début des années 1990, il existe en effet différentes dimensions qui ont des prolongements à une échelle locale. La dimension politico-administrative de la réforme agraire est ainsi abordée dans le cas mexicain pour montrer comment une entité à vocation foncière, l’ejido, peut se voir reconnaître des fonctions élargies de gestion des biens publics locaux. La dimension productive est centrale dans l’analyse de la situation péruvienne, où ce sont les bénéficiaires de la réforme agraire qui ont fait évoluer les objectifs agricoles au gré de la demande et de la conjoncture. La dimension sociale ressort de l’étude de la situation péruvienne, avec le constat amer que la répartition et l’utilisation de terres, sans orientation productive et sans régulation effective du marché foncier, ne permettent pas une sortie de la pauvreté paysanne. La dimension politique est prégnante dans l’analyse du revirement guatémaltèque où les motifs idéologiques et le souhait de satisfaire les intérêts de certaines classes sociales l’emportent sur la recherche d’une véritable organisation de la propriété foncière et de sa reconnaissance officielle, et de la production agricole, surtout en ces temps difficiles de chute des prix du café