Sur les traces d'Alexandre Yersin, médecin bactériologiste de l'école pasteurienne, explorateur de l'Indochine, découvreur du bacille de la peste, scientifique de génie et philanthrope sans frontières. Une histoire personnelle qui raconte l'Histoire.
 

Ce qui pousse Patrick Deville à écrire, c'est un peu le devoir de mémoire envers les oubliés de l'Histoire, ces personnages souvent restés dans l'ombre, au travers desquels on peut relire le cours des choses tant leur vie fut héroïque  et remplie d'évènements singuliers. Alexandre Yersin fait partie de ces héros discrets à modestie infinie, dont l'aversion pour les honneurs aura eu pour effet de semer des traces discrètes mais d'un symbolisme sans égal. Une école par-ci, une rue par-là, un bacille éponyme, Yersinia Pestis, et une épitaphe lourde de sens : "Bienfaiteur et humaniste, vénéré du peuple vietnamien". Il aura (presque) fallu le prix Femina de Deville pour faire revivre sa mémoire, mais la lecture de ce roman biographique n'en n'est que plus passionnante et pénétrante, c'est une aventure nouvelle, on découvre et l'on s'étonne à chaque page, jusqu'à se demander s'il ne s'agit pas simplement d'une fiction, tant le hasard des contingences semble avoir oeuvré pour transformer cette existence rimbaldienne que rien ne prédispose en une fresque dont le souvenir mérite de ne jamais s'éteindre.

La vie de Yersin pourrait se raconter comme une histoire de la bactériologie, sinon tel un roman de Jules Vernes, ou encore comme un compte rendu d'exploration, en territoire scientifique et géographique. Une existence bien remplie, de sa naissance le 22 septembre 1863 à Aubonne (Suisse), à sa mort le 28 février 1943 à Nha Trang. En 1885, alors que Pasteur vaccine avec succès le jeune alsacien Joseph Meister contre la rage, Yersin débarque à Paris. Très vite, il rencontre Émile Roux qui l'intègre au futur Institut Pasteur et restera son ami de toujours. Ensemble, ils mettent en évidence la toxine diphtérique en 1886. Yersin a 23 ans, c'est son premier fait d'armes. Son diplôme de doctorat en poche, ainsi qu'une carte d'identité française, il part suivre en 1888 le tout nouveau cours de microbiologie mis en place par Koch à Berlin. Il apprend beaucoup, et croit en la théorie microbienne de Pasteur. Sa méthode scientifique s'affine, et l'accompagnera ensuite partout. Bientôt, Yersin s'intéresse aux aventures de Livingstone, idolâtre l'homme, et rêve à son tour de voyages, d'une vie bien remplie. "Ce n'est pas une vie que de ne pas bouger" écrit-il à sa mère. Yersin est déjà scientifique reconnu, il n'a plus qu'à devenir itinérant. Appuyé par Pasteur, il se fait embaucher comme médecin de bord des Messageries Maritimes, et en profite pour apprendre la navigation, domestiquer le sextant et se repérer avec les étoiles. Sur la ligne Saigon-Manille, à force de rêver aux territoires inconnus qui s'étendent à l'infini depuis la côte qu'il longe sans cesse, il décide de mettre pied à terre et de s'aventurer en Indochine. Nous sommes en 1891. Pendant les trois années suivantes, Yersin est officiellement mandaté, et explore le pays Moï, l'Annam, et la Cochinchine. Il se découvre une nouvelle passion, et développe un talent incroyable. Ses pérégrinations l'amènent jusqu'au plateau (alors vierge) du Lang-Bian, où se situe aujourd'hui la ville de Dalat. Au fil des chapitres, on voyage à ses côtés, comme si nous le suivions à dos d'éléphant, en assistant à ses relevés topographiques, l'établissement de cartes détaillées, ses combats dans la jungle, témoins de sa traite diplomatique avec les tribus les plus reculées et des soins médicaux qu'il dispense ici et là. "Demander de l'argent pour soigner un de ces malades, c'est un peu lui dire la bourse ou la vie", telle est sa philosophie.

Juin 1894, une épidémie de peste fait rage à Canton et tue plus de 100 000 personnes. La menace plane sur toute l'Asie, et ses grands ports de commerce ouverts sur le reste du monde. Devant la tournure dramatique que prend la situation, Yersin refuse de se rendre au Yunnan, comme le souhaite le gouverneur général, et décide de rejoindre Hong-Kong. La ville est en quarantaine, les rues sont désertes, clairsemées de charniers, et seuls les rats s'y promènent encore. En tant que français, les autorités locales lui mènent la vie dure. Les anglais ont déjà fait venir une équipe japonaise, dirigée par un élève de Koch, Kitasato, qui dispose de tous les moyens imaginables pour mener à bien ses recherches. De son côté, installé dans un laboratoire de fortune, avec uniquement son matériel personnel, Yersin doit improviser. On lui refuse l'accès aux cadavres, et ce n'est qu'avec l'aide d'un religieux local ami d'un ami, le père Vigano, qu'il parvient clandestinement à autopsier et à prélever quelques échantillons. Le 20 juin, l'Histoire se range de son côté, il isole le bacille de la peste bubonique. Puis c'est le bref retour à Paris, les honneurs qu'il s'efforce de fuir, et le début de ses travaux sur le vaccin. Et le livre continue de raconter ses aventures, ses voyages et ses rencontres, la fondation des Instituts Pasteur de Nha Trang et Saigon. On ne cesse d'être surpris par l'ambition et la minutie avec lesquels Yersin se plonge dans tous ses projets, tels l'élevage de bêtes pour l'élaboration des sérums et l'agriculture.

Par exemple, il introduit en 1899 la culture de l'hévéa, dont la première production de latex sera rachetée en 1904 par Michelin pour son caoutchouc, et reste aujourd'hui l'une des ressources principales du Vietnam. En 1915, ce sera l'arbre à quinine, qui permet aux populations locales de soigner le paludisme. Vers la fin de sa vie, ses passe-temps seront l'astronomie, le relevé des marées, et la traduction d'auteurs grecs et latins.

Les milliers de lettres qu'il échangea avec sa mère entre 1884 et 1905, et avec sa soeur entre 1906 et 1926, puis données à l'Institut Pasteur en 1970, constituent un formidable journal de bord. Yersin ne s'attendait sans doute pas à être relu un jour à la première personne, et s'en serait certainement moqué en toute modestie, mais les passages cités par Deville tout au long du livre créent une proximité toute particulière et captivante. Un brillant hommage

 

* Lectures conseillées :
- Élisabeth du Closet, Docteur Nam, Albin Michel.
- Annick Perrot et Maxime Schwartz, Pasteur et ses lieutenants : Roux, Yersin et les autres, Odile Jacob.