Piazza Fontana n’a pas beaucoup retenu l’attention lors de sa sortie en France l’automne dernier. Diffusé dans quelques salles seulement, parfois fortement (et selon nous injustement) dénigré par la critique   , Piazza Fontana vaut cependant la peine d’être vu et revu, car il constitue un exemple singulier de film historique. Sa sortie en DVD (France Télévision Distributions, juillet 2013) nous offre une seconde chance de le découvrir.


À la tâche difficile de mettre en scène l’Histoire au cinéma s’est ajoutée, pour le cinéaste Marco Tullio Giordana, une autre difficulté, spécifique au sujet. En choisissant de porter à l’écran l’affaire de l’attentat de la piazza Fontana, qui a fait 16 morts et 88 blessés à Milan le 12 décembre 1969, le cinéaste milanais s’est trouvé face à une question irrésolue, et probablement désormais insoluble. Les morts violentes des témoins importants et du policier chargé de l’enquête, le commissaire Calabresi, ont en effet empêché les responsables de l’attentat d’être jamais découverts et jugés. Et c’est bien là que réside le cœur du film : il s’agit moins de révéler et d’accuser des coupables éventuels que d’explorer comment il est devenu impossible de découvrir la vérité. À cet égard, Piazza Fontana constitue autant une accusation amère contre la corruption et l’incompétence des milieux dirigeants italiens qu’un remarquable exercice cinématographique, à mi-chemin entre le film policier et la fresque historique.


En effet, si le film prend clairement et vigoureusement parti sur la responsabilité des milieux dirigeants dans l’attentat, effectué dans le but de déclarer l’état d’urgence et de préparer un coup d’Etat,  il semble que son objectif principal soit moins de dénoncer les "vrais" coupables que de restituer le climat de tension et d’incertitude permanentes des "années de plomb" que vécut l’Italie de 1969 à la fin des années 1980   . Ainsi, l’attentat lui-même ne survient qu’après une demi-heure de film, consacrée à dépeindre un automne 1969 marqué par des grèves, de violentes manifestations et un climat de suspicion généralisée – la police surveillant des groupuscules anarchistes eux-mêmes infiltrés par d’autres groupuscules néo-fascistes secrètement liés avec l’administration…et les forces de police.


Librement inspiré du livre de Paolo Cucchiarelli, Il segreto di Piazza Fontana, le film recrée cette atmosphère troublée en s’appuyant principalement sur les armes de la reconstitution historique (les images d’archives n’apparaissent que dans la scène des funérailles des victimes, par le biais de l’écran de télévision que regardent les personnages), ainsi que sur les performances de remarquables acteurs (notamment Fabrizio Gifuni en Aldo Moro) ; bref, il assume pleinement sa nature de "fiction", mais une fiction délibérément ancrée dans le réel. À la différence, par exemple, de Buongiorno, Notte de Marco Bellocchio (2003)   , Piazza Fontana se refuse toute évasion vers le rêve et toute exploration des aspirations intimes des personnages – ce qui lui permet aussi d’éviter tout sentimentalisme. Au contraire, le film tente de manifester le pouvoir explicatif que la fiction possède vis-à-vis du réel.
Le titre original du film, Romanzo di una strage (littéralement "roman d’un massacre"), s’inspire en effet de la déclaration de Pasolini qui affirmait en 1974 dans son article "Io so" connaître les coupables de l’attentat de Piazza Fontana, non par des indices ou des preuves, mais grâce à la capacité propre au romancier de relier les faits en apparence les plus éloignés. Le montage d’ensemble du film, juxtaposant différents milieux et une multitude de personnages, fait directement écho à cette affirmation.


À la différence d’un autre film de Giordana sur la même période historique, Nos meilleures années (2003)   , qui dure plus de six heures, Piazza Fontana entend restituer en deux heures seulement l’ensemble des tensions qui affectent toutes les tendances politiques et tous les milieux sociaux italiens, du bureau présidentiel où conversent Giuseppe Saragat et Aldo Moro – victime annoncée des Brigades rouges – au foyer de Giuseppe Pinelli, le cheminot anarchiste qui tombe "mystérieusement" du quatrième étage lors d’un interrogatoire avec la police. Pour organiser ce vaste matériau, Giordana présente des scènes dans l’ensemble très courtes, et souvent irrésolues, dans le sens où elles posent un problème dont on ne connaîtra pas l’issue. Par exemple, dans la scène où Pinelli, de retour d’un interrogatoire mené par Calabresi, dit à sa femme qu’il a compris qu’il y a un espion dans son cercle anarchiste : nous voyons le couple évoquer la question, mais la scène s’interrompt avant que nous puissions connaître la décision finale de Pinelli.


L’utilisation constante de ce procédé transmet au spectateur l’impression d’impuissance et d’incertitude commune à l’ensemble des personnages du film – comme par exemple au juge intègre Paolillo auquel l’enquête sur la mort de Pinelli est mystérieusement ôtée. De même, l’utilisation fréquente du « pont sonore » (le montage sonore anticipant légèrement celui des images) fait éprouver au spectateur la multiplication des hypothèses possibles, dont aucune ne s’avère vérifiable : souvent, lorsque les enquêteurs évoquent une piste possible, aussitôt l’image passe aux personnages suspectés, avant le son, comme pour mimer la précipitation avec laquelle les hypothèses sont formulées. La vérité semble être aux mains de forces plus puissantes, dissimulées derrière des visages en apparence secondaires, comme celui du préfet qui, lors de son face-à-face final avec Calabresi, lui fait comprendre qu’il connaît et protège les auteurs de l’attentat.


Ainsi, à la différence de Nos Meilleures années, qui déployait l’histoire des années de plomb en suivant la trajectoire des membres d’une seule famille, Piazza Fontana parvient à rassembler un nombre considérable de personnages historiques. Souvent, ces personnages, qui n’ont que deux ou trois brèves apparitions, en paraissent d’autant plus mystérieux et ambivalents – comme le journaliste Guido Giannettini dont on ne sait s’il agit pour le compte du gouvernement ou pour celui des groupes néo-fascistes vénitiens.


Cependant, un tel foisonnement d'intrigues et de personnages peut dérouter le spectateur non averti de l'histoire complexe des "années de plomb". Pour une meilleure compréhension, le film suit un personnage en particulier : le commissaire Calabresi, certainement le personnage le plus romancé du film. Le film s’ouvre sur une discussion de Calabresi avec sa femme, discussion en apparence anodine, mais en réalité annonciatrice des différentes directions que prendra l’enquête ; il se clôt sur son assassinat, survenu après qu’il a compris la responsabilité des milieux dirigeants dans l’attentat, et de ce fait refusé un avancement. Ainsi, le film utilise le procédé classique du choix d’un personnage "moyen", un commissaire ordinaire, ni complètement innocent ni entièrement corrompu, pour favoriser l’identification du spectateur. À travers ce personnage, le film reprend aussi certains traits caractéristiques des films noirs criminels classiques américains : les habits de Calabresi ne sont pas sans rappeler le traditionnel imperméable d’Humphrey Bogart, et le message final, directement adressé au public, semble un écho à celui qui, à la fin du Scarface (1931) de Howard Hawks, appelle le spectateur et citoyen à agir contre la mafia. C’est peut-être là que réside le mérite singulier et l’originalité de Piazza Fontana : être parvenu, en conservant certains traits du cinéma classique, à affirmer que la fiction n’est pas seulement une distraction destinée à nous faire oublier la complexité et l’opacité de notre situation politique – elle peut au contraire, grâce aux moyens spécifiques du cinéma, la recomposer et l’éclairer