On l’a connue actrice et scénariste, romancière, c’est avec un livre hybride, à l’esthétique parfois kitsch, que Miranda July revient.
Parfois, en marge de la conception d’une œuvre, il arrive qu’un artiste stagne, butte, doute : ce sont les coulisses de la création. Parfois, ces coulisses deviennent elles-mêmes l’objet d’une création et ce qui ne devait être que le travail préparatoire d’une œuvre en devient une à son tour. C’est en tout cas de cette façon qu’est né Il vous choisit, le livre hybride de l’artiste protéiforme Miranda July, qui vient de paraître en France.
En 2009, la cinéaste, déjà adoubée par Sundance et Cannes pour son premier opus, Moi, toi et tous les autres , peine à finir le scénario de son deuxième film. En proie à une procrastination excessive, elle passe alors son temps devant l’ordinateur où, de clics en clics, le temps file mais la page reste blanche. Dans un élan de masochisme amplement facilité par Internet, elle va même jusqu’à taper régulièrement son propre nom sur Google et à décortiquer toutes les critiques d’anonymes la détestant. Puisque tous les moyens de perdre son temps semblent bons, le PennySaver, un journal local de petites annonces, lui donne l’occasion de lire chaque semaine toutes les rubriques en détail, en inventant une vie imaginaire aux propriétaires de tous ces objets à vendre ou appartements à louer.
Une personne lambda se serait sans doute contentée d’imaginer toutes ces vies autres, mais Miranda July, elle, décide d’aller vérifier par elle-même en rencontrant les personnes à l’origine de ces annonces et, prétextant une interview pour des recherches, propose de rémunérer à hauteur de cinquante dollars ceux qui accepteront de répondre à ses questions. Ce livre, mêlant texte et photographies, est là pour témoigner de cette idée saugrenue et de ces face-à-face impromptus.
Flanquée d’une photographe et de son assistant, elle est donc partie à la découverte d’un Los Angeles méconnu, celui de l’ombre, des quartiers excentrés, où elle croise toute sorte de personnes qui se confient à elle, cinq minutes ou quelques heures. Le livre se présente comme une galerie de portraits des plus bigarrés où l’on voit défiler tour à tour un homme en plein processus de changement de sexe vendant un gros blouson de cuir, un autre assigné à résidence dévoilant presque fièrement le bracelet électronique à sa cheville ou encore cette femme étrange conservant des dizaines d’albums photo du même couple d’inconnus, de riches étrangers qu’on suit depuis leurs jeunes années jusqu’à leurs vieux jours, à travers leurs voyages autour du monde. Tous les âges sont représentés, du jeune de 17 ans vendant des têtards de grenouille-taureau qu’il élève dans son bassin à une vieille retraitée cherchant à se débarrasser d’une très grosse valise jaune.
Ce sont toujours des objets de pacotille mais, bien au-delà des breloques, c’est très clairement dans les histoires de ces personnes, tantôt drôles tantôt inattendues, que résident l’enjeu et la valeur de ces visites. Miranda July pose peu de questions mais obtient beaucoup de réponses. Ce qui frappe c’est la facilité avec laquelle tous lui ouvrent leur porte, lui font visiter leur maison et se livrent à cœur ouvert. C’est que tous parlent comme s’il s’agissait d’une interview très importante et qu’il ne fallait surtout omettre aucun détail. La cinéaste fait d’ailleurs le constat, banal mais parfaitement illustré ici, que “quelle que soit la personne, son histoire est importante à ses propres yeux, si bien que plus j’écoutais, plus ils voulaient parler”.
Le point commun de ces gens, tous plus ou moins loufoques à leur façon, est de ne pas avoir d’ordinateur ou de ne pas vraiment savoir l’utiliser. Ce qui peut sembler être un détail dit en réalité beaucoup, aujourd’hui, du mode de vie dans lequel ils vivent, clairement portés par une autre temporalité que celle, très rapide, d’Internet et des nouvelles technologies. À deux pas d’Hollywood, July nous dévoile donc un Los Angeles désuet, peuplé de personnes qui vont encore à la bibliothèque pour chercher une photo sur Internet qu’ils impriment ensuite en noir et blanc, des personnes qui n’ont souvent pas même de téléphone portable, des personnes à mille lieues d’eBay, qui envoient une lettre à un journal pour y publier une petite annonce.
L’auteur fait d’ailleurs le constat lucide que ces gens, même si certains ont son âge et vivent près de chez elle, ne font en rien partie de son environnement, à cause entre autre de la façon dont est organisée la vie californienne : “Il m’a soudain paru évident que le monde entier, et particulièrement Los Angeles, était conçu pour me protéger de ces gens que j’étais en train de rencontrer. L.A. n’est pas une ville où l’on circule à pied, ni en métro, donc si quelqu’un n’est pas dans ma maison ou dans ma voiture, nous ne serons jamais ensemble, même pas un moment.” C’est d’ailleurs le caractère improbable de ces tête-à-tête qui leur donne une partie de leur sel.
Il arrive pourtant qu’on se sente mal à l’aise devant certains de ces portraits, comme devant cette femme au visage lacéré, vendant des léopards du Bengale, et avec des sculptures d’arrière-train de cerf en guise de décoration ou cet homme, la quarantaine spéciale, qui découpe des photos de “jolies femmes gentilles”, de voitures et de bébés pour les coller au mur et s’inventer une vie de famille idéale. Mais c’est parfois Miranda July elle-même qui nous met mal à l’aise, par exemple lorsqu’elle jette à la poubelle sans aucun scrupule l’énorme saladier de salade de fruits au marshmallow qu’une des femmes rencontrées lui avait préparé avec bienveillance. Et si elle ne montre jamais rien de son malaise ou de son étonnement devant les modes de vie de ces gens, on sent bien pourtant, lorsqu’elle regagne la voiture, son grand soulagement de retourner à sa vie “normale”.
On ne peut alors s’empêcher de voir en elle une petite fille riche gentiment excentrique qui, pour noyer son ennui, va s’encanailler et se rassurer chez les “vrais bizarres”. Cet aspect elle ne le nie pas, et son égocentrisme assumé la sauve finalement car si chaque histoire la fait revenir à ses propres problèmes, elle laisse pourtant une pleine place à ses personnages hauts en couleur que, sans elle et sa curiosité, nous n’aurions jamais pu découvrir, nous non plus.
Nous disons “personnages” et non “personnes” car la vérité dépasse à tel point la fiction que, lorsqu’elle retourne à son scénario après avoir passé des jours à écouter ces vies cocasses, ses propres histoires inventées lui paraissent d’un coup bien fades.
La dernière personne à qui elle rend visite est un octogénaire aux yeux pétillants qui, depuis plus de soixante ans, écrit chaque année des cartes d’amour grivoises à sa femme et mène sa vie avec panache et bonne humeur : Joe. L’homme est touchant et attachant et elle le fera finalement jouer dans son film. La présence de ce personnage migrant entre le film et le livre nous rappelle comme un clin d’œil le lien premier qui unit les deux projets et incite plus que tout le lecteur à (re)visionner le film en question, The Future pour continuer de faire vivre Joe, mort quelque temps après le tournage, et à travers lui tous les autres croisés dans ces pages