Valérie Loichot, dans l’article qui introduit le numéro 309 de la Revue des sciences humaines, consacré à Édouard Glissant, rend hommage à celui qui fut son professeur à la Louisiana State University de Bâton-Rouge en rappelant son ironie et son sens de l’humour. Ce texte permet de donner le ton juste du volume, qui est un hommage à l’écrivain et penseur martiniquais dans le juste sens du terme. Les différentes contributions permettent à la fois de dresser un bilan des travaux portant sur cet auteur et de témoigner des perspectives qui s’ouvrent à la critique glissantienne.

Le lecteur peut ainsi suivre les différentes tendances auxquelles l’œuvre de Glissant a donné naissance. Benoît Conort et Jean-Po Madou poursuivent ainsi les lignes qu’a tracées la critique thématique, prolongeant notamment les travaux de Michel Collot et de Jean-Pol Madou lui-même. Tous deux explorent en effet la notion de paysage dans l’œuvre de Glissant, qui, plus qu’un thème, est une notion consciemment mise en œuvre par l’auteur à travers romans et essais.

Si l’article de Benoît Conort revient ainsi sur le second roman que l’auteur a fait paraître en 1964, Le Quatrième Siècle   , Jean-Pol Madou s’intéresse pour sa part à l’un des derniers ouvrages de Glissant, La Terre Magnétique   , soulignant la continuité au sein de l’œuvre entre la fiction et la prose d’idées.

Claude Cavallero, quant à lui, aborde l’œuvre à travers le mode épique, ce qui lui permet notamment de la rapprocher des littératures européennes médiévales et antiques, tout en insistant sur l’originalité du travail littéraire de Glissant.

Les articles réunis dans la troisième section du volume, intitulé “Politiques”, reviennent sur les interrogations qu’a pu soulever dans le champ académique anglo-saxon l’auteur du Discours antillais et de Poétique de la relation. Même si ces débats furent relativement discrets, comme l’a montré un récent article de Marie-Christinne Rochmann   , il n’en demeure pas moins que l’ancien professeur de la Louisiana State University et de la City University of New York a contribué à un débat qui s’est lancé dans le cadre des cultural studies et des postcolonial studies. La réflexion se tourne alors plus volontiers vers les essais de Glissant, même si les liens avec l’œuvre romanesque et poétique sont sans cesse maintenus.

Plutôt que sur des thèmes ou des modes, Nick Nesbitt, Celia Britton, H. Adlai Murdoch et Cilas Kemedjo font porter leur attention sur les concepts philosophiques qui sous-tendent l’œuvre de Glissant. Ils les lient sans cesse au contexte historique, social et politique où l’œuvre est écrite pour éclairer l’originalité de la construction de notions, mi-conceptuelles, mi-littéraires, qui permettent à l’écrivain d’amorcer une pensée neuve et dynamique. Les perspectives sont diverses et contrastées, abordent des aspects différents de et sur l’œuvre. La contribution de Nick Nesbitt aborde la pensée glissantienne sous un jour critique.

À côté du Discours antillais et de Poétique de la relation, qui sont le corpus fondamental du travail de H. Adlai Murdoch et que Celia Britton croise de manière systématique avec le reste de l’œuvre, Cilas Kemedjio revient sur Mémoires des esclavages   , publié en 2009. L’étude de cet ouvrage lui permet de présenter la pensée de Glissant dans son ancrage à un contexte intellectuel et culturel franco-caribéen et dans sa dimension stratégique.

D’autres contributions abordent l’œuvre de Glissant dans une démarche comparatiste : l’analyse précise de l’œuvre débouche alors sur une perspective plus large, qui intègre un corpus plus diversifié. Kathleen Gyssels propose ainsi une comparaison entre Édouard Glissant et André Schwartz-Bart autour de la notion de “diaspora”. Le médiéviste Jean-Pascal Pouzet s’appuie sur les réflexions de Glissant sur le Moyen Âge européen, notamment dans ses Entretiens de Bâton-Rouge   , avec Alexandre Leupin, pour reconsidérer les techniques de l’étude des textes médiévaux, la codicologie et la philologie principalement, à l’aune des notions forgées par Édouard Glissant dans ses essais.

En plusieurs endroits dans son œuvre, l’écrivain mentionne la dub-poetry : Anny Dominique Curtius revient sur ce parallèle en éclairant les débats littéraires et politiques qui ont animé la scène littéraire anglophone antillaise, notamment jamaïcaine, à travers les théories d’Édouard Glissant, l’évolution de ses prises de position, d’une revendication d’identité caribéenne fondée sur la langue à l’exploration d’interactions culturelles.

Naïma Hachad propose une comparaison entre le rapport à la mer chez Édouard Glissant et celui qu’on trouve chez Abdelkebir Khatibi : en resituant l’un dans le contexte antillais post-esclavagiste et l’autre dans le contexte marocain postcolonial, elle propose de les réunir autour d’une interrogation similaire sur les pouvoirs du langage poétique, qui lui permet d’enrichir notablement la critique thématique sur ces œuvres.

Dominique Chancé revient quant à elle sur l’arrière-plan anthropologique de l’écriture de Glissant : elle révèle comment cette science humaine nourrit l’œuvre de l’essayiste, du romancier et poète et, en même temps, comment il la détourne et l’interroge dans son travail littéraire.

La dernière section du volume, intitulée “Offrandes”, propose au lecteur des textes à la forme plus libre, qui complètent l’hommage de manière fructueuse. En effet, Édouard Glissant a suscité, au-delà des nombreuses critiques qui ont pris son œuvre pour objet, de nombreux échos littéraires, aux Antilles et à travers le monde. Le poème d’Ernest Pépin qui clôt le recueil de textes est très révélateur : l’écrivain guadeloupéen s’approprie entièrement l’œuvre de Glissant qu’il cite presque textuellement, sans rien céder à ce qui fait son originalité poétique propre. Au-delà de l’influence de Glissant sur le mouvement martiniquais de la créolité – et du compagnonnage fructueux avec Patrick Chamoiseau – c’est ainsi un autre horizon qu’ouvre le recueil. Le texte de Hanétha Vété-Congolo-Leibnitz, entre vers et théorie, propose une autre configuration du travail littéraire d’Édouard Glissant.

La contribution d’Alexandre Leupin, qui fait part d’une profonde admiration pour la pensée de Glissant, enracinée dans l’amitié qui a lié les deux hommes, propose une manière d’approfondir sa pensée par un travail d’appropriation subjective et d’adaptation à d’autres objets d’étude que ceux dont traitait habituellement l’écrivain martiniquais. Dans cette pensée qui accepte la contradiction, Alexandre Leupin fait de la lecture et de l’amitié l’amorce d’une pensée qui accepte la contradiction et en fait une force, un élément essentiel de la démarche de Glissant et de sa pratique de l’essai littéraire.

Enfin, Bernadette Adams Cailler, dans une rêverie qui prend racine dans son amitié pour Glissant autant que dans sa profonde connaissance de son œuvre, propose un essai sur la place de la religion et du sentiment du sacré dans son œuvre, d’autant plus intéressant qu’il évite toute réponse arrêtée et se pose comme une question ouverte adressée à une œuvre riche et complexe et à la diversité de ses lecteurs