Un ouvrage étudiant les relations (possiblement fructueuses) entre théorie du care et les bouleversements récents en économie qui ont ébranlé la figure de l'homo economicus.
Les contours d’une prise en compte de la théorie du care en économie comportementale
La notion de bienveillance, ou encore de celle de souci de l’autre n’existerait pas dans "la théorie économique standard", selon Emmanuel Petit . Mieux : vulnérabilité, altruisme, sentiments seraient des réalités purement et simplement écartées de ce champ d’analyse des activités humaines. Les individus sont conçus comme des agents parfaitement rationnels et autonomes ne répondant qu’à leurs seuls intérêts personnels. L’on retrouve par là le principe d’utilitarisme développé par Jérémy Bentham, selon lequel tout individu, inscrit dans une constante logique qui repose sur un calcul peines/plaisirs, a pour unique souci d’atteindre le bonheur. S’en dégage alors la figure toute cérébrale, amorale et distante de l’homo economicus qui ne considère ni les intentions ni les attentes de ses contemporains. De fait, comment-il possible que l’économie orthodoxe puisse inclure une "éthique du care contextuelle, intuitive, personnelle et morale" ? Autrement dit, une économie du care est-elle envisageable et quelle en serait son utilité ? Il ne s’agit pas ici d’entendre par économie du care une étude portant sur les coûts économiques des politiques publiques ou des systèmes de santé, ou encore sur l’Etat-Providence ou la famille. D’autres auteurs parlent d’économie du care pour traiter du marché des tâches domestiques, ou des services à la personne notamment. La question que pose l’auteur se révèle plus fondamentale, à savoir "dans quelle mesure la philosophique du care peut-elle inspirer la science économique académique moderne ? " La théorie du care pourrait en fait modifier la manière dont les économistes considèrent l’individu face à son environnement, dans la mesure où le monde est conçu comme un ensemble de personnes en réseaux qui éprouvent du souci pour les autres, en sont responsables et pratiquent le désintéressement.
Mais avant, qu’en est-il plutôt de l’économie orthodoxe, dite mainstream economics ? La modélisation contemporaine de l’homo economicus, élaborée par les économistes comportementaux, donne une version plus humaine de l’être rationnel : celui-ci est moins rationnel, moins logique, davantage soumis à ses affects et émotions qui rendent ses décisions moins implacables. Assisterait-on, comme le dit Joan Tronto, à une "rectification des frontières" à travers ce nouveau prisme de l’économie comportementale ? L’économie comportementale se réduirait, pour certains, à une manière réaliste de décrire les écarts de comportements, au regard d’une pure rationalité, que commet l’acteur économique. Emmanuel Petit considère que c’est justement à cet endroit que peut se déployer le "renversement conceptuel que représente le care au sein de la théorie morale ."
Reprenant l’analyse que développe Joan Tronto sur le passage d’une morale contextuelle et sensible à une morale universelle et rationnelle, Emmanuel Petit montre qu’Adam Smith demeure, en plus d’être le père de l’économie libérale, un philosophe de la morale. En effet, dans la Théorie des sentiments moraux (1759), Adam Smith s’étonne que l’homme, créature égoïste, puisse tout de même se préoccuper du mérite moral d’autrui, en éprouvant de la sympathie ou de l’empathie. C’est par le pouvoir de l’imagination qu’il nous est possible de ressentir les affects et les émotions d’autrui et de pouvoir en atténuer les effets. Adam Smith parle de point de "convenance", dès lors que "l’homme dont la sympathie accompagne ma peine ne peut qu’en reconnaître le caractère raisonnable" . En découlerait de fait une reconnaissance des sentiments sociaux tels que la compassion, la sympathie, l’estime mutuelle ou encore l’humanité. De tels développements peuvent porter à croire qu’Adam Smith a été frappé de "scepticisme moral" , en ce qu’il reconnut la perte d’efficacité des sentiments moraux et l’accroissement de la distance des relations sociales. Cela donnerait en outre une œuvre duale avec d’un côté une théorie morale et de l’autre une réflexion économique. Certains auteurs n’hésitent pas à affirmer que cette dualité a scindée durablement les sciences sociales : soit le champ de l’économie théorique mathématique se démarquant d’une économie psychologique expérimentale. Si dans le champ de la théorie morale, le divorce entre la raison et les affects se produisit au XVIIIème siècle, le tournant de l’économie politique, marquant le passage à une science économique mathématique universelle, date du XIXème siècle. La valeur utilité et l’individu atomisé sont ainsi les notions clés de la théorie économique dominante. Il semblerait désormais que cette démarcation opérée au sein même des sciences sociales aurait tout intérêt à être revue pour accorder une place plus significative à une "philosophie morale sensible et une prise en compte effective et non duelle des préoccupations éthiques et morales." . Emmanuel Petit estime alors que la théorie du care peut légitimement opérer cette unification, tout en s’exprimant une voie différente. C’est la notion de vulnérabilité, attention portée au particulier et élément anthropologique universel, qui peut opérer ce tournant.
Dans quelle mesure la théorie du care peut-elle donner à l’économie standard une tournure plus humaniste ?
Trois principes fondamentaux permettent à la théorie du care de réorienter l’économie dominante : la prise de décision individuelle est grandement déterminée par les affects ; les individus sont des personnalités à part entière inscrites dans un réseau de relations sociales ; l’action politique peut aller au-delà de la notion économique standard du bien-être.
Dans le champ des sciences économiques, les affects ont été introduits suite à des expériences effectuées en laboratoire. Il s’avère que, par exemple, dans le cadre expérimental des jeux de négociations, des comportements sociaux (donc tournés vers autrui) sont en décalage avec l’acte égoïste posé comme hypothèse principale. S’y dénotent de l’équité, de l’altruisme, de la coopération, ou encore de la confiance. Le seul gain ne détermine par la prise de décision de l’individu, car le contexte de la décision peut lui-même entrer en ligne de compte (par exemple, l’on peut décider en fonction des attentes du négociateur). Emmanuel Petit illustre cela par une formule mathématique simplifiée, reprenant celle d’E. Fehr et K.M. Schmidt. Cette formule comprend mes gains et ceux d’autrui et un paramètre positif (inférieur à l’unité). Pour l’homo economicus typique, seul son Gain compte au détriment de celui d’autrui ; mais pour un individu plus soucieux d’autrui, la donnée utilité peut décroitre s’il gagne plus ou moins qu’autrui. Le paramètre extérieur est à l’origine d’un sentiment de honte ou de culpabilité, ou bien un sentiment d’envie. Tout l’intérêt de cette formule mathématique, bien qu’imparfaite (maximisation de l’utilité préservée, affects exogènes et contexte pas pris en compte) réside dans le fait qu’est reconnu le rôle joué par les affects dans la prise de décision et l’action. L’hypothèse de la seule recherche du gain personnel est ainsi remise en cause. Dans une relation interindividuelle, le sujet peut éprouver aussi bien des affects positifs (altruisme, partage, coopération) que négatifs (colère, mépris, indignation). Mais tout l’intérêt de cette formule est "la prise en compte d’autrui à partir d’une relation affective" . La figure de l’homo economicus imperturbable dans ses calculs égoïstes se trouve ainsi sérieusement remise en question.
En outre, si nous revenons à la théorie du care, l’universel n’est pas rejeté en tant que tel : il est plutôt déconstruit ou critiqué au cas où il ne serait pas contextualisé et désincarné. C’est pour cette raison que la théorie du care appelle à une économie personnelle centrée sur les relations interpersonnelles. L’individu est ainsi considéré dans toute son idiosyncrasie et sa vulnérabilité qui le rattachent (par dépendance native) à son environnement et aux autres. L’individu ne saurait être en somme un échantillon de l’espèce humaine uniformisée dans son fonctionnement reproductible et universalisable ; l’agent représentatif n’est pas plus modélisable que ne peuvent généraliser les modalités de fonctionnement des économies de marché dans toutes les sociétés. Plus fondamentalement, Emmanuel Petit perçoit dans les modélisations économiques contemporaines, qui prennent en compte l’identité sociale et la personnalité des individus-agents économiques dans leurs comportements, une présence sous-jacente de la théorie du care.
Enfin, pour ce qui est de la dimension politique de la théorie du care, il s’agit de dire qu’un engagement moral est possible, qui fait le lien entre sphère privée et sphère publique et qui repose sur une interdépendance entre la justice et le care. L’enjeu est la saisie de l’équilibre entre souci de soi et souci des autres. A l’instar des économistes, le care interroge la place et le rôle de l’Etat et du marché dans ce contexte ; le fonctionnement de l’arbitrage entre intérêt individuel et intérêt collectif ; la nature des institutions capables de mettre en place des principes moraux bénéfiques à la collectivité. Les économistes comportementalistes s’évertuent à proposer une conception normative du bien-être, qui prend en compte la psychologie des acteurs et leurs affects pour rendre plus efficaces les politiques sanitaires, fiscales ou environnementales. Le principe de "paternalisme libéral" ouvre en fait la voie à une intervention publique se faisant l’écho de la théorie du care pour traiter de la nécessité de considérer le soin, la vulnérabilité, ou encore la responsabilité.
Que peut apporter l’économie du comportement à la construction de la théorie du care ?
L’intérêt de ce rapprochement réside dans le fait que l’approche économique peut pallier les manquements et limites de la théorie du care. Le travail du care, qui peut être défini comme activité non rémunérée, souvent celui des femmes, ne peut être compris sous l’angle des outils économiques standards, car l’on ne sait pas si la motivation propre à la personne provient d’un principe individuel moteur ou d’un fait issu de l’activité elle-même. L’on reproche à la théorie du care d’être limitée à la sphère privée (maternelle, féminine) et aux relations interpersonnelles, sans parler des activités non rémunérées qu’elles suscitent. C’est justement l’introduction du principe du soin, du souci de l’autrui qui permet de faire le pont entre la sphère privée (les relations domestiques) et la sphère publique (le marché). Justement, les modélisations et expériences conçues par l’économie comportementale tendent à démontrer que ce lien existe entre la sphère privée et la sphère publique, et ce par le biais de comportements individuels aussi bien en famille qu’en entreprise.
Pour l’économiste, la théorie du care se trouve être confirmée par des formes d’altruisme contextuelles. Cela n’empêche pas le fait que chaque individu soit motivé par son désir et son intérêt personnel. D’ailleurs, l’intérêt que l’on porte à autrui correspond à une réponse apportée au principe d’utilité porté par le sujet. Autrement dit, le Soi agissant agit en fonction d’un contexte déterminé par les préférences sociales de l’Autre. Cette logique du don, dans la théorie du care, provient de la reconnaissance de l’ontologique fragilité et vulnérabilité des individus. L’économiste n’y voit en revanche aucune forme de sacrifice. Il s’agit plutôt, dans une relation interindividuelle contextualisée, d’une reconnaissance de sa propre vulnérabilité découlant de la considération d’autrui. Aussi, la théorie du care s’appuie sur des relations entre individus issus d’un cercle social commun (famille, amis) fondés sur une connaissance personnelle et une motivation émotionnelle. Il est plus aisé (et évident) d’agir pour nos proches plutôt que pour des personnes qui nous sont étrangères. La théorie politique du care consiste alors à étendre ce champ de la sollicitude, afin qu’il ne soit pas circonscrit à la sphère strictement privée, tout en préservant l’intérêt personnel. Pour l’économiste, le degré de sollicitude exprimé, variant selon notre sensibilité à la vulnérabilité d’autrui, sera d’autant plus fort que nous sommes proches de la personne considérée. Les variables à considérer sont ainsi la distance sociale et la personnalité morale de l’individu (soit sa sensibilité à la vulnérabilité d’autrui et sa propension au caring). Cela permet de considérer la place de l’individu au sein d’une cellule privée elle-même inscrite dans la société. Un individu ou son groupe d’appartenance peuvent entretenir avec le reste de la société des rapports de sollicitude gradués en fonction des variables de distance sociale et de personnalité morale (empathie). Les relations de sollicitude peuvent ainsi avoir des conséquences notables sur la prise de décision économique. Suivant mon identification sociale à un groupe, je peux exprimer une manière de sollicitude envers un autre groupe, fût-il éloigné physiquement de moi pour agir économiquement.
Est-ce à dire que l’homo economicus est moribond, et qu’il faille faire place à l’homo vulnerabilis ? Emmanuel Petit définit cette nouvelle figure de l’agent comme "un homme imparfait, limité, emphatique, attentif à autrui et à son environnement social "
* Lire aussi sur nonfiction.fr :
- "Politique du risque et politique du care", la recension de l'ouvrage Le risque ou le care de Joan Tronto, par Michel Puech