Une approche en anecdotes, ludique et vivante, de la Russie contemporaine par un géographe spécialiste des Etats post-soviétiques.  

Jean Radvanyi, géographe spécialiste des Etats post-soviétiques et particulièrement du Caucase, a passé quatre ans à Moscou en tant que directeur du Centre franco-russe de recherche en sciences humaines et sociales. Dans Retour d’une autre Russie, il partage ses impressions, précisant bien dès l’introduction : "C’est cette immersion, au gré de mes rencontres et de mes pérégrinations que je souhaite faire partager, comme autant de vignettes impressionnistes qui ne prétendent pas à l’exhaustivité objective d’un ouvrage scientifique"   . En effet, les analyses proposées ne sont en général pas inédites   , mais elles sont illustrées par des anecdotes, des exemples tirés de sources russes (presse, Internet), des récits de rencontres et de choses vues qui les rendent vivantes et accessibles au grand public   .

Le titre et l’introduction sont légèrement provocateurs, puisque Jean Radvanyi annonce vouloir aller à l’encontre d’une vision négative trop simpliste de la Russie, et surtout de la tendance à en faire un pays à part : "la Russie est un pays comme les autres […] Comme nombre de mes collègues chercheurs, spécialistes occidentaux qui tentent de cerner ce vaste pays, je soutiens depuis longtemps que, contrairement à certaines idées reçues, il faut l’appréhender avec les outils habituels de l’analyse, et nombre de ses mystères s’éclairent alors"   . Là encore, l’approche n’est pas novatrice, mais Jean Radvanyi se pose en intermédiaire entre les chercheurs et les "lecteurs ignorant de ce vaste pays"   .

L’ouvrage est divisé en neuf chapitres, dont cinq thématiques et quatre consacrés à des régions visitées par le géographe. L’approche de l’auteur s’exprime bien dans le traitement de deux thèmes transversaux : la quête d’identité et les réactions de la société face aux blocages et abus persistants.

La question de la quête d’identité est omniprésente. En effet, la Russie doit se définir à la fois en tenant compte de sa diversité géographique, ethnique et religieuse, et par rapport à son passé mouvementé.

Avec la chute de l’URSS, la population a perdu ses repères et la Russie de son prestige ; aujourd’hui, la victoire de 1945 est utilisée comme élément fédérateur et symbole de la puissance du pays, et elle largement célébrée   . Cela se fait au détriment d’une relecture critique de la période et va souvent de pair avec des tentatives de réhabiliter Staline, décrit comme un grand chef de guerre   . En ce qui concerne le passé récent, l’auteur voit dans la reconstruction de Grozny telle qu’elle a été mise en oeuvre une volonté de ne laisser aucune trace des deux guerres de Tchétchénie qui ont ravagé la ville : la ville est "cautérisée"   . Jean Radvanyi souligne cependant que l’ "instrumentalisation" de l’histoire n’est pas propre à la Russie, et il rappelle "la relecture difficile de nos passés récents"   - dans le cas de la France de son passé collaborationniste et colonial.

La question religieuse est actuellement au cœur des conflits autour de l’identité nationale. D’une part, on observe la montée d’un extrémisme musulman, y compris au Tatarstan, République de la Fédération de Russie traditionnellement donnée en exemple d’intégration   . D’autre part, l’Eglise orthodoxe gagne en influence et tente d’imposer ses références culturelles : dans les îles Solovki, site préhistorique, monastère et camp de travail soviétique, l’Eglise "choisit soigneusement l’histoire et la mémoire qu’elle entend présenter" et met en valeur le monastère au détriment du musée du Goulag   . Secondée par le pouvoir politique qui "semble bien vouloir prêter une oreille attentive à ces conservatismes", l’Eglise tente de faire pression sur la création, décrite par l’auteur comme dynamique à Moscou   . Jean Radvanyi note des tensions entre l’Eglise orthodoxe et les autres religions, y compris les cultes païens qui persistent notamment dans la Volga et en Sibérie. Pourtant, ici également, l’auteur rappelle que le poids de l’Eglise est un facteur qui se retrouve dans certains pays occidentaux. De plus, si l’on observe un réveil de la foi orthodoxe dans la population, cela ne signifie pas qu’elle approuve la collusion de l’Eglise avec le pouvoir : dans le cas des Pussy Riot, une partie du clergé et des croyants, tout en condamnant l’action des activistes, se sont exprimés en faveur du pardon pour les activistes. Par ailleurs, une photo retouchée du patriarche où sa montre de prix avait été gommée a largement circulé dans la presse et sur Internet et a fait scandale   .

Ainsi, la population russe n’est pas apathique, et c’est le grand postulat de l’ouvrage. Jean Radvanyi décrit les problèmes persistants de la société russe, mais insiste également sur les initiatives citoyennes pour y faire face. Parmi les problèmes évoqués, on trouve la reprise en main depuis le retour à la présidence de Vladimir Poutine (loi sur les ONG, retour partiel sur l’élection des gouverneurs), la corruption et le copinage qui gênent la modernisation et provoquent une perte de légitimité du pouvoir, ainsi que des politiques pas toujours très suivies et cohérentes, notamment en matière d’urbanisme et de développement   . L’auteur cite ainsi le pont construit à Vladivostok en prévision de la tenue du sommet de l’APEC, projet pharaonique dont la presse a contesté la légitimité   . Corruption et copinage s’expriment bien dans la mise en œuvre de projets immobiliers au détriment de la préservation du patrimoine naturel et culturel   . Cependant, l’auteur met l’accent sur les protestations qui persistent face à l’arbitraire et à la corruption, et qui portent parfois leurs fruits. Ainsi, lors d’une campagne dite des "seaux bleus", les automobilistes ont protesté contre l’usage abusif de gyrophares par des hommes d’affaire ou des personnalités, et un décret de 2012 a limité leur utilisation   . Dans ce genre de cas, Internet joue un rôle crucial en tant qu’outil de diffusion de l’information et de mobilisation. On peut citer l’action d’une jeune femme qui se bat pour la préservation du patrimoine culturel de Kazan : l’utilisation d’Internet et une lettre ouverte au président du Tatarstan   lui ont permis de faire entendre sa voix   . Un mouvement social peut inciter le pouvoir central à intervenir, comme dans le cas de Pikalevo, où Vladimir Poutine s’est présenté "en bon tsar faisant des remontrances aux mauvais boyards", les oligarques locaux qui tentaient de fermer des usines   .

Si l’on a souligné le durcissement récent du pouvoir face à ses opposants, Jean Radvanyi voit néanmoins "un renversement dans la capacité du pouvoir d’imposer sa propre imagerie politique en dépit de son contrôle presque total de l’ensemble des chaînes de télévision", comme en témoigne l’usage grandissant de la dérision et de l’humour   . La question reste de savoir quel cadre pourra permettre à ces mécontentements de s’exprimer, car les partis d’opposition traditionnels répondent mal à leurs aspirations   .

L’absence d’alternance politique ne doit donc pas conduire à sous-estimer les évolutions de la société, et l’auteur brosse à dessein le portrait de citoyens volontaires.

Derrière leur aspect ludique, les anecdotes racontées aident à toucher du doigt les évolutions de la société, à les inscrire dans des tendances plus générales sans en oublier les spécificités. Cependant, on déplore un manque de finition dans l’édition du texte. Il a visiblement été composé à partir d’un journal de bord et le remaniement laisse parfois à désirer. On peut ainsi noter un "Hier"   sans référent. Plus ennuyeux, des commentaires qui mériteraient d’être datés ne le sont pas : lorsqu’on parle des "conséquences de la crise" dans une région   , il convient de préciser si le propos porte sur 2009 ou 2012. De grosses coquilles font également mauvaise impression : "Ce nouveau séjour au bord du lac s’annonce sous de tout autres hospices" pour ne citer que le plus cocasse. C’est dommage pour un ouvrage par ailleurs agréable à lire