Though nothing can bring back the hour
Of splendour in the grass, of glory in the flower;
We will grieve not, rather find
Strength in what remains behind

– William Wordsworth, Ode. Intimations Of Immortality, 1888.

 

 

Todo El Cielo Sobre La Tierra. El Síndrome De Wendy d'Angélica Liddell, joué cet été à Avignon   , est ce genre de spectacle total qui ne peut laisser indifférent, ne serait-ce qu'en raison de sa puissance brute. L'art d'Angélica Liddell est en effet d'abord un art de la performance. Performance du texte qui joue avec les limites de l'acceptable, salissant l'humain jusqu'à la nausée ; performance de la mise en scène où les différents arts sont conviés sans raccord ; performance de comédien lorsqu'Angélica Liddell se donne en spectacle, au sens premier du terme, avec toute la laideur d'une hystérie assumée et vomie à la figure du public, plus d'une heure durant.

Cet art de la performance semble n'avoir qu'une seule raison d'être qui tourne à l'obsession : creuser, toujours plus loin, sans répit ni pitié aucune, les tréfonds de l'humain pour mettre à nu sa laideur quasi-ontologique, et invalider les formes les plus élémentaires de la dignité humaine. Pour Angélica Liddell, qui revendique une misanthropie radicale, "l'individu lambda est un cloaque qui ne peut être nettoyé." L'être humain adulte n'est que "capacité d'humiliation", celle de se résigner au pourrissement du corps, de moins en moins capable d'amour physique (car «"le véritable amour est toujours sexuel"). La seule liberté offerte à l'homme ? Mettre fin, à un certain moment, à l'humiliation et se consoler dans la mort. La seule justification de la vie ? La jeunesse, seule capable d'espoir et que l'on a irrémédiablement perdue.

À travers le personnage de Wendy, rescapée d'Utoya et réfugiée à Shanghai, et quasi-double d'Angélica Liddell (qui est elle-même partie à Shanghai apprendre le mandarin), celle-ci crie sa détestation de l'humanité moyenne. Elle n'a pas de haine plus grande pour les mères qui enfantent et qui s'auto-gratifient via leurs progénitures d' "un supplément de dignité". Dans le monde de Wendy / Angélica, tout n'est qu'utilitarisme cynique et nauséeux, bassesses et hypocrisies. Et pourtant, elle veut fuir le monde mais ne peut s'empêcher d'aimer. Et c'est cet amour irrépressible, stupide, indétachable de l'essence humaine, qui est la cause de son dégoût du monde et de soi. Le syndrôme de Wendy, c'est l'histoire d'une très grande mélancolique, celle qui connaît l'objective laideur du monde et des gens, et qui n'arrive pourtant pas à s'émanciper de son propre être aimant, de sa terreur animale d'être abandonnée. De là naît l'hystérie, celle de l'adulte qui ne peut retrouver Peter Pan, l' "enfant qui n'a pas d'enfant".

La pièce est ponctuée par les vers de Wordswoth, tels que lus par Nathalie Wood dans La Fièvre et le sang d'Elia Kazan. Todo El Cielo Sobre La Tierra est à l'image de cette scène : la beauté mélancolique des vers, l'autorité humiliante du professeure qui prend en défaut d'attention l'élève et la contraint avec un brin de sadisme à lire ces vers et à en donner leur sens exact, la tristesse irrépressible de l'élève qui surgit lorsqu'elle donne sa compréhension du texte, celle de la nécessaire perte des idéaux en grandissant. Cette séquence du film de Kazan, passée plusieurs fois, structure véritablement la pièce d'Angélica Liddell, ses grands mouvements, et lui donne – ou veut lui donner – sa grille de lecture, et sans doute son moteur intime – le ressort ou le liant qui fait que malgré tout la pièce d'Angelica Liddell tient. À l'instar d'autres metteurs en scène qui attachent leur oeuvre à un vers ou une phrase énigmatique au sens inépuisable, comme Thomas Ostermeier et le vers mystique d'Hölderlin sur l'inexistence de Dieu, Angelica Liddell cherche inlassablement et en vain le sens des vers de Wordsworth et finit – immanquablement – par s'effondrer, non pas de pleurs et d'émotion comme l'élève, mais d'hystérie, comme adulte.

Le massacre d'Utoya, celui des 69 militants sociaux-démocrates norvégiens abattus en 80 minutes par Anders Breivik en 2011, se veut l'autre fil de la pièce. C'est là le principal bémol, voire le point disqualifiant, de la pièce d'A. Liddell. Wendy est une rescaptée d'Utoya ; elle est traumatisée par la peur d'être abandonnée et s'en va apprendre le mandarin à Shanghai. Utoya, représenté sur scène par une grande motte de terre meuble, où s'enfonce les talons aiguilles d'A. Liddell, et cerné par des crocodiles suspendus dans les airs, n'a sans doute rien à faire dans cette pièce. Quel sens dramatique en tire A. Liddell ? Celui d'affirmer qu'elle n'a qu'un seul regret face à cette tragédie : celui d'avoir perdu la possibilité de connaître l'amour physique avec ces adolescents – seuls corps désirables à ses yeux. La raison de leur présence sur l'île maudite, celui de leur engagement politique social-démocrate, n'est pour A. Liddell qu'une des autres catégories vouées à son mépris, aux cotés des mères, des généreux, de tous ceux qui considèrent que leur action ne se réduit pas à leur individualité et peut ou doit se penser dans un horizon plus large, celui du collectif et de la figure de l'Autre. Cette utilisation dramaturgique du massacre d'Utoya peut se comprendre, dans le système de la pièce d'A. Liddell, comme remplissant la fonction d'un point Godwin alternatif et actualisé, et permettant d'asséner l'ultime offense de sa rage anti-humaniste.

Reste à dégager le sens et la portée d'une telle entreprise. A. Liddell semble avoir trouvé sa forme d'expression bien à elle du grand dilemme de la condition humaine, celle d'une humanité prise en étau entre l'esclavage du corps « indésirable, mais désirant » et l'impossible échappée de l'esprit – le poétique étant pour A. Liddell l'aveu suprême de cet impossibilité. Alors que reste-t-il ? Déverser sa bile ? Se cloîtrer dans une pathétique dichotomie entre le Moi, être très mélancolique donc supérieur, et les Autres indistincts, les Gens, soit la foule crasse, l'individu lambda ? S'enfuir à l'étranger et atterrir, comble du ridicule, à Shanghai, la ville la plus occidentale d'Asie ? En niant d'entrée de jeu la pertinence du poétique, A. Liddell n'a plus de débouché pour sa mélancolie misanthrope. Celle-ci ne peut que tourner en rond, dans un ressassement perpétuel, jusqu'à l'épuisement final. Loin de le combattre, A. Liddell assoit "l'âge du ressentiment", celui pour lequel, selon ses mots, "notre laideur, notre insatisfaction ne peuvent être compensées que par le travail ou la reproduction, parfois le crime." Par le crime car "la jeunesse éternelle ne s'obtiendrait que par l'anéantissement de la jeunesse."  

La pièce d'Angélica Liddell est, en ce sens, au mieux un constat d'échec, celui de dire la condition humaine comme elle la voit ; car "le langage n'est pas à la hauteur de la souffrance humaine."   Au pire et sous couvert d'une esthétique puissante et, disons le, calibrée pour le public avignonnais (cf. l'interlude kitsch de valses dansées par un couple de septuagénaires shanghaiais), elle pose les jalons d'un chemin maintes fois emprunté : celui de la réaction anti-humaniste. Une autre voie, entr'aperçue mais non suivie, eut été pourtant possible : celle d'un très grand mélancolique rencontrant un autre très grand mélancolique

 

 

* Todo El Cielo Sobre La Tierra. (El Síndrome De Wendy)  

Texte, mise en scène et costumes d'Angelica Liddell

Avec Wenjun Gao, Fabian Augusto Gomez Bohorquez, Xie Guinü, Lola Jimenez, Angélica Liddell, Sindo Puche, Zhang Qiwen, Lennart Boyd Schürmann et l'ensemble musical PHACE.