Un ouvrage destiné à aider à lire Machiavel, et à le distinguer du machiavélisme.

Pas plus qu’on ne peut séparer Nicolas Machiavel (1469-1527) de la Florence des Médicis, pas plus, semble-t-il, on ne peut séparer Machiavel du machiavélisme dans la tête de nombreux commentateurs qui n’abordent Le Prince (1513) que de loin. Comment ne pas leur rappeler qu’il convient d’urgence de revenir à la lecture des grands ouvrages qui ont fait leur lit dans Machiavel : Louis Althusser, Claude Lefort, Thierry Ménissier, pour n’en évoquer que quelques-uns ? Et à la lecture de l’ouvrage lui-même !

La banalisation des noms d’auteurs célèbres sous forme adjective : dantesque, marxiste, sadique, n’a généralement que peu de rapport avec le nom de l’auteur. Toutefois, ces dérives se partagent tout de même en versions positives et versions négatives. Le marquis de Sade et Nicolas Machiavel partageant cependant le même sort : leur nom a fini en adjectif négatif.

Bien sûr, quelques-uns ont appris à différencier machiavélisme et machiavélien (comme la différence entre sadique et sadien). Ce deuxième terme convient à Machiavel dans la mesure où il s’oppose fermement au premier, conçu et entretenu dès l’époque même, dans le cadre de la cour de France, à l’encontre des reines Médicis dont beaucoup pensaient qu’elles constituaient l’avant-garde d’une invasion italienne. Il laisse apprécier l’essentiel d’une philosophie politique dont nous n’avons pas encore fait le tour ; une politique appuyée sur une notion de mouvement – “Toutes les choses de la terre sont dans un mouvement perpétuel et ne peuvent demeurer fixes” – parfaitement adéquate à la physique de l’époque (Copernicien) et susceptible de secouer le vieil adage théologique : “Il n’y a rien de nouveau sous le soleil” ; et une politique qui n’a plus le bonheur pour objet, à la manière grecque ou médiévale, depuis que l’anthropologie a enseigné à Machiavel que les hommes sont par nature insatisfaits.

L’idée de présenter l’ensemble de ces débats dans un ouvrage pédagogique n’est évidemment pas condamnable. Elle suppose la capacité à synthétiser, à rendre compte des concepts, à présenter la logique d’une démarche. L’auteur de cet ouvrage tente de se lancer dans ce genre d’opération salutaire. Et annonce suivre trois fils conducteurs : la chronologie des œuvres de Machiavel ; le tour de sa pensée ; et l’analyse de l’anti-machiavélisme. Il assortit cet ensemble d’un bref mais efficace “résumé” du Prince. Mais de ce fait l’attente provoquée par le sous-titre (“Pour en finir avec le machiavélisme”) est un peu déçue. L’ouvrage fait moins de place à l’étude du “machiavélisme” qu’à l’étude de la philosophie de Machiavel, laquelle est conduite sans céder à la confusion de Machiavel avec le machiavélisme, bien sûr, mais en se servant beaucoup de la philosophie de Machiavel pour faire des allusions aux époques postérieures.

En fonction du plan établi, l’auteur commence par un panorama de l’époque : les intellectuels, effectivement, se penchent désormais ouvertement sur tous les sujets, et en premier lieu sur l’homme, sur la place qu’il occupe dans l’univers et ses relations à Dieu. Avec l’humanisme, ils découvrent peu à peu un homme maître de son destin. Les certitudes se fissurent donc, fissures qui conduisent à un renouveau scientifique, et à une remise en cause de l’Église. Dans ce cadre nouveau, ils regardent l’Italie (qui n’existe pas, c’est une commodité de langage, “péninsule” serait plus juste) de plus près. Elle est coupée en son centre par une large bande formée des États pontificaux, et se divise en innombrables principautés. Ce morcellement fragilise l’ensemble de la péninsule, soumise aux convoitises des papes, du royaume de France, et de l’empereur. Machiavel en impute la faute aux princes et condottieres, d’un côté, et aux papes, de l’autre. Il apprécie peu le déploiement des armes privées, et de celle des aventuriers. Les armées se forment et se dissolvent au gré des ambitions et des intérêts des princes. Et les cités elles-mêmes sont divisées de l’intérieur, entre familles, clans, quartiers ou métiers. Les invasions étrangères s’ajoutent à ces désastres.

Machiavel n’accepte pas cette situation. Il décide de tenter de la comprendre et de trouver des lignes directrices destinée à soutenir une autre action politique. En ce sens, il conçoit la première science de l’État moderne. Mais une science qui voudrait se tenir éloignée de deux obstacles : les conceptions théologiques de la politique et les conceptions méprisantes de la politique qui perpétuent l’idée selon laquelle la politique n’est que manipulation, promesses non tenues, crimes ou manœuvres habiles.

Bien sûr, Machiavel appartient au clan Médicis. L’auteur retrace correctement son existence – vingt-huit années d’obscurité quasi totale, quatorze années d’activité intense mais pratiquement stérile, quatorze années d’inaction diversement féconde, et deux de retour à l’action, résume un auteur (Edmond Barincou) –, en rendant compte simultanément de la succession mouvementée des Médicis (Cosme, Pierre, Laurent dont Machiavel tirera le bilan de sa politique…). Il montre comment Machiavel reste attaché surtout à la tradition républicaine de la cité. Mais aussi que l’agitation politique de la cité le conduit à retenir une leçon centrale : “La nature des peuples est changeante, et il est aisé de les persuader d’une chose, mais difficile de les garder en cette persuasion.” Enfin, les ambassades successives remplies avec des succès divers lui permettent de côtoyer de nombreuses situations à partir desquelles il conçoit des notes précises, détaillées, et des observations qui seront investies dans les ouvrages (études, théâtre, poésies). Dans ces notes, bien sûr, des considérations sur l’État, la justice et l’armée. Mais surtout des expériences concernant la cohésion de la cité qu’il approfondit en lisant, dans le même temps, les auteurs anciens, et en particulier romains.

Du point de vue conceptuel, maintenant, l’auteur de cet ouvrage rend bien compte de l’anthropologie machiavélienne : la propension de l’homme à se battre, la concentration de l’homme sur ses intérêts, la trahison et le mensonge comme horizon en l’absence de loi (que l’auteur tire un peu fortement vers Hobbes). Il la relie à sa théorie de l’État, puisqu’en lui liberté et sécurité sont assurés. La discorde ayant conduit l’Italie à sa perte, c’est à l’institution d’un équilibre entre les forces que se voue Machiavel. L’État en est le bras.

Sur ce plan, l’auteur détaille les éléments constitutifs de l’État : l’architecture sociale et politique, les pouvoirs, le statut du peuple, la formation des armées de citoyens, le rejet des forteresses et des remparts… L’auteur suit le plan de l’ouvrage Le Prince : onze chapitres sont consacrés aux différentes catégories de principautés ; douze chapitres s’attachent aux moyens d’action dont dispose le prince pour agir ; trois chapitres concluent l’ensemble, parmi lesquels le dernier constitue un véritable appel à l’unité de l’Italie.

Il fallait non moins éclairer la notion de “prince” utilisée par Machiavel. Ce mot est d’une lecture complexe, comme on le sait. Machiavel l’utilise parfois dans le sens traditionnel, celui d’un monarque. Il l’emploie parfois dans un sens plus large de dirigeant ou gouvernant. Enfin, il le confond aussi avec l’Italie elle-même. La preuve, par ailleurs, d’un glissement constant de sens se trouve dans une lettre de décembre 1513 dans laquelle il fait jouer le terme et restituée par l’auteur.

Moins convaincantes dans l’ouvrage sont les rapides parenthèses qui émaillent le texte tendant à confondre notre époque avec les propos de Machiavel : les tyrannies décrites par lui semblables à la Chine contemporaine, l’interface entre les écrits de Machiavel et les écrits de de Gaulle, la condamnation un peu rapide du travail d’Antonio Gramsci sur Machiavel… L’évocation du cerveau reptilien des humains pour renforcer le caractère batailleur de l’homme n’est pas de la meilleure eau !

Pour en revenir au machiavélisme, l’auteur rappelle que l’Académie française précise dans son dictionnaire que les termes “machiavélisme” et “machiavélien” sont nés respectivement aux XVIe, XVIIe et XIXe siècles. Elle définit le machiavélisme par l’idée que, pour réussir, en politique, et dans l’exercice du pouvoir, il faut concevoir la politique indépendamment de la morale et de toute obligation de sincérité. Dès lors, le machiavélisme caractérise toute “conduite d’une personne fourbe, perfide, sans scrupule”. Est donc machiavélique quiconque a “recours à la ruse, à la dissimulation, et ne s’embarrasse pas de scrupules pour parvenir à ses fins”. Entre mauvaise foi et perfidie, donc.

C’est à cette question que l’auteur en vient donc dans la troisième partie de l’ouvrage. Il choisit d’analyser les thèses de trois auteurs anti-Machiavel. On sait que cette opposition se construit dès l’époque et que le XVIIIe siècle aussi participera à une critique de Machiavel qui n’a rien de sympathique pour lui puisqu’elle le désavoue d’abord pour être une pensée machiavélique. L’auteur cependant réduit son examen à trois auteurs : Innocent Gentillet, Frédéric II de Prusse et Léo Strauss. Il veut montrer que chacun de ces auteurs a repris à son propre compte une tradition d’opposition à Machiavel, mais pour défendre une cause personnelle. Le renversement est donc ainsi opéré. Pourtant l’étude aurait pu être largement prolongée