Dans un contexte de réinvention des thèmes de la recherche musicologique, l’analyse musicale attire l’attention des chercheurs pour la dimension politique qu’elle contient. 

Dans un contexte de réinvention des thèmes de la recherche musicologique amorcée depuis le dernier tiers du XXe siècle, l’analyse musicale attire l’attention des chercheurs pour la dimension politique qu’elle contient. Elle devient un objet pluridisciplinaire capable d’intégrer des problématiques bien diverses. Le caractère polysémique du "politique" (considéré comme "l’être ensemble") ouvre des champs de recherche variés dont le nouvel ouvrage de la collection MusicologieS témoigne.

Il rassemble en effet des contributions de spécialistes réunis en colloque à l’IRCAM en avril 2007 par le Centre de recherches sur les arts et le langage. L’ouvrage ambitionne donc de cerner les enjeux multiples autour de l’analyse musicale de manière à en souligner la dimension politique. Une première étape part des essais d’Adorno et de Kerman pour aboutir aux répliques qu’ils suscitent. Une deuxième partie cherche à démontrer que l’analyse musicale révèle des enjeux politiques forts en lien avec le contexte historique. Enfin, une troisième phase recherche le politique dans l’analyse en tant que telle.

Joseph Kerman, Kofi Agawu et Hermann Danuser portent leur réflexion sur l’analyse musicale, sur sa définition, sur son évolution et sur ses liens avec le politique. Leur réflexion pose donc les termes du sujet. 

Rémy Campos rappelle qu’à l’occasion du Congrès international d’histoire de la musique tenu à Paris en 1900, il y eut la volonté d’appliquer aux chefs-d’œuvre du répertoire musical la loi sur la préservation des monuments historiques. Cette intégration de la musique au patrimoine engloba les chansons populaires et traditionnelles considérées comme dignes d’être préservées. La ligne de démarcation entre la musique savante et le répertoire chansonnier fut notamment franchie par Louis-Albert Bourgault-Ducoudray qui incorpora la chanson dans son enseignement au Conservatoire de Paris. Perçue comme un patrimoine commun à toutes les catégories sociales, autrement dit à tous les Français, la chanson suscita un engouement dont Julien Tiersot, le "pape du folklorisme", fut l’emblème. Du temps de la IIe République mais aussi à l’époque de la IIIe, la collecte des chansons et des airs populaires régionaux attint son apogée. Financé par le ministère de l’Instruction publique, Tiersot recensa un nombre d’œuvres considérable qu’il considérait comme une "encyclopédie vivante de l’occident musical". Malgré les difficultés à transcrire des œuvres qui se pliaient mal aux exigences solfégiques, Tiersot se présenta comme un "légitimateur de l’art des illettrés" et contribua à "nationaliser" des musiques en démontrant l’importance d’un large patrimoine mis à la disposition de tous. La science folklorique oeuvrait ainsi en faveur d’une unification nationale si chère aux autorités républicaines de la fin du XIXe et du début du XX siècle.

Laurence Kramer porte son attention sur les œuvres symphoniques du compositeur américain Charles Ives qui s’attacha toute sa vie à produire une "exception musicale américaine" capable de se distinguer des modèles européens. Les symphonies de Ives exaltent une Amérique traditionnelle et antérieure à la modernité urbaine et industrielle. La source à laquelle Ives s’alimente et l’image qu’il souhaite produire se limitent en réalité à l’Amérique blanche et anglo-saxonne de la Nouvelle-Angleterre d’avant la Guerre de Sécession. Cette nostalgie d’une Amérique en cours de disparition accroche Ives à un monde non seulement ancien mais aussi idéalisé. Soucieux de produire un "style national", Ives procède à des collages musicaux générateurs d’ "horizons acoustiques" censés correspondre à une authenticité américaine. Cette quête identitaire fixe à la musique d’Ives une intention patriotique tout en lui conférant une dimension universelle.

Manuel Deniz Silva étudie la manière dont la Rapsodie portugaise d’Ernesto Halffter fut accueillie au Portugal lors de sa création à Lisbonne en 1940. Compositeur espagnol né en 1905, Halffter fut placé sous la protection de Manuel de Falla et remporta à la fin des années 1920 un grand succès grâce à son ballet Sinfonietta. Lors de la guerre civile espagnole, il se réfugia à Lisbonne et composa sa Rapsodie portugaise (pour piano et orchestre) qu’il dédia à Maurice Ravel. Or, la composition et la diffusion de cette œuvre s’inscrivaient parfaitement dans le développement d’une musique érudite portugaise tant souhaitée par le pouvoir dictatorial de Salazar. Pour autant, la Rapsodie portugaise subit des critiques aux enjeux politiques forts. Composée par un artiste espagnol, l’œuvre démontrait le caractère commun des identités ibériques. En outre, elle éprouva le nationalisme musical portugais, car elle prouvait aux yeux de certains l’idée que le folklore n’était pas un matériau révélateur de l’identité nationale. Mais le principal point de divergence opposa Sampaio Ribeiro à Lopes-Graça. Alors que ce dernier voyait dans l’œuvre de Halffter la possibilité d’un travail scientifique portant sur l’objet musical, le premier considérait comme insoutenable la possibilité de fondre la musique savante et la musique populaire. La Rapsodie portugaise représentait donc pour Ribeiro un insupportable renversement de l’ordre hiérarchique. Il n’y aurait aucun intérêt à introduire une musique folklorique dans une œuvre érudite. De même, la trace folklorique abaisserait-elle le niveau auquel les grandes œuvres musicales prétendaient. La Rapsodie portugaise fut donc à l’origine d’une double polémique identitaire et stylistique où se posait le statut même de la musique savante au temps de la dictature salazariste.

Yann Rocher se penche sur le Memorial to Lidice de Martinu composé pendant la Seconde Guerre mondiale et qui rend hommage à ce village tchécoslovaque entièrement détruit par les nazis suite à l’assassinat d’Heydrich en 1942. L’œuvre de Martinu s’inscrit dans un contexte très précis, à savoir la commande effectuée par la League of Composers dont l’activité témoigne de l’intensification des liens entre les autorités américaines et le monde musical au cours du conflit. Martinu réagit par indignation et veut donc œuvrer en faveur de la mémoire de ce village symbole du martyr de la nation tchécoslovaque victime de la terreur nazie. Yann Rocher restitue avec précision et intérêt le contexte compositionnel où Max Brand, John Cage et Stefan Wolpe contribuèrent également à dénoncer l’anéantissement total de Lidice. Créée au Carnegie Hall le 28 octobre 1943 sous la baguette de Rodzinsky, le jour du 25e anniversaire de la naissance de la république tchécoslovaque, l’œuvre de Martinu ne dure que 9 mn. Cet exemple de politisation de la musique confère à Martinu un statut de "transcripteur de son époque" qui lui vaut d’être "listé" par les autorités nazies. Alors que dans ses Métamorphoses Richard Strauss renvoie à la marche funèbre de la Troisième Symphonie de Beethoven pour évoquer la destruction de Dresde, Martinu fait ici référence au "coup du destin" de la Cinquième Symphonie de Beethoven dont le rythme correspond en langage morse à la lettre "V" symbole de la victoire (thème repris par la BBC tout au long de la guerre). De même, Martinu renvoie à un chant populaire tchèque du XIIe siècle dont l’argument est de rappeler la malédiction qui porte sur celui qui prend le pouvoir illégitimement (allusion à Heydrich, protecteur de la Bohême-Moravie). Le très intéressant article de Yann Rocher éclaire donc sur la dimension politique d’une œuvre d’engagement directement en lien avec son époque.

Gianmario Borio établit un parallèle entre le film et la musique dont les unités sont respectivement l’image et le son. Pour l’auteur, l’expérience audiovisuelle alimente le débat sur la signification politique de la musique. A partir des travaux de Nicholas Cook, de Lawrence Kramer et de Hans-Georg Gadamer, Gianmario Borio se penche sur l’Andante con moto du Trio D 929 de Schubert tel que Stanley Kubrick en fait l’usage. C’est l’articulation du son et de l’image qui procure à la musique sa dimension première et essentielle où l’image et le son s’articulent de manière homologue, permettant ainsi à la musique d’opérer des transformations sémantiques. La nature politique de la musique provient donc de sa fusion avec l’image et de son intégration au multimédia.

Esteban Buch retrace le parcours d’Herbert Windt. Soldat blessé à Verdun, il suit les cours de Franz Schreker en 1920-1921 à la Hochschule für Musik de Berlin, considérée comme un foyer de la modernité musicale. Du temps du nazisme, il compose des musiques de film, notamment ceux de Riefenstahl. Or, Herbert Windt n’attribue pas à Schoenberg la paternité de l’atonalité mais à Richard Strauss qu’il admire profondément. Esteban Buch rappelle que le débat sur l’atonalisme est un marqueur idéologique, car l’ébranlement du système tonal s’assimile dans les esprits à celui de la société tout entière et de l’Etat avec elle. Dès lors, deux définitions, parmi tant d’autres, de l’atonalisme opposent l’approche inductive de Herbert Windt à la définition négative d’Alban Berg. Esteban Buch démonte l’argument de Windt qui juge la musique de Richard Strauss atonale. Le débat autour de la paternité de l’atonalisme et de sa définition même s’ancre donc dans un débat idéologique dominé par la figure de Schoenberg, mis au ban par le nazisme.

Martin Kaltenecker nous plonge dans la dimension politique des théories sur la musique. Il s’emploie à démontrer que la pensée d’Heinrich Schenker (1868-1935) exprime la haine de la France et qu’elle prétend à la supériorité de la musique allemande. La nécessité d’affirmer l’importance des génies allemands après la défaite de 1918 illustre bien ce propos. L’analyse schenkérienne ne fut donc pas exempte d’un nationalisme francophobe mais ne trouva pas d’écho parmi les autorités nazies si ce n’est auprès du chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler, fasciné par la vision schenkérienne. Martin Kaltenecker se penche également sur le cas de Milton Babbitt (1916-2011) dont l’approche néopositiviste se prononce pour la scientificité du langage analytique. Il situe le travail de Babbitt dans le contexte musical des Etats-Unis de l’après guerre et dans celui d’une guerre froide où le pays fait face au modèle de la culture de masse prônée par le stalinisme. Il remonte enfin jusqu’à la fin du XXe siècle et jusqu’à la New Musicology.

Lothaire Mabru part de la difficulté à transcrire dans le langage musical occidental des chants venus d’ailleurs. Cette question de la transcription se pose depuis le XVIIIe siècle comme en témoigne Rousseau lui-même. Lothaire Mabru explique que c’est à la fin du XIXe siècle que les ethnomusicologues se sont mis à employer des dispositifs complexes pour réaliser les transcriptions des airs entendus sur les autres continents. Il explique que de mettre en écriture solfégique un morceau africain ou asiatique est une mise aux normes qui suppose une interprétation personnelle de l’air entendu. La difficulté à mettre à plat graphiquement une musique qui n’a pas été écrite pour cela suppose donc un travail de "recréation" dont s’est soucié le musicologue Charles Seeger (1886-1979) puis l’ethnomusicologue franco-israélien Simha Arom (né en 1930), introducteur du critère de la "pertinence".

Maud Lambiet démontre que la Sonate en si mineur de Liszt assume un rôle politique dans la musique savante occidentale, car son esthétique se trouve directement en lien avec les théories en vogue en Occident. Achevée en février 1853, créée en 1857, la Sonate a été très critiquée et a fini par tomber dans l’oubli jusqu’aux années 1880 au cours desquelles Saint-Saëns notamment oeuvra en faveur de sa "résurrection". La multiplication des versions enregistrées au disque depuis les années 1960 redonne à la composition de Liszt un statut de choix et lui confère une reconnaissance salutaire. Treize théoriciens ont tenté depuis de comprendre ce que la structure atypique de l’œuvre pouvait signifier. Viktor Zuckerman y repère la référence au mythe de Faust. Pour Serge Gut, la partition ressemble à une "immense confession". Pour David Brown, la musique évoque l’amour de Liszt pour Carolyne de Sayn-Wittgenstein. L’œuvre de Liszt fait donc encore aujourd’hui débat et les musicologues ne s’accordent pas sur le découpage des sections qui composent l’ensemble de la partition. L’idée d’un programme sous-jacent semble s’imposer et la quête du symbolisme de la Sonate renvoie certains spécialistes à la vie de Liszt ou encore aux mythes littéraires de son époque. Cette recherche de signification programmatique produit donc tout un discours analytique qui fait de la Sonate un opus bien énigmatique.

Laurent Feneyrou analyse pour terminer les 33 mesures du premier refrain de la Danse sacrale du Sacre du Printemps de Stravinsky, section étudiée par des personnalités fortes de l’histoire de la musique telles que Messiaen, Boulez et Barraqué. La superposition des trois analyses engendre un faisceau d’interprétations où se confond un même plaisir à comprendre et à partager le goût de la musique.

Les trois étapes qui structurent l’ouvrage rendent bien compte de la pluralité des regards "politiques" sur l’analyse musicale. La restitution des contextes historiques fournie par certains auteurs aide à cerner assez facilement les enjeux politiques fixés par les compositeurs dans leurs partitions. La nature politique de l’analyse musicale est bien plus difficile à appréhender, voire à comprendre chez les auteurs dont l’approche demeure strictement théorique, analytique et musicologique. C’est en cela que cet ouvrage s’adresse à des spécialistes. L’effort à réunir des contributions si variées apparaît comme une volonté kaléidoscopique de rassembler toutes les tendances musicologiques actuelles, ce qui inscrit bien l’ouvrage dans la logique de la collection MusicologieS de chez Vrin. La difficulté n’est sans doute plus de réconcilier les deux volets de la musicologie, à savoir l’étude de la musique savante et celle de ses mécanismes socio-politiques, mais d’étendre cette jonction épistémologique vers des contextes historiques et compositionnels plus anciens