Dans ce livre court mais d’une extrême densité, Maldiney signale des parallèles entre la démarche poétique de F. Ponge et certaines conceptions philosophiques en particulier phénoménologiques.

La méthode de Maldiney vise à rapprocher l’œuvre de Francis Ponge de certaines analyses philosophiques, et en particulier de la démarche hégélienne. Maldiney s’appuie sur les textes théoriques de F. Ponge et sur son travail effectif de poète. Il met en évidence, à partir d’une citation de Ponge lui-même   , que si ce dernier préfère les poètes aux philosophes, son art poétique peut se comprendre comme un geste proche de celui de certains philosophes.

La première section, intitulée "le monde écrit" fait état de l’exigence requise par tout ce qui se veut art véritable. Ce moment introduit à la réflexion sur la pratique poétique de Ponge, sans qu’elle soit thématisée pour elle-même. A partir de l’analyse menée par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, Maldiney repère et établit quels sont les critères de l’œuvre et de l’artiste véritable. L’œuvre doit remettre en question le contenu extérieur qui lui est préalable, sous peine de n’apparaître que comme l’effet nécessaire d’une cause, l’œuvre ne peut pas venir que des choses, elle doit venir d’ailleurs, d’une autre causalité que la seule causalité naturelle ; elle doit tirer sa substance d’elle-même, sous peine de n’être qu’une mise en forme, dont la forme n’est plus qu’un signe dans un monde structural. Mais elle ne doit pas se contenter d’être l’expression d’un moi vide, celle du moi romantique qui a tout englobé au point qu’il reste plus en face de lui aucune altérité   . Il y a nécessairement quelque chose de fondamental, d’originaire, de primordial qui doit faire apparaître l’œuvre ; et cette dernière, pour être authentiquement une œuvre doit surprendre. Comme l’écrit Maldiney : "Ainsi l’auteur et l’œuvre n’existent qu’à se surprendre (…) Ils n’ont de sens et ne peuvent être saisis et compris que dans le monde qu’ils instaurent et qui les comprend et les saisit."   Cela lui permet ensuite de caractériser les poètes qui "ont à la fois à être leur propre départ et à partir des choses. Or cette situation, de soi exceptionnelle, est la caractéristique essentielle et effective de l’œuvre de Francis Ponge."   L’étude que l’auteur annonce de l’œuvre de Ponge se trouve justifiée par l’appartenance de cette œuvre au nombre des rares qui remplissent les caractéristiques de l’œuvre d’art véritable, telles qu’elles sont déduites des analyses hégéliennes : l’oeuvre procède d’une attention soutenue aux choses, à l’extériorité du sujet poète, pourrait-on peut-être dire, et d’un projet réfléchi et délibéré de ce poète pour le réel qui l’entoure   .


Après cette brève justification de l’intérêt de l’œuvre de Ponge, Maldiney, dans la seconde section intitulée : "le monde à dire : le parti pris des choses et la rage de l’expression" expose dans quelle mesure la pratique poétique de Ponge correspond aux critères qu’il a identifiés dans le premier moment comme constitutifs de toute œuvre véritable. Les deux expressions célèbres de Ponge pour définir sa poésie, "la rage de l’expression" et "le parti pris des choses", qui sont aussi des titres de recueils, sont étudiées dans leur relation. "La rage de l’expression" est le nom du projet rassemblant les multiples tentatives du poète pour exprimer les choses. C’est l’initiative du poète qui remplit bien la condition déduite plus tôt consistant à ne pas se contenter de laisser être le réel, mais à l’investir de façon réfléchie   . L’œuvre, écrit Maldiney se référant à Ponge, doit exprimer la chose. Après une brève étude de l’évolution du rapport entre expression, description et connaissance dans la conception que le poète se fait de son art, Maldiney essaie de saisir au plus juste ce vers quoi tend l’expression. Ce qui est au centre de la conception de Ponge serait le pouvoir de signifier. L’expression, quel que soit son rapport avec la connaissance de l’objet ou avec la description de celui-ci, met en cause et interroge le pouvoir de signifier, et avec lui, "la possibilité d’un sens du monde" (p.26). Grâce à l’expression, il y a la possibilité, même incomplètement satisfaisante, de donner ou trouver du sens au monde et d’échapper à une mainmise totale de l’absurde sur l’existence. Cette expression n’est pas strictement théorique, au sens où elle ferait connaître l’objet sans le transformer ni agir sur le sujet connaissant. Elle se donne plutôt à penser en termes d’expérience, voire d’épreuve   ). Il s’agit par le poème de re-créer ou de re-produire quelque chose, quelque chose qui ait du sens et qui ne soit pas simplement la copie de ce qui est. En effet il y aurait contradiction à reproduire la chose, ce qui est, puisqu’on ne garderait que l’étant en en perdant l’être. On figurerait la chose en la perdant en la défigurant, irréductible qu’elle est à une représentation, transcendante à toute figuration finie de par la multitude inépuisable des profils par lesquels – comme l’a montré Husserl – elle se donne en esquisse. Une description ou ne connaissance ne rend pas compte de ce qu’est vraiment la chose que veut exprimer le poète dans le poème.

L’analyse de Maldiney en arrive à constater que le problème que veut résoudre Ponge est le même que celui qui anime la pensée hégélienne : "comment faire accéder les choses à la conscience en les laissant être elles-mêmes ?"   . C’est à la solution de ce paradoxe que se confronte Ponge. Et cette confrontation est l’objet de la troisième partie du livre : "Francis Ponge et Hegel l’infinité du simple". La difficulté est simple mais terrible : comment ne pas déformer l’être des choses en les faisant parvenir à la conscience ? Comment s’assurer qu’elles sont bien elles-mêmes, quand j’en suis conscient, et non ce que je suis conscient qu’elles sont ? Autrement dit : "celui qui prend la parole au milieu des choses à leur propos, leur donne-t-il la parole ou leur prête-t-il la sienne ?"   . Cette volonté de s’effacer au maximum devant les choses dont on parle ou qu’on évoque ou décrit, c’est "le parti pris des choses", l’autre maxime de l’écriture pongienne, que développe ainsi Maldiney : "Exprimer les choses, c’est dire à chaque fois leur propriété décisive, inaliénable, de laquelle, comme d’un point de vue unique que nous ouvre la chose elle-même, celle-ci fait don de son irrécusable essence."   . Maldiney met en parallèle l’attitude de Ponge avec celle de la phénoménologie hégélienne prônant un retour à la chose-même, ou husserlienne exigeant un retour "aux choses mêmes".

Hegel triomphe du problème de l’extériorité de l’objet à la conscience et de sa nécessaire connaissance par la conscience en mettant en évidence un processus. Si dans un premier temps, plus logique que chronologique, la conscience est elle-même et la chose lui est étrangère et extérieure, il apparaît dans un deuxième temps que la conscience se saisit de l’objet et se rend commensurable à lui, le saisit comme homogène, mais comme autre et différent, comme irréductible à elle. Comme le dit Maldiney, "[la conscience] est elle-même le milieu et la mesure de leur comparaison. Et la différence des moments est une inégalité motrice qui détermine le mouvement dialectique de la conscience"   . On pourrait ainsi dire qu’en dotant l’objet d’une profondeur qui le rend irréductible à une simple représentation unique et partielle, la conscience parvient à le laisser être ce qu’il est et à le saisir, de façon optimum, dans sa complexité et sa teneur effective. L’objet n’est pas immédiatement réduit à une catégorie ou étiqueté, la conscience le laisse devenir, dans un processus de médiation, dans une série de mouvements. Et ce que défend Maldiney, c’est que la démarche pongienne procède du même mouvement : "abstention de soi dans laquelle le moi se tient hors de soi auprès de la chose est un moment essentiel de l’attention propre – selon Hegel – à la "connaissance scientifique""   . Il s’agit en effet, pour Ponge comme pour Hegel, de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’incursion de la conscience et de la subjectivité qui viendrait perturber la façon dont les choses se donnent, pas d’intervention illégitime du moi qui viendrait troubler la surface par laquelle les choses sont elles-mêmes. Maldiney poursuit le parallèle entre la démarche hégélienne et celle de Ponge en montrant qu’ils ont une attitude similaire à propos du commencement : pour Hegel comme pour Ponge le début est accueil et décision. On ne peut pas savoir comment fonder le commencement, il est impossible de commencer à partir de rien, il faut donc décider de commencer à partir de ce qui est déjà là, donné et présent   . Continuant son analyse, Maldiney montre à propos de la réflexion de Ponge sur "Le Verre d’eau" qu’elle rejoint l’analyse hégélienne de la perception, et la dialectique entre l’objet perçu et ses qualités senties et isolables les unes des autres. Il met également en évidence l’importance commune de la langue pour les deux hommes mais expose ensuite l’origine de leur désaccord : alors que pour Ponge les mots visent une concrétude toujours singulière, "ultrasensible" dit Maldiney à propos par exemple du "Mimosa"   , et quelque part indépassable, ces derniers doivent pour Hegel faire retour à l’esprit. Pour le dire autrement, le mot est nécessaire pour exprimer la chose, mais par la langue je m’approprie le sens du mot, et ce que je dis de l’objet tend toujours vers quelque chose de général. La singularité concrète d’une qualité d’un objet est ainsi comme dépassée dans le mot qui la nomme vers la généralité de cette qualité, vers cette qualité en général, ce qui camoufle, dissimule, voire nie l’unicité de l’objet auquel je m’intéresse, unicité que Ponge voudrait absolument laisser s’exprimer dans sa pure singularité, sa concrétude unique. D’une certaine façon, la langue chez Hegel nous ferait nécessairement faire retour vers du concept, du général, alors que Ponge tenterait inconditionnellement de maintenir l’unicité et la particularité de l’objet qu’il essaie d’exprimer. Pour préserver l’unicité de l’objet, Ponge se réfugie dans la langue qu’on peut ici opposer à l’entendement vers lequel se tourne Hegel : par la langue, Ponge espère, grâce à la richesse infinie des combinaisons langagières, sauvegarder l’unicité de l’objet sans le réduire à un concept de l’entendement ou à un prédicat. Par la langue, on peut faire résonner des mots, jouer sur des signifiants comme sur des signifiés, sortir les mots de la clôture de leur sens pour l’entendement   .

Dans la dernière section du livre – "la chose et le poème" – Maldiney rapproche la démarche pongienne avec la phénoménologie heideggérienne et montre que chez ces deux auteurs, "il ne s’agit pas de "faire de la poésie", de poétiser après coup la prose du monde, mais d’élucider la mise en demeure de l’homme d’avoir à être en ayant lieu" (p.74). Il faut alors passer par une réflexion sur le rapport et la différence du nom à la chose. Une telle réflexion pousse à remarquer dans la rencontre du mot et de la chose "les limites de monde et de la langue" (p.77). Habituellement la chose excède le mot, il y a plus dans la chose que dans le mot, cette dernière est irréductible à son nom. Mais aujourd’hui, on se trouve dans une situation inverse, proche de celle que Maldiney semble attribuer à Hegel dans laquelle "la chose tend à devenir thème intégralement exprimable par un ensemble clos de concepts prédéterminés" (p.78) : la langue commune et ordinaire réduit toute chose, quelle que soit sa singularité, à une catégorie générale et en fait taire la richesse, l’excès qu’elle recèle. Contre cet état de fait, qui voile l’unicité et la singularité de chaque chose, Ponge décide de partir en quête de l’inattendu et du surprenant contenu dans chaque chose, et qu’il appelle "son épaisseur". Autrement dit, il s’agit de souligner et de mettre en avant ce qui dans la chose échappe au concept ou à la catégorie : sa singularité   . Comme l’écrit Maldiney il s’agit "d’un acte simple et imprévisible aussi gratuit qu’une sensation, c’est-à-dire aussi surprenant que l’épreuve d’un être-ainsi-là que rien ne justifie de ne pas être autre ou de ne pas être. A ce niveau immotivé la langue parle en s’inventant. L’étonnement devant la chose est notre ressource."   . Il y a une contingence et une fragilité de la chose dite par le poème qui la sortent d’une caractérisation presque mécanique et systématique de la langue ordinaire et de sa logique propre. Le propre de ces choses est tout ce que leur nom ne dit pas d’elle, tout le rapport sensible qu’on peut éprouver à leur égard. Et le poème ne fait que rendre au mot son pouvoir originel par lequel l’homme répond à la langue qui nous appelle. La langue du poète exprime d’une certaine façon son être-au-monde. Comme le dit Maldiney "la réceptivité qu’implique l’accueil du monde ne va jamais sans une activité anticipatrice qui rend possible son recueil (…) l’homme est en prise sur les choses et se prend à elles non seulement par le geste mais par la parole"   . Et chaque écrit de Ponge vise à retrouver la parole inaugurale, par un mouvement de projection   , à s’arracher vers une parole originaire, à se dépasser sans cesse grâce à la "puissance du mot"   .

Maldiney met ainsi en évidence le parcours et la démarche de Ponge, dans le compagnonnage silencieux de philosophes. Il expose les points saillants de son art poétique qui ne se nomme jamais ainsi en articulant principalement entre eux un certains nombres de termes (expressions, monde, langue, etc.) qui s’appellent les uns les uns les autres, comme autant de réponses aux problèmes et aux exigences que rencontre Ponge en écrivant