La capacité de prévision de l'ordinateur bouscule l'intuition des experts, et change la relation de l’homme à la machine.

En 1983, Jean-Pierre Changeux publie L'homme Neuronal. Il ancre alors l’esprit dans la matière – au grand dam de tous ceux qui défendent une vision plus romantique de l’humanité et qui refusent d'admettre l'enracinement de la psyché dans le cerveau biologique.

Le psychisme, écrit Changeux, a une anatomie et une biologie. La pensée est le fruit de l’interaction entre neurones, où l'influx nerveux emprunte un chemin qui serait idéalement objectivable. Les différentes structures élémentaires du cerveau peuvent être analysées comme serait démontée une machine. Cependant, il ne peut pas être comparé à un ordinateur tant son organisation intime ainsi que ses modalités de fonctionnement sont complexes. En outre, il est capable de s'adapter à son environnement en s'auto-organisant et de s'autoprogrammant   . Même s’il détruit bien des illusions sur la nature humaine, Changeux assoit la supériorité de l’esprit sur la machine en affirmant qu’un ordinateur, tout puissant qu’il soit, ne remplacerait jamais notre intuition.


Le "Super Broyeur"

Ceci n’était qu’affaire de temps : vingt-cinq ans après la publication du livre, le surgissement de l’intelligence artificielle est en passe de reléguer le cerveau humain au rang de vestige analogique.

Avec Super Cruncher, Ian Ayre livre l’assaut final. Un assaut d’autant plus pernicieux qu’il n’est ni l’intention de l’auteur ni l’objet du livre. Ayres, Professeur d’économétrie et de droit à l’université de Yale (Etats-Unis), s’intéressent plus en effet à l’évolution des technologies de l’information qu’à la nature de la relation entre l’esprit et la matière.

Dans ce livre surprenant, Ayre décrit l’extraordinaire précision des outils informatiques de prévision. Le titre, qui se traduit littéralement par "Super Broyeur", fait référence à l’énorme puissance de calcul d’un ordinateur. Le livre s’ouvre sur une série d’anecdotes illustrant un point commun : de même que l’ordinateur Deep Blue d’IBM arriva à battre le grand maitre Garry Kasparov grâce à une énorme base de données contenant les mouvements de 700.000 parties d’échec, l’analyse informatique se révèle souvent plus fine que celle des experts. Avec son immense capacité d’enregistrement et de synthèse de l’expérience collective, la machine bat l’intuition humaine.

Ayre prend état de la révolution informatique (en particulier la combinaison de l’Internet, de bases de données et d’outils de calcul) qui depuis une dizaine d’année dote l’ordinateur de trois pouvoirs extraordinaires   :

1. le pouvoir de mémoire: Les sociétés de pointes peuvent maintenant accumuler des informations sur des millions d’individus – non seulement des données sociodémographiques (noms, adresses, âges, genres, situations familiales…) mais également de précieuses informations sur leurs habitudes de consommation.

2. Le pouvoir de recherche : L’accès à ces bases de données est extrêmement rapide et on peut en extraire instantanément toutes sortes d’informations.

3. Le pouvoir de comparaison : On peut effectuer de multiples tris croisés qui permettent de comparer et grouper ces millions d’individus selon n’importe quels critères.

Ces pouvoirs croissent exponentiellement. Ayre fait allusion - curieusement sans la nommer - à la fameuse loi de Moore (édictée en 1965 par Gordon Moore, co-fondateur d’Intel), qui prédisait que la capacité de stockage des nouvelles puces informatiques allait doubler tous les dix-huit mois. Cette prédiction n’a pas été démentie depuis plus de quarante ans. En la projetant sur la décennie à venir, on peut estimer que cette capacité sera multipliée par cent - de quoi stocker toute information imaginable. D’autre part, l’Internet permet de mettre à jour cette information de façon plus rapide et moins couteuse.

Ayre s’emploi ensuite a démontrer que l’application de méthodes statistiques et de probabilité à ces bases de données constitue un outil d’aide à la décision extrêmement précis et précieux. L’auteur fait l’apogée des calculs de régression, qui synthétisent en équation la relation entre des groupes de données apparemment dissociées et qui permet de projeter cette relation dans le futur. Par exemple, un calcul de régression peut permettre de prédire précisément la qualité et la valeur d’un millésime de Bordeaux dès la récolte en fonction de l’ensoleillement, de la pluviométrie et des températures des mois précédents.

Ces calculs de régressions ne sont pas nouveaux : ils ont été formalisés au 19eme siècle. Mais leur application à d’énormes bases de données multiplie leur puissance de prévision. En effet, selon la loi des grands nombres, plus on augmente la taille d’un échantillon, plus les caractéristiques statistiques de cet échantillon se rapprochent des celles de la population entière.

L’analyse de notre comportement passé couplé à celle d’une multitude d’individus qui nous ressemblent permet de prédire nos décisions futures de manière assez précise. Amazon.com peut ainsi prévoir nos goûts à venir et nous proposer les livres que nous sommes susceptibles d’acheter. De même, un docteur peut prédire nos futures maladies en fonction de nos antécédents familiaux, un proviseur l’évolution académique de nos enfants, le gouvernement notre réaction à telle ou telle mesure d’incitation et un cinéaste quelle trame dramatique suscitera l’intérêt du plus grand nombre.

Ayre nous plonge ensuite en pleine science fiction : grâce au progrès de la programmation neuronale, qui permet à un ordinateur de fonctionner comme un cerveau et de corriger lui-même ses erreurs en fonction des nouvelles informations qu’il reçoit, la machine va bientôt s’affranchir complètement de l’homme.

Enfin, l’auteur fait allusion à la nature intrusive de ces outils d’aide à la décision, et des problèmes de respect de la vie privée qu’ils risquent d’engendrer. Mais son point de vue est essentiellement positif : cette évolution technologique nous permettra de baser nos décisions sur une analyse objective et systématique de toute information disponible.


L'inhumain

Pourtant, le ton enjoué du livre ne peut masquer la sourde inquiétude que provoque sa lecture. Si, comme Changeux l’affirmait, notre cerveau fonctionne à peut près comme un circuit imprimé, n’est-il pas en train d’être dépassé par l’autonomie des machines qu’il invente ? Le remplacement de l’expertise et de l’intuition par des calculs informatiques va t-elle dévaloriser l’expérience professionnelle dans les métiers qui font appel au jugement, et nous réduire tous au rang de preneurs d’ordre ?

"La technologie va changer la perception qu'on a de l'être humain" affirme Ollivier Dyens, Professeur de l'université Concordia (Montréal), dans une récente interview du Monde. "Elle nous force désormais à redéfinir notre place dans la hiérarchie planétaire, à nous situer non plus au sommet de la pyramide, mais dans une dynamique prenant en compte les machines comme une part intégrante de l'espèce humaine."  

Au fond, le livre d’Ayre fascine moins par l’information qu’il livre que par les questions que sa lecture soulève – sans y répondre. Il rend tristement prémonitoire le faire-part Orwellien que Pink Floyd nous lançait déjà en 1975:

“"Welcome my son, welcome to the machine.
Where have you been?
It's alright we know where you've been."