Retraçant l’émergence d’une ontologie du "devoir être", Agamben met au jour la collaboration des hommes à leur propre enrégimentement.

Certains auteurs publient leur grand œuvre une fois pour toutes. Agamben n’est pas de ceux-là. Stratégie éditoriale ou méthode intellectuelle ? Coup sur coup, il suggère, développe, évoque ou reprend un ensemble d’idées, de concepts discutés, de paradigmes qu’il égrène au fil d’une œuvre dont chaque pièce vient assurément renforcer la cohérence. Dernier opus en date de ce chapelet intellectuel, la conférence donnée à Munich en 2012 et reprise dans Qu’est-ce que le commandement ? revient ainsi sur un certain nombre de thèmes abordés dans les précédents volumes de sa grande archéologie de la modernité   pour en annoncer les ultimes développements.

Une archéologie impossible

Fidèle à ses méthodes désormais éprouvées, Agamben entendait s’atteler à l’élucidation du commandement en assumant une certaine indifférenciation de la philosophie et de l’histoire, confondues dans l’enquête archéologique. Car historien, Agamben l’est sans aucun doute, quoique selon des modalités singulières : formé à l’école d’Heidegger et de Foucault, le philosophe se fait l’historien d’une histoire dont la vocation n’est que de comprendre les présents dont elle ne cesse d’accoucher. Mais l’objet de cette ultime recherche semble avoir eu raison de la méthode.

Si une archéologie est en effet la recherche d’une "origine" (archè), origine et commandement coïncident dans cette notion de la pensée grecque considérée comme la racine séminale de la conception européenne du commandement. Le commandement y est origine – "Que la lumière soit !" – et l’origine y est commandement : l’origine des choses commande à leur devenir, leur destin est contenu dans leur création, ce qui du reste, souligne Agamben, conditionne la conception européenne de l’histoire comme processus déterminé par un principe originel (la Création, la lutte des classes, le progrès…). Dans la mesure où origine et commandement se confondent, toute tentative de mener une archéologie du commandement est donc strictement aporétique et vaine, puisqu’elle revient en somme à entreprendre l’ "étude du commandement du commandement".

D’une ontologie à l’autre

A défaut d’une archéologie de fait impossible, il s’agira donc pour Agamben de proposer une analyse philosophique du commandement, que la philosophie occidentale a jusqu’à présent maintenu en dehors de son champ d’investigation malgré son intérêt pour la question de l’obéissance. Dans la mesure où il correspond à la forme linguistique qu’est l’impératif, le commandement a en effet été exclu de la réflexion philosophique en tant que "discours non apophantique", c’est-à-dire non descriptif, ni vérifiable ni falsifiable, pour n’être considéré en morale et en jurisprudence que comme un acte de volonté. Et de fait, le discours impératif ne correspond à rien dans le monde ou dans l’être, puisqu’il ne renvoie qu’à un "devenir être". Comme l’avait déjà établi une étude sémantique de Benveniste, l’impératif contient une relation ontologique au monde qui a la forme non pas du "est", mais du "sois !".

L’analyse du commandement renvoie donc à une proposition centrale – peut-être la plus importante – de la philosophie agambenienne : elle étaye la mise au jour de l’ontologie occidentale comme "machine double" constituée de deux ontologies. Une ontologie de l’esti ("il est", "c’est") conditionnant la pensée scientifique et philosophique s’opposerait à une ontologie de l’esto ("sois !") dans laquelle s’enracineraient aussi bien le droit que la magie et la religion, celle-ci étant définie en dernière instance comme "la tentative de construire un univers entier sur le fondement d’un commandement"   . Or – et tout l’enjeu pour notre présent est là –, le pôle "commandement" de cette machine double aurait pris toujours plus d’importance depuis l’avènement du christianisme, au point de supplanter dans la modernité l’ontologie de la science   .

Agamben en veut pour preuve l’intérêt croissant porté par les sciences et la philosophie sur le "performatif" – ce caractère des "actes de langages" analysés par Austin par exemple –, révélateur selon lui de la position dominante que prend l’ontologie du commandement (donc de la religion) dans nos sociétés pourtant "laïques et séculières". En leur sein, à travers des dispositifs aussi divers que la publicité, la préoccupation sécuritaire ou les dispositifs technologiques tels que le téléphone portable, le commandement prendrait désormais la forme du conseil, de l’invite, de l’avertissement, bref, d’un "auto-commandement" d’autant plus redoutable qu’il semble totalement brouiller la distinction entre le commandant et le commandé.

Contre la volonté

Critique, l’analyse du commandement l’est aussi de l’idée de "volonté", à laquelle le premier semble être inséparablement lié en tant qu’il n’est guère défini dans la pensée occidentale que comme un "acte de volonté". Mais cette seconde idée ne semble pas devoir être plus positivement définie que la première. Divers historiens l’ont établi   , ce concept étranger à la pensée grecque classique n’apparaît qu’avec le stoïcisme et atteint son plein développement dans la théologie chrétienne qui la relie à l’idée de "puissance" (dynamis). En somme, le christianisme substitue à "l’être qui peut" un "sujet qui veut"   . Par le biais des formes imprimées par la pensée chrétienne dans les esprits européens, ce serait donc l’idée de volonté qui organiserait le basculement du commandement vers les formes de l’auto-commandement.

L’importance que revêtent les verbes modaux – Sollen-devoir, Wollen-vouloir, Konnen-pouvoir – dans la philosophie occidentale, où ils expriment les modalités de l’être, serait significative de l’imprégnation de ces formes vides dans la modernité. A leur égard, dire "Yes we can" renverrait ainsi selon Agamben à un "vouloir" et à un "devoir" en vertu desquels ce slogan ne serait donc rien d’autre qu’un commandement, donné à soi-même. Le problème : en tant que formes vides, de telles modulations de l’être ne permettent en réalité d’y articuler aucune éthique. De même que, dans la pensée scolastique, l’idée de puissance ordonnée permet d’ériger la volonté divine en bride de l’omnipotence de Dieu dont la reconnaissance engage des conséquences potentiellement scandaleuses – puisque Dieu serait capable du ridicule, du monstrueux ou de l’irrationnel –, de même, dans la modernité, la volonté de l'homme est ce qui peut et doit contenir sa puissance : elle est l’instrument de l’auto-imposition de l’obéissance.

Court, d’un style oral fluide et enjoué, et articulant plusieurs des idées centrales de l’analyse agambenienne de la modernité, Qu’est-ce que le commandement ? peut dès lors être reçu comme une clarification efficace des enjeux les plus politiques de l’enquête ontologique déployée au long d’Homo Sacer. Il jette un éclairage nouveau et cru sur les modalités selon lesquelles opèrent les dispositifs incorporés par les hommes qui ainsi collaborent à leur propre enrégimentement