Cet ouvrage raconte l'histoire complexe du DSM (le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et en décrit les enjeux à l'heure où sort sa nouvelle version : le DSM-5.
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Cet ouvrage raconte l'histoire complexe du DSM (le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et en décrit les enjeux à l'heure où sort sa nouvelle version : le DSM-5. Il constitue un outil très utile pour appréhender la question d'un DSM par rapport auquel la communauté médicale et les différents psychothérapeutes ont à se positionner, du fait de son influence.
Chiffrant 251 pages, il est issu d'une thèse de philosophie des sciences de plus de 500 pages dont la qualité a été remarquée. Il présente donc un travail de recherche manifestement précis mais aussi extrait d'un travail encore plus approfondi.
Sans toujours avoir l'air d'y toucher, il constitue une critique très serrée du DSM. Il ne le rejette cependant pas aveuglément. Bien au contraire, en conclusion, l'auteur avoue sa "sympathie pour l'audace scientifique que représentait le projet du DSM-3" tout en rappelant qu'au fil de son livre, il n'a pas manqué de "souligner les impasses sans doute insurmontables dans lesquelles il [le DSM] s'est rapidement enfermé." Ainsi, malgré son caractère parfois aride, Qu'est-ce que le DSM est susceptible de déciller bon nombre de ceux qui, stupéfiés par l'aspect déshumanisé du DSM, manquent d'informations sur ce qu'a été la "dimension théorique du projet du DSM (...) ses présupposés scientifiques, (...) ses conditions d'élaboration". Steeves Demazeux a pris tout cela au sérieux afin de découvrir et faire découvrir la rationnalité interne du DSM. En cela, il s'oppose à plusieurs opinions qu'il juge simplistes et qui, sans doute en raison de cette simplicité même, tendent à se répandre : l'idée selon laquelle le DSM est issu d'un complot de psychiatres scientistes visant à "reconquérir (...) l'ensemble des territoires de la santé mentale" ou l'idée qui consiste à lier exclusivement le DSM à la mainmise de tel ou tel groupe : les comportementalo-cognitivistes, l'industrie pharmaceutique...
Au-delà de ces influences qu'on peut néanmoins juger réelles, la réalité de ce qu'a été et est devenu le DSM est très complexe.
Toute l'Amérique dans le DSM
Qu'est-ce que le DSM ? remet avant tout le DSM dans le contexte de sa naissance ; le contexte américain, qui reste celui où son influence est la plus forte. Il relate en quoi c'est toute l'histoire américaine et toute la tradition épistémologique américaine (parfois fondée sur les travaux européens), qui ont concouru à produire le DSM tel qu'il est, dans ses forces comme dans ses faiblesses. En ce sens, il ressemble bien davantage à une création collective au sens le plus large du terme qu'à la production d'un obscur groupe de psychiatres, de comportementalistes ou de pharmaciens complotant dans un nuage de fumée.
Parmi les éléments qui ont concouru à la construction du DSM, Demazeux cite par exemple l'évolution du système asilaire et l'importance de la statistique aux USA.
Les déboires du système asilaire et la statistique
"Aux Etats-Unis, on peut affirmer que la seule tradition à s'être jamais imposée dans l'institution psychiatrique est la tradition statistique, 'utilitaire', destinée à la compilation des renseignements". (...) Cela a (...) partie liée avec le développement tardif, impressionnant et hétérogène du système asilaire américain , qui a conditionné le besoin de chiffrer et de détailler la population internée. Toutes les classifications en usage avant le DSM s'inscriront donc dans la tradition statistique. Et (...) le DSM, ce "manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux", n'y échappera pas (...)."
Au milieu du 19ème siècle, sur le vaste territoire américain, les classifications des maladies mentales sont encore extrêmement succinctes : "rien ne distingue les malades mentaux entre eux, sinon la grossière distinction entre fous [insane] et idiots [idiots]." A la fin du 19ème siècle "Il règne chez les psychiatres un "chaos nosologique" que dénoncent de plus en plus les statisticiens." Pour tenter d'y mettre un terme, apparaît le "Manuel statistique de 1918". Il sera le premier opus de la tentative de classification qui débouchera sur le DSM.
En d'autres termes, c'est en passant par la statistique que les psychiatres américains vont réussir à complexifier l'appréhension beaucoup trop restreinte qu'ils avaient des maladies mentales. La statistique se présente donc, historiquement, non comme un outil réductionniste, mais comme un outil dont l'usage est culturellement déterminé : dans le contexte scientifique américain, la reconnaissance dont il jouissait permettait de l'utiliser dans le but d'améliorer la classification et donc la prise en charge des maladies mentales. Demazeux note que ce particularisme culturel est difficilement compréhensible pour une mentalité française qui, pour poursuivre les mêmes objectifs, utilisera d'autres outils. Ceci étant posé, Demazeux n'exclut nullement d'examiner en quoi une classification comme celle du DSM, si elle reste trop centrée sur la statistique, peut néanmoins devenir réductionniste.
L'armée américaine... pour des fins louables
Inscrivant sa démarche dans le cadre d'une "histoire culturelle" très actuelle dans l'historiographie (avec, de surcroît des éléments d'histoire comparée que je viens de mentionner), Demazeux raconte, parfois d'une manière très évocatrice, quels détours inattendus, "singuliers", dirait-il, caractérisent l'évolution des catégorisations en psychiatrie, leurs effets, bien réels, et jusqu'à leurs effets très positifs sur la gestion de la maladie mentale aux USA.
Ainsi narre-t-il qu'après la guerre 39-45, "Un département spécifique consacré à la neuropsychiatrie est créé au sein de l'US Army (...)". Harry Stack Sullivan, un psychiatre influencé par la psychanalyse, "convainc la hiérarchie militaire de l'intérêt de mettre en place un vaste système de dépistage des maladies mentales dès l'admission des jeunes recrues." Ce système sert aux exemptions, étonnamment plus de 7 fois plus nombreuses que celles de la première guerre mondiale. Elles se font sur la base des classifications qui ont précédé le DSM, et les nécessités qu'elles révèlent contribueront à la poursuite de l'effort lié à leur amélioration progressive. Loin d'être ensuite cantonnées dans le monde militaire, elles suscitent des débats qui impliquent des psychanalystes et ne relèvent pas du tout d'une vide compulsion à catégoriser, mais s'attaquent à des questions éthiques fortes comme l'usage des électrochocs ou la question de l'homosexualité.
Demazeux évoque un peu plus loin cette question de l'homosexualité dans un sous-chapitre intitulé "La querelle de l'homosexualité" Un facteur qui pèse beaucoup sur l'évolution du DSM y est évoqué : l'intervention des groupes de pression faisant valoir leur volonté, qui déborde du cadre des considérations strictement psychiatriques : "En 1971 et 1972, des symposiums psychiatriques, dans plusieurs villes américaines, sont interrompus ou chahutés par des activistes gay." Ceux-ci posent la question de savoir en quoi l'homosexualité est une pathologie. Ce questionnement induit aboutira à la dépathologisation de l'homosexualité, finalement réalisée en 1973. Demazeux parle à cet endroit de "diplomatie nosologique". Et c'est bien là quelque chose qui peut choquer ceux qui s'opposent au DSM : qu'un diagnostic psychiatrique puisse se décider dans le rapport à ceux qui sont censés l'endosser. La "clinique régalienne" en prend un coup : "Qu'on le déplore ou qu'on s'en félicite, le DSM-3 aura précisément l'effet suivant : celui de dépouiller l'entretien clinique de ses derniers prestiges (...). A une clinique opaque, presque régalienne, qui mettait en avant l'expérience et la pénétration du jugement, les psychiatres américains auront progressivement substitué une clinique transparente, publique et disputable." Mais notons cependant que "si certains homosexuels souffrent de leur condition, ils peuvent être pris en charge par l'institution psychiatrique et recevoir le diagnostique de "perturbation de l'orientation sexuelle" prévu à cet effet." Ce qui n'est guère mieux ? A ceci près que ce diagnostic est largement moins infâmant et permettra de prendre progressivement en compte ce en quoi un homosexuel peut souffrir de son orientation sexuelle non parce qu'elle est pathologique en soi mais parce qu'elle entre en contradiction avec les valeurs de son milieu. De là (et c'était en revenant de très loin), commence à s'ouvrir la porte de la reconnaissance, voire de la condamnation des persécutions et de la stigmatisation dont ont souffert les homosexuels.
Des conséquences inattendues
Ne se contentant pas de présenter ce qui justifie ou explique les orientations prises par le DSM, Demazeux en explique longuement les lacunes, à chaque fois qu'elles se présentent dans son histoire... c'est à dire très souvent. Citant Nancy Andreasen , il énumère "les conséquences les plus fâcheuses qui ont directement découlé du succès du DSM-3 : l'appauvrissement de la formation clinique des psychiatres; l'effet déshumanisant d'une pratique qui se contente de plus en plus de relever des critères sans s'intéresser à l'histoire de vie des patients, mais aussi le manque de validité de critères qui ne reposent que sur le consensus clinique, et qui peuvent bloquer la recherche." Mais plutôt que de se délecter de cet objet potentiellement très érotique pour un opposant au DSM, Demazeux fait passer la vérité historique avant toute chose et ajoute que les auteurs du DSM n'étaient pas naïfs par rapport au risque d'en arriver là, et avaient même clairement stipulé dans l'introduction du DSM (mais personne ne lit les introductions, commente Demazeux avec humour) que l'usage du manuel devait rester restreint, qu'il fallait impérativement tenir compte de l'histoire du patient, etc. Cette introduction a sans doute été reléguée dans les poubelles de l'histoire, mais... peut-on en accuser ses auteurs ? La question reste ouverte.
De la succession des chapitres du livre de Demazeux, je n'ai pas ici rapporté la dimension proprement scientifique , qui relève de la philosophie des sciences; la discipline de l'auteur. L'ouvrage me semble pourtant constituer une excellente introduction à cette aride discipline, par le caractère extrêmement détaillé de sa recension de tous les présupposés scientifiques et parfois philosophiques qui ont présidé ou auraient dû présider à l'élaboration d'un manuel aussi usité que le DSM. Ce qui m'a davantage retenue est le fait qu'à travers cette succession de chapitres, Demazeux parvient très bien à dédiaboliser le DSM. Il décrit absolument sans aucun ménagement les impasses auxquelles les artisans de ce manuel se trouvent confrontés aussi bien qu'il défend les points sur lesquels son apport a été positif. Indéniablement issue du refus de laisser décrier le DSM par des jugements de valeur détachés de toute réalité historique, la tentative de Demazeux s'inscrit néanmoins dans une démarche aussi objective que peut l'être celle d'un chercheur en sciences humaines.
Qu'est-ce que le DSM ? constitue un apport incontournable pour qui souhaite se positionner pour ou contre le DSM. Il suscite, en tous cas chez moi, l'idée, confuse, selon laquelle il est tout de même problématique de se positionner contre ce qui a... déjà eu lieu ! Mais sans nul doute, les psychanalystes, qui sont en plein travail sur la question du rapport du sujet au réel, ne manqueront pas de se rassurer en songeant que "le DSM, spécialement en France, n'aura jamais que l'autorité que les psychiatres français veulent bien lui accorder." A moins que cette autorité, qui au final, est celle des psychiatres, ne soit justement, bien plus que le DSM, le véritable objet de leur opposition acharnée...