Un panorama complet sur une discipline qui est appelée à se renouveler en même temps que son objet est sujet à de fortes mutations

La question agricole est revenue avec force sur le devant de la scène depuis une année 2007 marquée par les émeutes de la faim. Cette crise, en agissant directement sur le prix des aliments et donc sur les conditions de survie des plus pauvres (c'est à dire des ruraux, pour majorité des paysans) a montré les liens forts qu'il existait entre finance et agriculture. Nous assistons depuis, et de manière accélérée, à un accaparement des terres à l'échelle internationale. Volatilité des prix, stratégies de productions, enrichissement et paupérisation, impératifs environnementaux ; autant de bouleversements qui requestionnent la façon de penser l'agriculture et la ruralité en France et dans le monde.

La volonté des auteurs est donc de proposer des clefs de lecture, ainsi qu'un "programme renouvelé pour une sociologie des mondes agricoles dans la globalisation". Ambition qui avait déjà été annoncé dans un article du numéro d'Etudes Rurales "La sociologie rurale en question" de juillet 2009. Nous pouvons considérer cet ouvrage comme un prolongement de ce travail.

Le livre est organisé autour de chapitres thématisés. Après un retour sur la genèse de la sociologie rurale française, qui prend son essor au lendemain de la seconde guerre mondiale en s'inspirant des premiers travaux des sociologues du XIXème siècle (Marx, Durkheim, Weber), le livre expose et rediscute longuement la théorie de la paysannerie chez Henri Mendras, le sociologue de "La fin des paysans" (1967). La sociologie rurale française a construit sa théorie autour du passage du paysan, à l'agriculteur moderne, alors que la France avait fait le choix, politique, de moderniser son agriculture après-guerre sur un modèle d'exploitation reposant sur la famille et spécialisé en fonction de grands "bassins de production". La sociologie rurale a décrit et accompagnée la fin des structures sociales paysannes et l’avènement d'une agriculture industrielle. L'agriculture est devenue un métier comme les autres tout en gardant des spécificités qui rappellent encore aujourd'hui son origine paysanne. Mais ce modèle, qui devait faire école jusque dans les pays du Sud – car la condition du paysan est trop souvent pensée comme universelle et le développement comme un destin commun pour l'humanité – vole en éclat dans le pays même qui en fait le fer de lance de son agriculture.

Les auteurs présentent aujourd'hui un monde agricole français éclaté, dont la caractéristique est d'être une minorité sociale issue d'une majorité. Il en résulte une profession qui reste politiquement et professionnellement très organisée, bien représentée dans les filières et dans les différents échelons politiques de l’État, cependant, l'unité du monde agricole – qui était dès le départ un mythe – a progressivement éclaté pour laisser place à des profils et à des trajectoires professionnels de plus en plus hétérogènes. Moins les agriculteurs sont nombreux, moins ils se ressemblent entre eux.

Cette hétérogénéité grandissante s'explique par des forces multiples et parfois contradictoires qui pèsent sur les agriculteurs. Alors que le dessein d'un avenir partagé n'existe plus, ils composent de manière différentes avec les opportunités, contraintes, injonctions qui s'offrent à eux. Ils sont à la fois les porteurs de la représentation du paysan éternel, fortement ancré dans l'imaginaire collectif ; et ceux qui, par leurs pratiques productivistes, polluent la planète. Ils sont aussi les sujets de la seule politique européenne (la Politique Agricole Commune), et de plus en plus démunis face à la volatilité des prix agricoles. Les auteurs nous invitent donc à ne plus penser les agriculteurs français comme le résultat d'une histoire récente, caractérisée par une modernisation technique et sociale, mais plutôt dans un rapport avec un monde globalisée et gagné par l'urbanité. Ceci s'appliquerait alors à tout les types d'agriculteurs ou de paysans de part le monde. Cette posture est indispensable pour comprendre à la fois les phénomènes d'abstraction de l'agriculture, avec le déploiement d'une agriculture sans agriculteurs, menée parfois par des individus, des firmes ou même des États et les phénomènes de congédiement (pour reprendre le vocabulaire des auteurs) de la très grande majorité de "paysans sans terre prolétarisés", ruraux paupérisés, exclus de tout programme de soutien et relégués aux oubliettes d'un avenir qui se passera d'eux. Les auteurs proposent différentes figures des agriculteurs (ou des agricultures) qui coexistent, dans des rapports de force et des mouvements de passage d'une forme à l'autre. L'ambition du "programme renouvelé pour une sociologie des mondes agricoles" est de se doter d'outils de compréhension des coexistences et des forces qui s'appliquent sur les agriculteurs et les agricultures et ainsi d'éclairer les trajectoires prises.

Le livre nous propose donc à la fois un retour sur la genèse et une synthèse de la discipline en France, s'appuyant sur une bibliographie impressionnante (31 pages). Les chapitres sont construits comme des entités presque autonomes, offrant un aperçu complet de la thématique traitée et donnant à l'ouvrage un aspect de manuel recherché. En moins de 300 pages, l'ouvrage offre un panorama complet sur une discipline qui est appelée à se renouveler en même temps que son objet est sujet à de fortes mutations. Ce travail a le grand mérite de reposer la question de l'agriculture dans un monde globalisé, ouvrant ainsi de nombreuses perspectives de recherches et des ponts avec les autres disciplines des sciences humaines. Il est aussi un cours complet pour tout les étudiants en sociologie ou en agriculture, dont l'effort de synthèse le dispute au souci d'exhaustivité. Nous portons une mention particulière à la première partie, qui, à travers la présentation des pères fondateurs de la sociologie et des influences extérieures (sociologues d'Europe, d'Amérique et scientifiques des autres disciplines de sciences humaines), donne à voir les multiples façons dont ont été perçu les paysans dès le XIXème siècle, tantôt décris comme les restes de civilisations attardées, tantôt comme porteur de l'équilibre des nations. Toute pensée étant avant tout le fruit de son époque, cette mise en perspective est nécessaire pour tout travail de réflexivité indispensable à l'activité intellectuelle.

Cependant, si cette mise en jambe est déjà stimulante, nous aurions aimé une analyse de la problématique environnementale dans cette balade aux milieux des influences. En effet, certains agronomes coloniaux du XXème siècle (André-Georges Haudricourt, 1911-1996, Roland Portères, 1906-1974 par exemple), qui cherchaient à comprendre les agricultures coloniales ont décrits avec grande acuité les techniques et les organisations sociales et ainsi ouvert le champ aux ethnosciences, disciplines à la croisée des sciences humaines et naturelles. Le "Laboratoire d'Agronomie Tropicale" du Muséum national d'histoire naturelle sera muté en en 1961 par Roland Portères en "Centre d'Etude Ethnobotanique", concrétisant le glissement des savoirs agronomiques et naturalistes vers les sciences humaines. Les chercheurs français relient d'une manière indissociable, "les savoirs et les savoir-faire", œuvrant ainsi à une méthodologie pour aborder les relations des sociétés avec le monde et entre elles. Ces travaux ont-ils laissé une trace en sociologie rurale ? Si non, pourquoi ? De plus, la montée des préoccupations environnementales s'impose petit à petit en agriculture, interrogeant autant l’occupation du sol que les pratiques des agriculteurs. L'agriculture est sûrement l'endroit où la question du rapport de l'Homme à la nature se pose avec le plus d'importance et s'impose donc à toute volonté de compréhension des rapports que l'agriculture entretiens avec les sociétés.

En second point, il nous semble important d'insister sur l'analyse des rapports de force pour comprendre les différentes configurations de l'agriculture qui se mettent en place, avec notamment l'émergence de mouvements sociaux depuis les années 1990, de nouveaux débats et des nouveaux mots d'ordre en agriculture. L'analyse de ces rapports permet d'articuler d'une manière privilégiée les différentes échelles d'analyse, du local au global. Le fort développement, suivi d'une reculade tout aussi rapide, des agrocarburants en France, où les phénomènes d'accaparement de terres sont des exemples de jeux de forces qui s'appliquent en agriculture