Une thèse novatrice et stimulante qui pose les soubassements théoriques d’une nouvelle épistémologie de la normativité juridique à contre-courant de la science positiviste du droit. 

Le positivisme est-il devenu l’horizon indépassable de la pensée juridique ? Dans le sillage des travaux du Maître de Vienne, Hans Kelsen, l’Ecole normativiste – qui a pour projet d’élaborer une science positiviste du droit expurgée de toutes considérations de valeurs et de morale – irrigue aujourd’hui en France le champ disciplinaire de la philosophie du droit laquelle est renvoyée au ciel des idées métaphysiques et/ou jusnaturalistes et rebaptisée par les tenants du positivisme juridique " théorie du droit "…  Objectivée et neutralisée axiologiquement comme science " pure ", la théorie du droit refuse donc de prescrire un idéal normatif de ce que doit être le droit (Sollen) mais prétend uniquement décrire le système de normes tel qu’il est (Sein) et dont la validité échappe à tout jugement de valeurs. Insensiblement, le positivisme juridique aseptise le droit via la réification des valeurs en faits. Faisant fi du contenu substantiel de la norme juridique, la question épistémologique de son sens et de son fondement est a priori évacuée comme extra-, voire a-scientifique, car relevant des seules émotions subjectives. Dès lors, pour le positiviste, la normativité juridique se définit quasi exclusivement par son caractère contraignant, autrement dit par sa sanction.

 

Cette réduction épistémique de la normativité de la règle de droit à son caractère coercitif agit comme une sorte d’épochè de la pensée juridique : elle suspend et refoule le problème de la légitimité du droit qui l’obligerait à s’interroger sur celui de la croyance/obéissance au droit afin d’analyser les ressorts de la normativité juridique. A bien des égards, cet appauvrissement théorique est symptomatique d’une pensée autoréférentielle, une pensée en surplomb qui dissocie de façon hermétique la science du droit du sens du droit.

 

Or cette dissociation n’est pas irréductible. Dans cet ouvrage tiré d’une thèse en droit public, François Brunet s’évertue à le démontrer avec rigueur et érudition en posant les bases d’une nouvelle épistémologie de la normativité juridique fondée sur une science axiologique et rationnelle du droit. Une thèse à la fois courageuse et salutaire. Courageuse car comme le souligne Alain Supiot dans sa postface, " Il fallait beaucoup d’audace à un jeune chercheur pour […] entreprendre une critique radicale de ce qui est devenu le paradigme de la science normale du droit. "   Salutaire en ce qu’elle décrypte avec lucidité la crise grave que traverse aujourd’hui la normativité juridique et étudie des pistes de réflexion pour en sortir.

 

Par-delà le positivisme et le droit naturel

 

De prime abord, l’auteur définit son objet d’analyse, la normativité en droit, de manière inédite en refusant de se voir enfermé dans la dialectique positivisme/jusnaturalisme, une opposition classique selon laquelle toute critique du positivisme juridique serait assise – consciemment ou non – sur une conception naturaliste (le droit naturel) et anti-volontariste du droit. Récusant cette alternative, François Brunet fait un pas de côté. Il dépasse la contradiction en proposant une troisième voie, celle de la science normative du droit. 

 

Au contraire de la science positiviste, la science normative reconnaît la dimension axiologique du droit. Elle lui donne sens et pense le droit en raison comme un ensemble cohérent fondé sur des valeurs communes. Pour autant, le droit n’est pas le produit de la nature, il est né d’une construction humaine. Mais cette volonté n’est jamais neutre, elle implique " la mise en forme d’une valeur : l’organisation de rapports pacifiés et justes. "   L’acte de volonté n’est pas un fait brut séparé des finalités normatives qui déterminent tout ordre juridique. La normativité du droit ne saurait se réduire à la contrainte ou à la sanction. Elle repose ab initio sur des principes fondateurs qui s’imposent à la science du droit. Faisant montre de la " rationalité axiologique "   de la normativité juridique, l’auteur s’inscrit en faux contre l’interprétation positiviste de la " loi de Hume " selon laquelle les valeurs à raison de leur caractère subjectif seraient inaccessibles à la connaissance. Assurément, l’opus de François Brunet opère, de ce point de vue, une véritable rupture épistémologique. Il (re)met la pyramide kelsénienne sur ses pieds en montrant que la science du droit peut connaître des valeurs. Si le jugement de valeur n’est pas exclu du logos, l’axiologie n’est plus disqualifiée du côté des émotions irréfléchies et irrationnelles. Elle bascule vers celui de la science normative…

 

A la différence du droit naturel, la science normative ne conteste pas l’artificialité du droit. Mais à la différence du positivisme, elle prend ses distances avec une conception purement volontariste de la normativité juridique. Car la volonté seule ne suffit pas à créer la norme. De façon saisissante, François Brunet montre que la puissance normative du droit est avant tout une affaire de langage. La normativité juridique puise originellement sa source dans le discours du droit, dans le pouvoir langagier des mots. Revisitant la théorie des actes de langage, il pointe la synonymie entre performativité du langage et normativité juridique. Les mots ont un sens et c’est en cela qu’ils produisent leur effet normatif. A l’exemple de la promesse, c’est l’énonciation de la norme ajoutée à sa dimension fiduciaire qui produit son effet dogmatique et crée ipso facto l’obligation. En définitive, on peut, pour ramasser la pensée de l’auteur, paraphraser la fameuse formule du livre éponyme d’Austin : How to do law with words.

 

En procédant geometrarum more, cette nouvelle épistémologie de la science du droit prend donc les valeurs au sérieux tout en se gardant de les entourer d’un halo théologico-juridique. Au fil des pages, l’auteur échafaude les fondations d’une pyramide axiologique des normes instituée – i. e. " tenue debout " – sur le socle des principes de raison et de cohérence. Au fondement de la normativité juridique, il jette un éclat salutaire sur le principe de liberté au sens moderne et libéral défini à l’article 4 de la Déclaration du 26 août 1789. Force est en effet de reconnaître que sans liberté, il n’y a pas de normativité juridique mais seulement des rapports d'asservissement et de violence physique. Corollairement, François Brunet dresse le principe de dignité humaine au rang de principe de la normativité juridique. Car il touche, selon lui, à son roc substantiel : " […] la normativité juridique apparaît a minima comme une forme destinée à des êtres humains libres. Par conséquent, on peut estimer que transiger sur la dignité humaine revient non seulement à transgresser une norme juridique, mais bien plus à transgresser la raison d’être de la normativité juridique en tant que telle, à remettre en cause ce pour quoi la normativité juridique a été inventée. "   Liberté et dignité humaines vont donc de pair : elles sont les axiomes principiels de la normativité juridique et de la hiérarchie axiologique des normes.

 

Confiance et normativité juridique : le fondement fiduciaire du droit

 

Mais au-delà de son contenu et de sa prégnance axiologique, quels sont les ressorts de la normativité juridique, autrement dit quel est son mode d’agir ? Pour François Brunet, le dévoilement du principe actif de la normativité juridique ne saurait se limiter à l’analyse des normes juridiques : " il existe une distance fondamentale entre la norme (et son auteur) d’une part et la réception de cette norme par son destinataire et son adhésion d’autre part. "   Au rebours de la " vulgate normativiste "   , ce ne sont, selon lui, ni la contrainte ni la crainte qui déterminent l’effectivité de la normativité juridique et expliquent l’obéissance au droit mais la confiance. Ubi jus, ibi fides : il n’y a pas de droit sans confiance. Tel pourrait être résumé le cœur de sa thèse. La confiance est le liant qui fait droit et société.  " Toute société est fiducia " écrivait déjà Paul Valéry… Eminemment subjective, la dimension fiduciaire de la normativité juridique se situe aux antipodes d’une conception objectiviste de l’ordre juridique. Elle réhabilite l’idée de légitimité au sens propre – legi intimus, " loi intime " – comme source et fondement du droit   . La légitimité, c’est l’intime conviction du bien-fondé de l’ordre juridique. Ici, l’auteur s’inscrit à juste titre dans la perspective d’un droit politique hérité notamment de la théorie de l’institution de Maurice Hauriou et des travaux de Georges Burdeau, Guglielmo Ferrero, Léo Strauss, Paul Bastid, etc...

 

Néanmoins, si cette acception des ressorts de la normativité juridique au prisme de la confiance nous paraît convaincante et roborative, on peut en l’espèce regretter – tout en admettant qu’il ne s’agît pas de son objet d’étude principal – l’incomplétude de sa définition. Nombre d’auteurs ont, en effet, insisté sur le caractère insaisissable et ineffable de la confiance. Pour Georg Simmel par exemple, la confiance est un " état de foi ", une " foi sentimentale, voire mystique "   . Or comme manifestation de la foi (fides), la confiance échappe à la logique d’intérêt et au calcul rationnel. Et c’est ce caractère énigmatique et indéterminé de la confiance qui est la condition de son efficacité symbolique, voire de son existence même. Vouloir rationaliser la confiance, c’est ni plus ni moins, dissiper le mystère ou mieux, la croyance qui l’entoure et donc l’annihiler. La confiance défie les lois taxinomiques. Elle glisse entre les mots et se dérobe à toute captation conceptuelle car elle relève de l’être intuitif non de l’être rationnel   . En ce sens, la lecture perceptuelle ou phénoménologique de la confiance nous semble la plus pertinente. Mais ce n’est pas à dire qu’elle soit irréductible à la rationalité axiologique de la normativité juridique. A l’instar de François Brunet   , on peut ainsi considérer que le fondement de l’obéissance à l’ordre juridico-axiologique est la confiance dans son sens passif : faire crédit, croire. Un système juridique sera légitime dans la mesure où ceux sur qui il s’exerce acceptent son credo   et le reconnaissent comme l’élément fondateur et cohésif de la communauté politique. Cet a-priori du droit nous apparait dès lors nécessaire à la fondation et à la pérennité de l’ordre juridique. 

 

La crise de la normativité juridique : homo œconomicus vs homo juridicus

 

Le " miracle de la confiance "   enclenche le cercle vertueux et subversif de la réciprocité ; il engendre la fidélité et la loyauté des autres : " La confiance appelle la confiance, comme le mensonge appelle le mensonge " écrit Jankélévitch   . Or le désenchantement de la confiance dans nos sociétés atomisées est l’un des symptômes majeurs d’une crise anthropologique sans précédent qui affecte la normativité juridique dans son ferment fiduciaire.

 

Ce basculement du vinculum fideis à la société de défiance est mis en lumière dans la dernière partie de l’ouvrage. L’auteur y analyse avec acuité la démonétisation de la rationalité juridique à l’ère du postmodernisme au profit d’autres normativités au premier rang desquelles se trouve la normativité économique centrée sur la rationalité néolibérale   . Si le droit a pu apparaître jusqu’à une période récente comme " l’architectonique du monde social, sa structure fondamentale "   , il est aujourd’hui concurrencé et déprécié en raison de la précellence d’un économisme étroit pétri de scientisme relayé par les discours politiques et médiatiques qui attestent, à tout le moins, de leur indifférence, voire de leur mépris vis-à-vis de la rationalité juridique. Or l’extension du domaine de la marchandisation et des règles de libre concurrence au domaine du droit participe de la déconstruction de la normativité juridique et, partant, du lien social. Au nom d’une logique purement comptable et quantitative, elle donne la prime à l’hyperlibéralisme, à une normativité utilitariste qui délégitime la science axiologique du droit en tant que vecteur de progrès social, de protection et de justice. Dans un tel contexte, c’est l’absence de limites qui domine et lâche la bride à l’hybris humaine, c’est-à-dire la disqualification à la fois du normatif et du transgressif. Car l’un ne va pas sans l’autre. L’abolition de la frontière de l’Interdit efface l’idée même de transgression. Elle cède la place à la loi du plus fort, au nihilisme et à la légitimation des illégalités et de l’injustice.

 

Le diagnostic est sinistre, redoutable mais nécessaire car sa mise au jour participe de la prise de conscience. Mieux : son efficace réside précisément dans le fait qu’il contient en lui-même une partie du remède. C’est pourquoi en scrutant de façon aussi précise et lucide l’érosion de la normativité juridique, François Brunet invite son lecteur à " résister "   au paradigme anthropologique de la normativité économique et managériale aujourd’hui dominant. Pour autant, il ne se borne pas à ce constat. A ce dévoilement thérapeutique, l’auteur ajoute des pistes fécondes pour sortir de la crise. Et il les puise dans ce que Alain Supiot nomme " la fonction anthropologique du Droit "   . Quand la normativité juridique opère, la pyramide axiologique des normes est reconnue collectivement comme le fondement de la communauté juridico-politique. Or cette efficience rime avec croyance : la normativité juridique suppose la dogmaticité du droit. L’" anthropologie dogmatique " – mise en lumière par l’historien du droit et psychanalyste Pierre Legendre   – agit donc comme un impératif catégorique. Car sans fondations, sans croyances, sans valeurs partagées, l’ordre juridique ne tient pas, il s’effondre…