Deux biographies qui forment une sorte de "vie quotidienne des intellectuels de Droite au temps où Sartre sirotait des cocktails au Flore".
La parution, coup sur coup, dans une même collection, des biographies de Dominique De Roux et Thierry Maulnier, deux figures intellectuelles assez oubliées, appartenant par leur parcours, leurs convictions et leurs valeurs à ce qu'il convient d'appeler la Droite au sens large, est un pari risqué. On ne sait en effet si le lectorat va se précipiter sur ces biographies déjà anciennes,qui ressortent néanmoins en un temps où l'histoire des intellectuels s'est enrichie, depuis Michel Winock et Jean-François Sirinelli, d'une meilleure prise en compte de la place des droites dans le paysage de la pensée des années d'après-guerre. On peut cependant douter d'un engouement soudain, et c'est une raison supplémentaire et paradoxale pour consulter ces ouvrages au plus vite avant qu'ils ne soient peut-être plus publiés car ils apportent un éclairage qu'il faut bien qualifier d'historique sur la fonction littéraire dans le champ intellectuel de la droite française au XXème siècle.
Peu importe que Jean-Luc Barré, biographe renommé de Mauriac et Maritain, ancienne plume de Jacques Chirac, et Etienne De Montety, directeur du Figaro littéraire soient avant tout des spécialistes de la chose littéraire et aient voulu présenter des auteurs qui, avant tout, partageaient l'appétence de leur temps pour la poésie, la fiction et le style. Leurs héros partagèrent également, et c'est ce qui nous concerne ici, la passion intellectuelle de l'engagement – parfois distancié cependant – et c'est sous cet angle que nous chercherons à saisir, à travers eux, la figure méconnue et marginalisée de l'intellectuel de droite des années Sartre-Camus.
Il est révélateur, dans la période qui est la nôtre, qu'une telle politique éditoriale soit mise en place. On constate, peu à peu, qu'au fur et à mesure que la gauche peine à produire des idées neuves et délaisse Gramsci et l'art politique pour aborder sous l'angle technique les problèmes contemporains, qu'au fur et à mesure qu'elle perd du terrain dans le monde intellectuel où tant de penseurs se retournent contre elle et la désertent, que les historiens eux-mêmes semblent désormais réévaluer à la baisse l'importance de sa domination des années d'après-guerre.
Si l'on a sans doute péché par ignorance et esprit partisan en la posant comme monopolistique dans l'art de penser le monde, les deux biographies qui nous sont livrées ne changeront néanmoins pas le fait que la gauche ait pu dominer la scène intellectuelle par son goût et sa capacité à ériger des systèmes et des grands récits du monde. Les deux auteurs qui nous sont présentés illustrent, a contrario, une caractéristique de l'intellectuel de droite qui est de ne pas posséder, précisément, de grille d'analyse totalisante. Ceci l'amène conséquemment à adopter une stratégie de franc-tireur. S'il appartient à une famille, c'est par défaut plus que par choix, par refus plus que par élection ou dilection.
Sans doute, certains esprits ironiques et anticonformistes se retrouvèrent dans cette droite qui se définissait en ce temps surtout comme une non-gauche. Il demeure indéniable que les esprits les plus puissants et les plus systématiques ont épousé, souvent à travers la puissante machinerie du marxisme, le destin de la gauche. D'autant que celle-ci, loin du pouvoir, pouvait remplir une fonction critique et théorique. La droite, devenue conservatrice et liée aux institutions en même temps qu'elle avait franchi le rubicon de l'acceptation définitive de la République, n'était en aucune de ses factions capable d'assumer ce rôle, sauf à renouer avec un extrémisme définitivement déshonoré par Vichy et ses séides. S'il a longtemps été partial et injuste d'ignorer ce pan de notre histoire intellectuelle, il serait tout aussi faux, par un effet de balancier, de le surcoter à l'avenir. Ces mouvements participèrent de l'histoire des idées mais ils n'eurent évidemment pas l'impact idéologique des totems de l'époque, Sartre, Camus, Aragon.
Présentons brièvement les deux écrivains : l'un, Maulnier, né Jacques Talagrand est une figure que l'historien qualifiera de "sirinelliste" tant elle se situe au croisement de la problématique des deux grands ouvrages que rédigea ou dirigea J.-F. Sirinelli. En effet, Maulnier fait partie de cette mystérieuse promotion de l' ENS à contre-courant de l'atmosphère républicaine d'Ulm, qui donna à la droite et surtout à l'extrême droite des figures de proue.
Il fait également partie de ces intellectuels d'Action française qui ne parvinrent jamais à renier totalement leurs idéaux de jeunesse et pour lesquels l'enseignement de Maurras demeura une sorte de boussole tout en se coulant dans le moule d'une droite assagie et quelque peu embourgeoisée. Pourtant Maulnier, malgré certaines ambiguïtés, n'a clairement pas collaboré avec l'ennemi : il chercha même dès 1942 à intégrer un réseau de résistance et rendit quelques menus services tout en continuant à écrire dans l'Action française. Il n'a pas sombré dans le déshonneur total de ses condisciples Brasillach ou Bardèche, ce qui lui a permis de demeurer écouté et de devenir une figure importante de la presse de droite, du Figaro, dont il fut une des grandes signatures avec Aron.
Si Maulnier fut un intellectuel installé, auréolé du brevet de la rue d'Ulm, si l'on peut ainsi rapprocher culturellement ce dernier de Montherlant et de Maurras comme figure d' un jansénisme agnostique et d'un catholicisme positiviste et politique, il en va différemment de Dominique de Roux. Ce dernier est une figure plus marginale, ayant pour sa part échoué au baccalauréat, et ne présentant nullement les stigmates ou les lauriers, selon le point de vue, de la réussite scolaire. De Roux est un personnage malrucien et célinien tout à la fois, une sorte de gnostique converti au gaullisme, un aventurier à la phrase cinglante et lapidaire, qui fut proche d'Abellio et attiré par un ésotérisme hermétique.Il alla jusqu'à frayer avec le diable, qu'il se nommât Julius Evola ou Ezra Pound, avant de revenir aux horizons plus concrets et de chanter le style du Général De Gaulle à l'opposé du triste pamphlet de Jean-François Revel.
On trouvera chez de Roux des caractéristiques que résume le titre d'un de ses ouvrages les plus connus et les plus forts: Immédiatement. Un goût de la vitesse et de la malséance, une certaine tendance à la provocation et au refus des modes et théories en vogue du milieu littéraire. Tout cela s'accomode de la création d'une des revues les plus influentes de son temps, qui demeure un modèle du genre : Les Cahiers de l' Herne. De Roux ne s'est jamais soucié des chapelles politiques et représente cet anarchisme de droite aristocratique et populaire tout à la fois, qui demeure fasciné par la figure du héros, qu'il soit grand homme ou génie littéraire, chef de guerre ou poète maudit.
On ne les lit certes plus guère, sans que l'on puisse d'ailleurs toujours crier à l'injustice, même si certains textes de De Roux méritent le détour et si le Racine de Maulnier demeure ce qu'on a écrit de mieux avant Barthes. Certains esprits rétifs au structuralisme diront même qu'il le demeure depuis. Ces deux biographies sont néanmoins idéales pour nous poser la question suivante : que signifiait être un intellectuel de droite aux temps où Jean-Paul Sartre régnait sur Saint-Germain-des-Prés ?
Dialogues de l'apollinien et du dyonisiaque
D'une part, un méta-gaullisme mâtiné de prose célinienne, d'autre part un classicisme racinien à l'économie de moyens toute janséniste : les influences littéraires des deux hommes paraissent ainsi rigoureusement opposées et répondre à deux logiques du rapport de l'art à la vie.
Maulnier, qui publia en son temps un livre sur Nietzsche, est ainsi l'incarnation d'un idéal apollinien qui trouvait sa traduction dans son imaginaire politique certainement dans la prière sur l'acropole de Maurras . Le classicisme grec a pu servir de modèle à ces zélateurs de l'ordre, oublieux pourtant de la nécessaire modération, du point d'équilibre, la phronesis propre à cette culture.
La rigueur racinienne et pascalienne lui est également une source de réflexions littéraires et philosophiques. Littéraires, d'abord, car l'un comme l'autre, par une économie de moyens et un sens du clair-obscur, appartiennent à ce Grand XVIIe siècle qui demeure dans l'histoire intellectuelle des droites une référence, non seulement comme cette autre apogée du classicisme succédant à l'univers grec, mais encore comme ferment de revendication de la liberté de l'individu contre l'Etat à travers le jansénisme. Qu'un grand intellectuel de droite contemporain comme Marc Fumaroli ait trouvé dans l'iconographie et la pensée de ce temps un fil conducteur à sa réflexion, ou qu'un vieux maurassien comme Pierre Boutang ait consacré à La Fontaine un essai sur sa politique montre la permanence d'une nostalgie de l'âge classique à droite.
Chez Maulnier, le classicisme, c'est bien sûr, et avant tout, une incarnation du génie national et Racine, le prophète de ce génie. Quand Maulnier parle de Racine, il faut le prendre au mot, il parle de la France, celle qui a un caractère propre lié à une histoire et une géographie physique, celle que De Gaulle va marier de force avec la République par la grâce de la Libération et du récit de la résistance. Il parle aussi, et surtout, de cette attitude morale qui fonde le classicisme, cette volonté de s'affirmer à travers la règle et l'économie de moyens tout en posant l'individu isolé. Lukacs aurait dit que Maulnier avait une vision bourgeoise du Grand Siècle comme époque par excellence de la naissance de l'individu à travers le sujet et l'ego comme problème. Pascal lui sert à poser le sujet métaphysique face à l'infini et à infirmer que l'on puisse partir néanmoins d'autre chose que d'un moi rendu haïssable pour penser le monde. Il y a le sujet et il y a la loi, la règle, et de ces deux extrêmes et de leur conciliation naît le classicisme et un modèle de société fondé sur l'individualité et l'ordre.
La dialectique du sujet et de la règle est au coeur de cette esthétique qui se déploie premièrement dans les oeuvres de Malherbe et trouve son accomplissement dernier chez Baudelaire, grand conservateur politique. Il s'agit toujours de couler l'individu dans le contenant d'une discipline poétique et d'en organiser la fusion dans l'oeuvre. La soumission commune à la règle permet alors de marquer la distinction et de hiérarchiser l'individu, soumis cependant à des conditions similaires d'exercice de l'art. Intellectuel passéiste, Maulnier demande ainsi à la littérature de remplir une fonction contradictoire qui est de conserver et d'affirmer tout à la fois, de singulariser en unifiant. De cette tension naît finalement cette passion du style comme accomplissement d'un auteur et dépassement de la règle, différenciation au sein de l'identique. Maulnier demeure du côté de chez Proust, Flaubert ou Saint-Simon, dans l'approfondissement de la forme, dans le frayage méthodique d'une voie.
Au contraire, intellectuel dyonisiaque qui donne aux vertus de l'ivresse des cimes tout leur prix, De Roux est dans l'affirmation du style comme brisure, coupure, voire sécession. Il est du côté de la déstructuration de la forme par laquelle passe la vraie affirmation du sujet ; il est l'homme des thématiques fortes, de la "pornographie" gombrowiczienne, du délire célinien ou de l'imprécation inspirée d'un Bernanos. Altruiste en matière littéraire, autant que profondément égotiste en privé, découvreur de talents et laudateur des grands hommes, De Roux construit à travers l'oeuvre des autres sa propre légende.
Question de tempérament, il aimera toujours les aventuriers déchus, les perdants même lorsque leur cause est indéfendable. Au fond, l'écrivain fétiche de De Roux aurait pu être Von Salomon. D'où, on l'ignore trop, une admiration profonde pour Jean Genet, styliste et réprouvé, qu'il fréquenta régulièrement, le reconnaissant à juste titre comme un des grands du XXème siècle.
Baroque, de Roux l'est par ses formules légèrement ampoulées, qui possèdent une dimension de mise en scène et d'artificialité. Il l'est aussi par son caractère virevoltant, ses retours sur lui-même permanents et son enthousiasme. Il ne pouvait que rencontrer Céline, ce baroque ultime, qui, à travers ses phrases courtes et ses points de suspension, n'a jamais fait que développer des motifs torsadés, retournés, dérivés, déformés pour construire un monumental ensemble. Il l'est également par son souci de "prendre congé" – le mot est de lui – et de repartir toujours d'un point nouveau. Le contrepoint serait la technique musicale qui dépeindrait le mieux De Roux dans un questionnaire de Proust.
Son goût du voyage, sa découverte des nouveaux mondes, son amour du Portugal et de l'Afrique lusophone est un témoignage indéniable de la vocation de découvreur de cet internationaliste de droite au pays de l'architecture baroque la plus indomptée. Chez lui, rien d'enraciné ni d'embourgeoisé, mais rien non plus de la communion des romans du Malraux d'avant-guerre ou de la gravité métaphysique des essais ultérieurs. Le cavalier De Roux ne goûte guère les vertus théologales athées du ministre de la Culture du Général, dont tant de choses auraient pu le rapprocher, et envers lequel il demeurât toujours d'une rosserie certaine.
Sa fascination pour les marges, et d'abord les marges politiques, le verra se faire traiter de fasciste. Mauvais procès, cependant. Il est surtout très indifférent aux à-côté de la littérature, quitte en effet à être frappé d'une certaine insouciance coupable.
C'est l'un des points communs entre les deux hommes : cette facilité à s'affranchir du poids de l'histoire, cette légèreté qui finit souvent par s'apparenter à une forme d'inconscience ou d'indifférence qui avoisine la cécité. Continuer à écrire dans l'Action française en 1944 ou louer Julius Evola procèdent de cette forme d'esthétisation pure et détachée qui est le revers de leur attitude et de leurs idées. Comme Gide, ils sont effrayés par ceux qui osent placer quelque chose au-dessus de la littérature. On les trouvera par exemple, à la différence d'un Maurice Blanchot, imperméables au retour sur soi et surtout indifférents à la question de la culture après Auschwitz. Il y a ainsi chez De Roux, dans sa volonté de publier intégralement Céline, une volonté consciente de sacrifier l'histoire et l'éthique sur l'autel quelque peu païen d'une esthétique pure. Sacrifice qui avait pu mener certains, il est vrai, au fascisme. Toutefois De Roux est de cette droite trop aventurière et libertaire pour être raciste, ce qui la limiterait dans l'affirmation de sa liberté par des entraves à la pensée.
L'écrivain de droite a une dimension amorale qui a ses charmes : elle lui ôte tout sectarisme et lui permet de naviguer dans des eaux plus diverses, plus troubles et sans doute plus stimulantes. Mais elle lui ôte également un certain sens du tragique et surtout de la responsabilité ou de l'histoire. Tout ce qui fait que l'on aime Michelet ou Malraux pour ce surcroît de passion et ce besoin de justice.
C'est à la lecture de ces deux biographies quelque chose qui frappe quelque peu négativement : on perçoit une certaine absence de compassion, une capacité d'indifférence qui confine à l'insensibilité. Dans ces parcours, il y a quelque chose du hussard de Giono qui parcourt un territoire gagné par le choléra, à la fois désinvolte et soucieux de jouir de l'instant, persuadé que la mort gagne de toute façon, secrètement réjoui d'être vivant au sein des décombres.
Déploration des temps et affirmation du Moi
Entre les deux hommes, il n'existe cependant pas que des oppositions de styles ou d'idées : il existe aussi un socle commun qui permet de comprendre le rapport étroit qui unit droite et littérature dans l'imaginaire culturel de celle-ci. Faut-il rappeler ici que ni Proust, bien que dreyfusard, ni Céline, bien qu'anarchisant, ne furent des hommes de gauche, et que la littérature française du siècle dernier connut ses plus grands critiques à droite, comme Léon Daudet.
Alain-Gérard Slama soulignait avec brio la fonction politique de la littérature au sein des droites dans son article devenu classique intitulé "Portrait de l'homme de droite" qui allait clore, comme un signe, à travers le rapport entre politique et littérature, cet indispensable ouvrage. Son analyse montrait que l'intellectuel de droite porte ainsi avant tout autre signe celui du deuil des anciennes communautés organiques, et ce, depuis Joseph de Maistre. C'est là sa fonction majeure : s'inquiéter de la disparition de son monde, traquer les dérives du progrès, préserver ce qui peut être sauvé du désastre. Or, le sentiment d'effondrement, qu'il soit vécu dans la catastrophe et la débâcle de Sigmaringen pour Céline ou dans le vieillissement des êtres en milieu bourgeois chez Proust, à travers sa remémoration impromptue du passé, a partie liée avec cette vocation politique de conservation. Cette dernière implique une forme poétique, littéraire de déploration. La littérature de droite est naturellement décliniste, spenglerienne, rien ne lui est plus étranger que la conception linéaire du progrès ni même que la survenance messianique d'une révolution salvatrice. Cette pensée d'après-guerre n'a plus l'énergie barrèsienne. Au contraire, elle est sceptique par essence. Dans notre époque qui ressent parfois à juste titre un effilochage supplémentaire des liens qui nous unissent sous les effets de diverses dérégulations économiques, sociales ou institutionnelles, ces thématiques semblent adopter davantage l'air du temps que la croyance aux lendemains qui chantent et au lyrisme de cet écrivain de gauche par excellence qu'est Victor Hugo.
Il s'agit donc d'une littérature à vocation mélancolique, quels qu'en soient les thèmes et les formes. Pour prendre une métaphore musicale, elle s'étend du tombeau au dies irae. Elle confond la corrosion du temps sur les êtres, l'irréversibilité des choix avec le sentiment de perte collective des habitudes, des rites ou croyances qui fondent la communauté. Quand Brasillach écrivait "comme le temps passe", il représentait, par cette phrase banale transformée en récit, l'essence de la littérature de droite et sa tentation esthétisante qui, chez lui, mourut en un engagement fascisant. Ces auteurs savent évoquer avec un talent évidemment bien supérieur au commun des mortels ce banal réflexe, mais on peut se demander si cet horizon limité n'a pas aussi représenté la frontière qui séparait précisément le talent du génie chez nombre d'entre eux.
Il s'agit également, derrière deux paravents de différentes formes et couleurs, d'une manière assez semblable d'affirmer l'individu face au groupe ou à la masse, de hiérarchiser le monde et de revendiquer la figure du héros plus que du sage ou du saint. Pour eux, la littérature est fondamentalement une aristocratie des âmes bien nées qui nécessite une critique du jugement. L'importance de la critique littéraire chez ces deux auteurs nous ramène à son rôle cardinal dans ce mouvement conservateur qu'est le romantisme. Cela nous ramène ainsi à ce rôle de la critique comme ordonnancement d'une hiérarchie des oeuvres, des styles et des hommes. Eduquer le goût, c'est sauver, rendre inaltérable une permanence du passé ou ancrer dans le classique ce qui se présente comme nouveau. Claudel, critique et laudateur de Rimbaud, est une figure de ces auteurs aspirant à faire du modernisme révolutionnaire un sujet de statuaire classique. Ceci explique aussi, chez Maulnier comme chez De Roux, ce rôle fondamental de critique ou d'éditeur comme un rôle de prescripteur et donc de "précepteur des Humanités".
Portraits de l'Intellectuel de droite en Janus
Un mot pour conclure sur la valeur des deux livres eux-mêmes qui, en plus de nous aider à réfléchir sur cette passionnante question du rôle de l'intellectuel de droite, présentent une valeur qui leur est propre.
Il faut convenir toutefois d'une certaine disparité entre ces deux écrits qui ne s'explique pas uniquement par la vie plus conformiste de Maulnier. De Montety, dans sa préface, évoquait avec une grande justesse que son héros ne devait pas tant être apprécié pour son oeuvre que comme témoin d'un certain type d'intellectuel d'une époque. Son personnage requiert de la profondeur d'analyse et de la mise en prespective, ce qui était en effet théoriquement le bon moyen de nous captiver.
Force est de constater que son programme n'a pas toujours été suivi d'effet et que cette biographie bien écrite se révèle trop linéaire et évènementielle, à défaut de problématiser et de contextualiser de manière suffisante. La préface résonne de ce fait un peu comme un long regret. En outre, on passe un peu vite sur les engagements les plus gênants de Maulnier. On sent un peu de poussière remise sous le tapis, car ceux qui connaissent les revues d'avant-guerre où collaborait le chroniqueur du Figaro peuvent difficilement croire en un portrait parfois trop édulcoré d'un homme qui à cette époque expliquait : "Nous nous sentons plus proche d'un national-socialiste allemand que d'un pacifiste français" . Néanmoins, quelques excellents passages peuvent être soulignés, comme cette description d'un Maulnier incarnant l'aile la plus sociale, proche du cercle Proudhon, d'une Action française radicalisée. On s'aperçoit d'ailleurs que c'est Maurras lui-même qui limita l'expression de cette frange qui effrayait les bourgeois.
Quant à Jean-Luc Barré – ce n'est pas une surprise tant son talent de biographe est reconnu –, il parvient encore une fois à entrelacer un récit passionnant et profond avec de nombreux extraits d'oeuvres ou de lettres puisées aux meilleures archives. Le travail d'écrivain et d'historien est irréprochable mais le personnage de De Roux est trop franc-tireur, trop aventurier pour qu'à travers lui on puisse tamiser une époque, un milieu, un parti. On ne discernera à travers son destin individuel que lui-même. Et disons-le, Jean-Luc Barré n'arrive pas totalement à nous convaincre de l'importance de l'écrivain ni à rendre son héros toujours très attachant, tant le narcissique De Roux, sorti de la rédaction des Cahiers de l'Herne, ne semble capable d'appréhender l'autre qu'à travers le récit de sa propre légende. Difficile de pleinement aimer De Roux quand on aime Malraux, et réciproquement. On croisera certes également l'atmosphère un peu kitsch et pompidolienne du sartrisme finissant, fait de nouveaux philosophes, d'écrivains flamboyants et médiatiques comme Jean-Edern Hallier ou Philippe Sollers, de maoïstes germanopratins et de situationnistes divers et variés. Tout cela n'est ni assez récent ni assez ancien pour nous convaincre que l'époque était autre chose que ludique. C'est d'ailleurs une des clefs de l'engagement ultérieur de De Roux auprès de Jonas Savimbi , cette volonté de donner consistance à un destin dans une époque qui n'était, au fond, pas très sérieuse.
A travers ces deux biographies, on mesure l'importance considérable et toujours active, toujours sous-jacente, de la pensée de l'Action française dans l'imaginaire intellectuel des droites et aussi comme modèle de groupe d'opinion développant à la fois une politique, une morale et surtout une esthétique. Certes, De Gaulle lui-même ne fut selon certains qu'un maurrassien qui aurait accepté finalement la République, mais de ces deux biographies ressort clairement l'impact qu'imprima à la formation de l'esprit des intellectuels de droite la doxa et, dans le cas De Roux, les réseaux familiaux et relationnels du mouvement monarchiste.
Une histoire sociale des intellectuels de Droite reste à écrire, mais nous avons là certainement deux pierres d'angle possibles pour la construction d'une définition historique et sociologique d'un idéal-type, pour la France du XXème siècle tout du moins