Stimulant, foisonnant et (forcément) incomplet, ce faux mode d’emploi est surtout un vrai livre du critique de cinéma Jean-Baptiste Thoret.
Un faux mode d’emploi
A première vue, on s’étonne quelque peu de voir Jean-Baptiste Thoret écrire un mode d’emploi du cinéma contemporain, publié dans une collection qui a déjà livré des guides sur le design, l’art, la mode ou l’architecture. Plus connu pour son culte voué au Nouvel Hollywood et ses travaux passionnants sur le cinéma de genre (John Carpenter, Dario Argento, les films de zombies, etc.), Thoret ne semble pas être a priori l’auteur le plus indiqué pour se conformer aux lois canoniques du mode d’emploi, et exposer, avec l’exhaustivité que l’on attend de ce genre d’entreprise, les nouvelles "normes" du cinéma contemporain dans son ensemble. Mais ce serait oublier, déjà, qu’il en est un des premiers observateurs, par son activité de critique (sur France Culture ou dans Charlie Hebdo). Ce serait oublier, aussi, que son ouvrage sur le Cinéma américain des années 70 parvenait à proposer, à travers le panorama historique qu’il exposait, un véritable point de vue, gouverné par une captivante théorie de l’énergie.
Aussi ce présent ouvrage se veut-il moins un manuel (vainement exhaustif et objectif) qu’un guide qui, sans nous imposer le chemin, oriente notre visite à travers la "discipline vivante" que constitue l’histoire du cinéma. Derrière la sage forme du mode d’emploi, avec ses huit entrées de rigueur (thèmes, genres, dates clés, cinéastes phares, films à retenir, …), l’ouvrage est bien un livre de Jean-Baptiste Thoret, guidé par une focale, et un parti pris. Celui de "faire circuler les images entre elles par-delà les hiérarchisations dures" en redonnant une place aux "soliti ignoti" de l’histoire, au nom d’un démocratisme qui n’a rien d’un caprice, mais qui témoigne lui-même de l’approche décloisonnée dont commence à jouir en France le Septième art. Thoret rappelle à juste titre que le porno japonais ou les monstres de la Hammer se voient désormais ouvrir les portes des sanctuaires du Centre Pompidou et de la Cinémathèque. Première leçon de ce mode d’emploi qui s’adresse aussi bien aux étudiants de ciné de première année qu’aux amateurs déjà bien éclairés : l’histoire du cinéma est avant tout une affaire de goûts et de sensibilités, qui résiste à une illusoire globalité autant qu’aux classifications définitives. En filigrane, c’est aussi l’histoire du regard sur le cinéma qui se dessine, qui dévoile ses nuances, et qui s’ouvre peu à peu à la prodigieuse "vulgarité" d’un art populaire, démantelant par le bas les hiérarchies ordonnées par l’intelligentsia.
Un cinéma de la filiation
Un premier feuilletage rapide du livre ne manquera pas d’intriguer, qui glisse le visage d’Ingrid Bergman entre ceux de Scarlett Johansson et d’Émilie Dequenne, accole un photogramme du Outer Space de Peter Tscherkassky à une image du Magicien d’Oz de Victor Fleming (faisant ainsi un bond de soixante ans d’une page à l’autre), passe dans le même chapitre de Murnau à Judd Apatow. Qu’est-ce donc que le contemporain s’il embrasse la quasi totalité de cet art somme toute encore jeune qu’est le cinéma ? C’est à cette question évidente, essentielle que le premier chapitre ("Le cinéma contemporain, qu’est-ce que c’est ?") esquisse des réponses, qui seront prolongées dans le deuxième chapitre ("Qu’est-ce qui change ?"), déroulant le fil d’Ariane qui va structurer le voyage proposé par l’auteur dans l’immense labyrinthe du cinéma contemporain : la filiation, et tout ce qui en découle, flux, circulation, matrice et, a contrario, rupture.
Nous sommes tous des "ciné-fils" (selon l’expression de Serge Daney), à commencer par les réalisateurs eux-mêmes, qui sont nés et ont grandi avec les films, en ont parfois été les critiques (Dario Argento, Joe Dante, Park Chan-wook), pour finalement en créer de nouveaux ayant le cinéma en toile de fond. Le cinéaste contemporain est celui qui exploite le vaste héritage de ses pères, qu’ils se nomment John Ford, Jean-Pierre Melville ou Luis Bunuel (les trois pères fondateurs de la contemporanéité selon l’auteur). Il extrait de la vaste cartographie d’images qui le précède des modèles, comme autant de boussoles esthétiques à partir desquelles il pourra, aussi, mesurer son propre écart. Car il est également conscient, surtout, de son époque, de son temps, qui lui font reconsidérer ses motifs, ses figures et ses thèmes à l’aune des préoccupations nouvelles de la période historique qui l’accueille, soit, en gros, les trente dernières années.
Le qualificatif même de "contemporain" ne suppose-t-il pas immanquablement la question de la période et de la simultanéité ? S’il n’est pas possible de fixer des bornes historiques au "cinéma contemporain", de dater précisément sa naissance (située très vaguement et sans dogme quelque part dans les années 80), il faut le considérer, d’abord, comme un cinéma du présent. Présent, c’est-à-dire capable de manifester le maintenant tout en gardant le passé dans son rétroviseur et l’avenir dans sa ligne de mire. Entre des formes en héritage et la nécessité d’être suffisamment intemporel pour résister à l’épreuve du temps, le film contemporain, résume Thoret, est celui qui est "à l’heure" dans sa manière d’envisager les hommes et le monde et, en même temps, qui est amené à durer.
S’il recoud sans cesse les fils de la filiation, cherchant, traquant dans l’image d’aujourd’hui la trace de celle d’hier, liant James Gray à Coppola, Malick à Vidor ou Flaherty, Gaspar Noé à Kenneth Anger, et même Kechiche à Cassavetes, Thoret fait aussi état d’une sorte de cousinage qui relie entre eux les cinéastes récents et les distingue, par la nuance, de leurs aînés. La parenté est d’abord à observer dans une thématique commune et globalement désenchantée, tissée de solitude, de mélancolie, de désœuvrement et de perte de repères, à l’heure où la mondialisation fait vaciller l’identité, qu’elle soit individuelle ou collective. Le deuxième chapitre expose ces obsessions : démocratisation du cinéma, incomplétude du monde, quête du sens, critique du capitalisme et de la société de consommation (véritable "leitmotiv du cinéma contemporain" ), goût de la vitesse, réaffirmation identitaire par un repli dans des bulles abritant du monde anxiogène (le cinéma de banlieue français, ou les mondes oniriques de Wes Anderson), bulles immersives qu’exacerbent les effets spéciaux. Souvent frustrant (parce qu’il joue le jeu du guide qui ne peut prendre le temps de se complaire dans les analyses détaillées), ce chapitre (et les autres) retourne toujours à l’image, donne d’abord envie de (re)voir les films. (Il faut ici souligner la riche iconographie de l’ouvrage qui réactive nos mémoires cinéphiles de plus de deux cent illustrations.)
Éloge du subjectif : l’obsession de la forme (américaine)
On retrouve là les marottes de Jean-Baptiste Thoret : peu enclin à développer sur le retour du mélodrame (limité à une liste de films sans approfondissement), il s’attarde plus longuement (huit pages) sur la violence et l’horreur, devenues systémiques, avec la pertinence qu’on trouvait, déjà, dans ses ouvrages précédents. Cette tendance à approfondir les thèmes et motifs de ses cinéastes fétiches, essentiellement américains, matrices de l’imaginaire contemporain, se prolonge dans les chapitres suivants : "Si par goût vous aimez…" explore ce qu’il reste des genres, des mutations du western à l’apparition du teen-movie (peut-être le dernier des genres éclos), de la mutation de l’érotisme en pornographie à l’introduction de la question écologique dans la SF ; "Question de style" est consacré aux Grandes Formes, du classicisme au Film noir en passant par le réalisme poétique et le maniérisme. S’il consent à faire quelques détours par Bollywood et le néoréalisme italien, ou se résout à évoquer les "pensums bourgeois de Catherine Breillat" , l’ensemble de l’exposé de Thoret a élu un centre géographique, culturel, idéologique et esthétique, les États-Unis, et lui a donné deux étapes historiques fondamentales : l’assassinat de JFK et le 11 septembre. A l’image des écrans du monde entier, l’imaginaire hollywoodien phagocyte donc les pages de ce livre.
La persistance de cette focale a ses qualités et ses défauts qui, dans les deux cas, ont l’avantage d’affiner, confirmer, titiller ou offenser la conception même que le lecteur peut se faire du cinéma contemporain. Le point de vue américano-centré de Thoret expose une autre histoire du cinéma, détachée du traditionnel et persévérant clivage, soutenu par le diptyque deleuzien , entre "classique" et "moderne" – ici moins des catégories insurmontables que des "grandes formes", au même titre que le baroque ou le réalisme social. On sent une volonté de l’auteur de se tenir à l’écart de cette conception du cinéma établie sur la rupture, que sous-tendent les bouleversements européens orchestrés par Rossellini et la Nouvelle Vague – dont, au passage, il minimise l’influence en la limitant à une date clé (au même titre que la sortie de Gorge Profonde ou Independence Day). Godard et ses compagnons de l’époque, Truffaut ou Chabrol (pour ne citer qu’eux), sont, de façon révélatrice, beaucoup moins cités que Ford, Tourneur ou Welles. Certains, comme Rozier, sont carrément laissés de côté. Ce sont ici Carpenter et Cimino, De Palma et Peckinpah qui soutiennent les fondations de nos images. Car, rappelons-le, c’est la filiation qui informe la production contemporaine selon Thoret, lequel déplace donc la grande rupture des années 50 vers la relecture critique et inspirante qu’amorcent les années 60 .
Aussi l’auteur prolonge-t-il son exploration matricielle en revisitant le cinéma depuis sa naissance dans les chapitres 5, 6 et 7 qui, respectivement, présentent des premières fois, des dates repères et vingt films matrices, toujours envisagés à travers le prisme de la subjectivité. Comment Freaks a inspiré la contre-culture, comment Blow Up a montré que l’image ne va plus de soi, comment Melville a marqué la figure du tueur hongkongais, comment la 3D prolonge le zoom, comment Tati, lui-même inspiré par le burlesque, a enclenché la critique de la mondialisation, etc.… Autant d’esquisses que chacun ira approfondir selon ses affinités. A nouveau dans ces pages, les USA tiennent la barre et ne la lâcheront pas dans le dernier chapitre qui propose, plutôt qu’il n’impose, trente cinéastes contemporains à retenir (dont la moitié vient des Etats-Unis), dont il permet de nuancer les obsessions communes en se penchant sur le style de chacun : ainsi la mélancolie de Fincher n’est pas celle des Coen ou de Jia Zhang-ke. D’emblée, Thoret précède le lecteur en confessant des manques : oui, il a fallu choisir, et bien des réalisateurs ne pourront être conviés. Ce choix s’établit sur deux critères : les cinéastes encore en activité (Eastwood peut alors y trouver sa place), et le goût affirmé de l’auteur pour les créateurs de visions et de formes . Et de fiction, pourrions-nous ajouter, car les films documentaires ou expérimentaux (notamment) n’ont que très peu droit de cité dans ce "cinéma contemporain" (on y reviendra).
Failles du subjectif : la négation du réel (auteuriste)
C’est là que quelques manques bien compréhensibles commencent à se transformer en lacunes problématiques qui laissent échapper des pans entiers et pourtant capitaux du cinéma contemporain. Globalement, les cinémas périphériques qui éclosent pourtant largement à partir des années 80 ne sont guère mentionnés. Les belles filmographies d’Iran (Abbas Kiarostami n’est jamais cité !), d’Argentine, de Russie sont écrasées par les indispensables Lynch, Tarantino ou Mann (ou la bien plus dispensable Kathryn Bigelow), et aucun cinéaste africain n’est invité. Dumont, Kechiche et Noé défendent le drapeau français, ce dernier étant, selon l’auteur, le seul à faire d’intéressantes propositions "dans le paysage formel plutôt assoupi du cinéma français contemporain" . Car à force de traquer les visionnaires, Thoret délaisse, volontairement, ce cinéma d’auteur contemplatif, poétique et/ou réaliste, qu’il abandonnait dans une tribune de Libération à un académisme hypocrite. Ce cinéma-là prône la lenteur au lieu de la vitesse ; le quotidien et le banal au lieu de la fiction et de ses héros ; le mutisme et la contemplation au lieu du bruit et de la fureur. Oui, ce sont là, en effet, des motifs et des figures qui hantent le cinéma d’auteur qui prend le risque, il faut le reconnaître, de flirter avec le stéréotype si on le considère uniquement, comme le fait Thoret, comme le double inversé du cinéma industriel et donc, sous l’angle de la rupture, cette rupture qu’il tend à rejeter. Pourtant, ce cinéma est aussi une affaire de filiation, héritier de Rossellini, Epstein, Murnau, disciple de Pialat, de Loach et du Free Cinema, vite jetés dans le même sac du réalisme social, et qui n’auront pas ici les mêmes égards qu’un Romero ou qu’un Scorsese.
C’est que Thoret n’a guère d’affinité avec le cinéma du réel. On (re)notera à cet égard l’absence flagrante et gênante du documentaire, hormis les remarques sur le composite Grizzly Man d’Herzog , porteur, justement, des stigmates du faux documentaire à la Cannibal Holocaust ou Le Projet Blair Witch. Qu’on les aime ou non, Johan Van Der Keuken, Pedro Costa, Jean-Marie Straub, Jafar Panahi, Apichatpong Weerasethakul, Idrissa Ouedraogo ne nous en disent-ils pas autant que Paul Thomas Anderson, Paul Verhoeven et Lars Von Trier sur "le faisceau des ténèbres" que reçoit le contemporain en plein visage et qui provient de son temps ? Il faudrait presque un co-auteur, plus sensible à ces cinématographies un peu trop rapidement jugées élitistes, pour compléter le néanmoins érudit et captivant panorama que présente l’auteur dans ces deux cent cinquante pages. Mais ce ne serait alors plus vraiment un livre de Jean-Baptiste Thoret, qui, à la suite de Serge Daney, nous confirme que voir des films, et écrire sur eux, constitue un dialogue intime entre soi et les images "qui nous regardent", un dialogue qu’il faut assumer jusqu’au bout.